Une vie, un rêve
Mohammed Khaïr-Eddine
Vivre sur une terre en perpétuelle mouvance, agitée, très froide malgré le soleil somptueux qui la réchauffe presque toute l’année, et cependant mourir à petit feu, se voir refuser la parole, l’outil, les fruits de cette terre qu’on aime et pour laquelle on sue de l’aube au crépuscule, voilà ce que subit mon peuple depuis longtemps, voilà pourquoi il manifeste sa colère solaire assez souvent. Il ne s’attaque point aux personnes fussent-elles ses pires ennemis, mais à ce qui les fait être ce qu’elles sont, à leurs possessions, à leurs armes financières. Ainsi, il les affaiblit et les place en situation de grande précarité pour les forcer à vivre ce qu’il vit lui-même, à ressentir la même angoisse insupportable, le même désarroi flagrant et le même amour pour cette terre que nos ancêtres adoraient plus que les banquiers actuels, les dépeceurs, les vampires qui crottent sur elle, l’ayant dépouillée et traînée dans les cendres. La colère solaire du peuple, je la vis flamboyer un jour à Casablanca dans les hauts quartiers populaires. Des marées d’hommes brisaient tout sur leur passage. Des coups de feu éclataient sporadiquement mais ce n’était pas le peuple qui tirait. On incendia des commissariats et des stations-service, des autos et des trolleybus. Un hélicoptère rouge survolait cette houle flambante.
Toute la nuit, j’entendais le crépitement des mitrailleuses. Je vis même un policier en tenue tirer d’un fourgon sur un gamin de sept ans qui lui avait jeté une pierre. L’enfant ne fut pas touché, seul le rideau métallique d’une boutique fut transpercé pas la balle. Il faut se demander pourquoi un enfant de sept ans jette des pierres à des fourgons de police ! ce jet de pierre, l’enfant savait qu’il ne tuerait personne. Quant au flic en question, il savait que sa balle pouvait atteindre l’enfant ou quelqu’un d’autre. Le peuple se réveille mais il n’n’assassine pas, il prévient seulement ses tortionnaires qu’il lui faut des gens issus de lui pour le gouverner. Mais il ne saurait indéfiniment jouer le rôle de la victime. Tôt ou tard, il refluera sur ses assassins et ce sera alors comme un grand séisme et un grand raz de marée.
Vivre dans une villa, en retrait du peuple, ce n’est bon que pour les pansus qui tremblent chaque fois qu’une clameur quelconque s’élève de la ville. J’étais allergique à toute forme de cocon, à toute existence calfeutrée, pantouflarde ou seulement prudente. Il me fallait composer avec ces gens que j’aimais pardessus tout, être avec eux à chaque moment, les écouter parler, chanter, les voir évoluer dans la rue ou ailleurs. Leurs odeurs elles-mêmes m’étaient devenues indispensables. Je hantais les médinas, les souks, les cafés et les gargotes. J’écoutais volontiers les conteurs et la flûte des charmeurs de serpents. Quand j’étais enfant, un issawi, fils de Sidi H’mad Ou Moussa, m’avait choisi parmi plusieurs autres enfants pour m’initier au langage des najas. Il m’avait entouré le cou d’un énorme haje dont les yeux me fixaient fortement et dont la langue dansotait pas très loin de mon nez. Je n’avais pas frémi, il m’eut retiré le serpent, il entonna un chant qui commençait ainsi :
Sidi H’mad Ou Moussa ghzzaouit…
Signifiant Sidi H’mad Ou Moussa dans la Zawiya, c’est-à-dire mort propriétaire de son tombeau… alors que nous, nous n’avons plus de terre, nous marchons, le regard fixé nulle part, de siècle en siècle dépossédés, traqués jusque dans notre âme… C’est pourquoi notre corps est devenu une véritable terre et une maison errante.
Adolescent, je fréquentais les ruelles sombres de la basse ville et non ville basse pour mieux faire ressortir le mépris contenu dans la pensée bourgeoise d’alors. Je passais presque toute la journée avec un poète qui habitait là et dont le père était marin pêcheur. J’appelais ce poète Nissa. Je le connais depuis le lycée. Nissa était romantique, mais un véritable romantique. Il ne jurait que par Hölderlin, Kleist et quelques autres. Il fit une conférence sur Hölderlin où il traîna dans la merde les intellectuels buveurs de bière, mais il en buvait lui-même, ce qui me faisait marrer chaque fois qu’on décapsulait des Storck ou des Cigogne. On buvait aussi de la Flag-Pils et des bières étrangères quand j’avais du fric, ce qui arrivait toutes les fins de mois. Mais je claquais tout dans les bars et les bordels des environs. Il y avait aussi à Casa, à un cette époque, un poète rifain qu’on appelait Rojo Léon. Le Lion rouge, antifranquiste déterminé mais qui traînait une nostalgie de in de siècle entre son réduit et la bouquinerie de Franco, un vieil ami devenu depuis je ne sais quoi. Peut-être est-il mort à l’heure où j’écris ces lignes. Était également là, en permanence, l’inévitable Katatoès. Il vit toujours bien qu’il ait vomi du sang noir consécutivement à une cirrhose du foie. A l’époque, il était pourtant dur à cuire, mais il oubliait quand il avait sifflé une bouteille d’anisette où il avait garé sa voiture. Comme disent les cuiteurs, la mauvaise graine s’en tire toujours. Bravo, Katatoès, continue de triper dans ce sale bled ! Nissa ne dédaignait pas la misère, il en tirait même un certain profit
La misère, dans ses plus éclatantes formes, nous apparaissait comme le plus grand degré de l’Intelligence. Une benne bourrée de détritus puants et sur quoi flottaient les ballets de mouches, installée au soleil à l’entrée d’une grand-rue populaire, comme oubliée exprès par les fonctionnaires municipaux en vue de polluer l’air, une benne abjecte nous semblait l’entrée du paradis. Nous nous arrêtions devant elle quelques instants pour voir ce que mangeait le peuple, mais nous ne voyions que des paquets gluants, des boîtes écrasées ou des bouteilles en plastique qui auraient contenu je ne sais quoi. Nous nous intéressions alors beaucoup au peuple mais sans le crier sur tous les toits, nous n’étions pas des muezzins, d’autres étaient là pour ça. Des étudiants en particulier, dont un communiste devenu je ne sais quoi, hurlaient à qui voulait entendre qu’ils pouvaient aisément gérer cette fantastique misère. Quand je dis misère, je ne rigole pas. Chez le boutiquier, des enfants envoyés par leur mère faisaient toutes leurs courses avec pas plus de cinquante centimes. A l’époque, celui qui possédait un billet de cinq dirhams était véritablement riche. Je voyais des fillettes faire leurs emplettes avec des pièces de cinq ou dix centimes. « Un peu de ça, de ceci… », ainsi de suite. Il n’y avait que nous deux pour considérer la misère comme un luxe, un luxe éclairant crûment notre conscience politique. C’est de cette façon qu’on apprend à entrer dans la vie…
Mohammed Khaïr-Eddine (1941-1995)
Ecrivain et poète marocain. Il est l’un des grands écrivains de la littérature d’expression française