A poil devant un chat
Jacques Derrida
Depuis le temps, donc.
Depuis le temps, peut-on dire que l’animal nous regarde ? Quel animal ? L’autre.
Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis – et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne.
Pourquoi ce mal ?
J’ai du mal à réprimer un mouvement de pudeur. Du mal à faire taire en moi une protestation contre l’indécence. Contre la malséance qu’il peut y avoir à se trouver nu, le sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde sans bouger, juste pour voir. Malséance de tel animal nu devant l’autre animal, dès lors, on dirait une sorte d’animal séance : l’expérience originale, une et incomparable de cette malséance qu’il y aurait à paraître nu en vérité, devant le regard insistant de l’animal, un regard bienveillant ou sans pitié, étonné ou reconnaissant. Un regard de voyant, de visionnaire ou d’aveugle extra-lucide. C’est comme si j’avais honte, alors, nu devant le chat, mais aussi honte d’avoir honte. Réflexion de la honte, miroir d’une honte honteuse d’elle-même, d’une honte à la fois spéculaire, injustifiable et inavouable. Au centre optique d’une telle réflexion se trouverait la chose – et à mes yeux le foyer de cette expérience incomparable qu’on appelle la nudité. Et dont on croit qu’elle est le propre de l’homme, c’est-à-dire étrangère aux animaux, nus qu’ils sont, pense-t-on alors, sans la moindre conscience de l’être.
Honte de quoi et nu devant qui ? Pourquoi se laisser envahir de honte ? Et pourquoi cette honte qui rougit d’avoir honte ? Surtout, devrais-je préciser, si le chat m’observe nu de face, en face-à-face, et si je suis nu face aux yeux du chat qui me regarde de pied en cap, dirais-je, juste pour voir, sans se priver de plonger sa vue, pour voir, en vue de voir, en direction du sexe. Pour voir, sans aller y voir, sans y toucher encore, et sans y mordre, bien que cette menace reste au bout des lèvres ou de la langue. Il se passe là quelque chose qui ne devrait pas avoir lieu – comme tout ce qui arrive, en somme, un lapsus, une chute, une défaillance, une faute, un symptôme (et symptôme, vous le savez, cela veut dire aussi la chute : le cas, l’événement malheureux, la coïncidence, l’échéance, la méchante). C’est comme si, à l’instant, j’avais dit ou j’allais dire l’interdit, quelque chose qu’on ne devrait pas dire. Comme si d’un symptôme j’avouais l’inavouable et que, comme on dit, j’avais voulu me mordre la langue.
Honte de quoi et devant qui ? Honte d’être nu comme une bête. On croit généralement, mais aucun des philosophes que je m’en vais interroger tout à l’heure n’en fait mention, que le propre des bêtes, et ce qui les distingue en dernière instance de l’homme, c’est d’être nus sans le savoir. Donc de ne pas être nus, de ne pas avoir le savoir de leur nudité, la conscience du bien et du mal, en somme.
Dès lors, nus sans les avoir, les animaux ne seraient pas, en vérité, nus.
Ils ne seraient pas nus parce qu’ils sont nus. En principe, à l’exception de l’homme, aucun animal n’a jamais songé à se vêtir. Le vêtement serait le propre de l’homme, l’un des « propres » de l’homme. Le « se vêtir » serait inséparable de toutes les autres figures du « propre de l’homme », même si on en parle moins que de la parole ou de la raison, du logos, de l’histoire, du rire, du deuil, de la sépulture, du don, etc. (La liste des « propres de l’homme » forme toujours une configuration, dès le premier instant. Pour cette raison même, elle ne se limite jamais à un seul trait et elle n’est jamais close : par structure, elle peut aimanter un nombre non fini d’autres concepts, à commencer par le concept de concept.)
L’animal, donc, n’est pas nu parce qu’il est nu. Il n’a pas le sentiment de sa nudité. Il n’y a pas de nudité « dans la nature ». Il n’y a que le sentiment, l’affect, l’expérience (consciente ou inconsciente) d’exister dans la nudité. Parce qu’il est nu, sans exister dans la nudité, l’animal ne se sent ni ne se voit nu. Et donc il n’est pas nu. Du moins le pense-t-on. Pour l’homme ce serait le contraire, et le vêtement répond à une technique. Nous aurions donc à penser ensemble, comme un même « sujet », la pudeur et la technique. Et le mal et l’histoire, et le travail, et tant d’autres choses qui vont avec lui. L’homme serait le seul à s’inventer un vêtement pour cacher son sexe. Seul il serait homme à devenir capable de nudité, à savoir pudique, à se savoir pudique parce qu’il n’est plus nu. Et se savoir, ce serait se savoir pudique. L’animal, lui, nu parce qu’il n’a pas conscience d’être nu, on croit qu’il resterait aussi étranger à la pudeur qu’à l’impudeur. Et au savoir de soi qui s’y engage.
Qu’est-ce que la pudeur si l’on ne peut être pudique qu’en restant impudique, et réciproquement ? L’homme ne serait plus jamais nu parce qu’il a le sens de la nudité, à savoir la pudeur ou la honte. L’animal serait dans la non-nudité parce que nu, et l’homme dans la nudité là où il n’est plus nu. Voilà une différence, voilà un temps ou un contretemps entre deux nudités sans nudité. Ce contretemps ne fait que commencer à nous donner du mal, du côté de la science du bien et du mal.
Devant le chat qui me regarde nu, aurais-je honte comme une bête qui n’a plus le sens de sa nudité ? Ou au contraire honte comme un homme qui garde le sens de la nudité ? Qui suis-je alors ? Qui est-ce que je suis ? À qui le demander sinon à l’autre ? Et peut-être au chat lui-même ?
Je dois le préciser tout de suite, le chat dont je parle est un chat réel, vraiment, croyez-moi, un petit chat. Ce n’est pas une figure du chat. Il n’entre pas dans la chambre en silence pour allégoriser tous les chats de la terre, les félins qui traversent les mythologies et les religions, la littérature et les fables. Il y en a tant. Le chat dont je parle n’appartient pas à l’immense zoopoétique de Kafka qui mériterait ici une sollicitude infinie et originale. Le chat qui me regarde, et auquel j’ai l’air, mais ne vous y fiez pas, de consacrer une zoothéologie négative, ce n’est pas non plus le chat Murr d’Hoffmann ou de Kofman, bien qu’il salue avec moi, à cette occasion, le livre magnifique et inépuisable que lui consacra Sarah Kofman, Autobiogriffures[1], résonne si bien avec celui de cette décade. Il veille sur elle et demanderait à être cité ou relu en permanence.
Un animal me regarde. Que dois-je penser de cette phrase ? Le qui me regarde nu, et qui est vraiment un petit chat, ce chat parle, qui est aussi une chatte, ce n’est pas davantage la chatte de Montaigne qui dit pourtant « ma chatte » dans son Apologie de Raimond Sebond[2].C’est là, vous le reconnaîtrez, l’un des plus grands textes précartésiens et anticartésiens qui soient sur l’animal. Nous nous intéresserons plus tard à une certaine mutation de Montaigne à Descartes, à tel événement obscur et difficile à dater, à identifier même, entre telles configurations dont ces noms propres sont les métonymies. Montaigne se moque de l’« impudence humaine sur le faict des bestes », de la « présomption » et de l’« imagination » de l’homme quand il prétend, par exemple, savoir ce qui se passe dans la tête des animaux. Surtout quand il prétend leur assigner ou leur refuser des facultés. Au contraire, il faudrait reconnaître aux animaux une « facilité » de vocaliser lettres et syllabes. Pouvoir qui, Montaigne en donne l’assurance avec assurance, « témoigne qu’ils ont un discours au-dedans qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre ». S’en prenant à l’homme qui « taille les parts aux animaux ses confrères et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble », il s’interroge — et la question, dès lors, ce n’est pas tant l’animal, c’est la naïve assurance de l’homme :
Comment cognoit-il, par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ? Quand je joué à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? [L’édition de 1595 ajoutait : « Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a elle la sienne. »]
La chatte qui me regarde nu, celle-là et nulle autre, celle dont je parle ici, n’appartient pas encore, mais nous nous en rapprochons, à la famille des chats de Baudelaire[3], de Rilke[4],ou de Buber[5]. À la lettre du moins, ces chats de poètes et de philosophes ne parlent pas. « Ma » chatte (mais une chatte n’appartient jamais) n’est pas davantage celle qui parle dans Alice au Pays des merveilles. Bien sûr, si vous voulez à tout prix me soupçonner de perversité, c’est toujours possible, libre à vous d’entendre ou de recevoir la protestation qui dit, je viens de le faire, « vraiment un petit chat », comme la citation, en traduction, du chapitre xi de De l’autre côté du miroir. Intitulé « Le réveil » (« Waking »), cet avant-dernier chapitre ne compte qu’une phrase : – «and it really was a kitten afier all » « … et finalement, c’était vraiment un petit chat » ou, selon une autre traduction : « … et, finalement, c’était bel et bien une petite chatte noire ».
J’aurais aimé, bien sûr, mais je n’aurais jamais eu le temps de le faire, inscrire tout mon propos dans une lecture de Lewis Carroll. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que je ne le fasse pas, bon gré mal gré, en silence, inconsciemment ou à votre insu. Il n’est pas sûr que je ne l’aie pas déjà fait quand un jour, il y a quelque dix ans, j’ai donné la parole ou laissé le passage à un petit hérisson, un nourrisson hérisson, peut-être, devant la question : « Qu’est-ce que la poésie[6] ? » Car la pensée de l’animal, s’il y en a, revient à la poésie, voilà une thèse, et c’est ce dont la philosophie, par essence, a dû se priver. C’est la différence entre un savoir philosophique et une pensée poétique. Le hérisson de « Qu’est-ce que la poésie ? » n’héritait pas seulement d’un morceau de mon nom. II répondait aussi, à sa manière, à l’appel du hérisson d’Alice. Rappelez-vous ce terrain de croquet sur lequel les « boules étaient des hérissons vivants[7] ». Alice voulait « cogner sur le hérisson » avec ce flamand qu’elle tenait dans ses bras et qui se retournait alors pour la regarder en face (« look up in her face[8] ») jusqu’à la faire éclater de rire.
Comment un animal peut-il vous regarder en face ? Ce sera l’un de nos soucis. Alice s’apercevait ensuite que « le hérisson s’était déroulé et s’éloignait lentement ; de plus il y avait presque toujours un creux ou une bosse à l’endroit où elle se proposait d’envoyer le hérisson ». C’était là un terrain sur lequel « les joueurs jouaient tous en même temps sans attendre leur tour ; ils se disputaient sans arrêt et s’arrachaient les hérissons (fighting for the hedgehogs) ».
Nous serons d’autant plus attirés en silence De l’autre côté du miroir, que nous aurons à traiter d’une sorte de stade du miroir – et à lui poser quelques questions, du point de vue de l’animal, justement.
Mais si mon chat réel n’est pas le petit chat d’Alice (« le petit chat », disent certaines traductions pour kitten, « une petite chatte noire », dit celle que je viens de citer), c’est que je ne vais surtout pas me hâter, comme Alice, de conclure au réveil qu’on ne peut pas parler avec un chat sous prétexte qu’il ne répond pas ou qu’il répond toujours la même chose. Car tout ce que je m’apprête à vous confier revient sans doute à vous demander de me répondre, vous, à moi, de me répondre au sujet de ce que c’est que répondre. Si vous pouvez. Toute ladite question dudit animal reviendra à savoir non pas si l’animal parle mais si on peut savoir ce que veut dire répondre. Et distinguer une réponse d’une réaction. On garde en mémoire, à ce sujet, le propos très cartésien d’Alice, à la fin. Je le cite d’abord en traduction :
Les chattes (Alice en avait déjà fait la remarque) ont une très mauvaise habitude : quoi qu’on leur dise, elles ronronnent toujours pour vous répondre. « Si seulement elles ronronnaient pour dire “oui” et miaulaient pour dire “non”, ou si elles suivaient une règle de ce genre, de façon qu’on puisse faire la conversation avec elles ! Mais comment peut-on parler avec quelqu’un qui répond toujours pareil ? »
Cette fois, la chatte noire se contenta de ronronner ; et il fut impossible de deviner si elle voulait dire « oui » ou « non »[9].
L’animal, le chat dit réel en tant qu’animal, vous pouvez lui parler, il ne répond pas, pas vraiment, jamais, voilà ce que conclut Alice. Exactement comme Descartes, que nous entendrons plus tard.
La lettre compte, et la question de l’animal. La question de la réponse animale passe souvent par l’enjeu d’une lettre, par la littéralité d’un mot, parfois de ce que « mot » veut dire à la lettre. Par exemple si le mot « répondre » apparaît deux fois dans toutes les traductions que j’ai consultées, il ne correspond à aucun vocable, à aucun mot comme tel dans l’original. Celui-ci l’implique probablement sans le dire, certes, de façon économique. Là où la traduction dit, sans souligner le « toujours » « quoi qu’on leur dise, elles ronronnent toujours pour vous répondre », l’original disait seulement « whatever you say to them, they always purr ».Et là où la traduction dit, sans souligner l’allusion au pouvoir (can) : « Mais comment peut-on parler avec quelqu’un qui répond toujours pareil ? », Carroll écrivait, lui : « But how can you talk with a person if they always say the same thing ? »
Cela dit, le sens de réponse » paraissant ici impliqué, on peut toujours penser que la différence entre la présence et l’absence du mot « réponse » ne compte pas. Peut-être. Peut-être devrait-on au contraire prendre la chose très au sérieux, mais seulement plus tard.
Incroyable en tout cas, n’est-ce pas, cette crédulité d’Alice. Elle a l’air de croire, à ce moment-là du moins, qu’on peut en revanche discerner et décider, chez l’homme, entre un oui et un non. Elle semble assurée qu’il est alors possible de deviner, chez l’homme, si oui ou si non. N’oublions pas que le Chat du comté de Chester lui avait dit, au cours d’une scène qui mériterait une longue méditation : « Nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle[10]. » Après quoi il entreprend de lui démontrer cette folie partagée. C’est le moment d’un simulacre de discussion. Or ils s’y perdent faute de s’entendre sur le sens des mots, sur ce qu’un mot veut dire, et, au bout du compte, sans doute, sur ce que « mot », le vocable « mot », peut jamais vouloir dire. « Appelle ça comme tu voudras » (« Call it what you like »),finit par lui dire le Chat au sujet de la différence entre gronder (growling) et ronronner (purring), avant de lui annoncer qu’il sera présent à la partie de croquet de la Reine, là où mes pauvres hérissons seront mis à mal.
Non, mais non, mon chat, le chat qui me regarde dans la chambre ou dans la salle de bains, ce chat qui n’est peut-être pas « mon chat » ni « ma chatte », il ne vient pas ici représenter, en ambassadeur, l’immense responsabilité symbolique dont notre culture a depuis toujours chargé la gent féline, de La Fontaine à Tieck (l’auteur du Chat botté), de Baudelaire à Rilke, Buber et tant d’autres. Si je dis « c’est un chat réel » qui me voit nu, c’est pour marquer son irremplaçable singularité. Quand il répond à son nom (quoi que veuille dire « répondre », et ce sera donc notre question), il ne le fait pas comme le cas d’une espèce « chat », encore moins d’un genre ou d’un règne « animal ». Il est vrai que je l’identifie comme un chat ou une chatte. Mais avant même cette identification, il vient à moi comme ce vivant irremplaçable qui entre un jour dans mon espace, en ce lieu où il a pu me rencontrer, me voir, voire me voir nu. Rien ne pourra jamais lever en moi la certitude qu’il s’agit là d’une existence rebelle à tout concept. Et d’une existence mortelle, car dès lors qu’il a un nom, son nom lui survit déjà. Il signe sa disparition possible. La mienne aussi – et cette disparition, d’ici là, fort/da, s’annonce chaque fois que, nudité ou non, l’un de nous quitte la pièce.
Mais honteuse d’elle-même, cette honte est plus intense, je dois aussitôt le souligner, quand je ne suis pas seul avec la chatte dans la pièce. Alors je ne suis plus sûr de savoir devant qui je suis ainsi transi de pudeur. Est-on d’ailleurs jamais seul avec un chat ? Et avec quiconque ? Ce chat, est-ce un tiers ? ou un autre dans un duel en face à face ? Ces questions nous reviendront beaucoup plus tard. Dans ces moments, au bord de la chose, dans l’imminence du meilleur ou du pire, quand tout peut arriver, là où je peux mourir de honte ou de plaisir, je ne sais plus vers quoi, je ne sais plus vers qui me précipiter. Plutôt que de le chasser, lui, le chat, je suis pressé, oui, pressé de tromper la vue. J’ai hâte de recouvrir l’obscénité de l’événement, en un mot de me couvrir moi-même. Une seule pensée me tient alors en haleine : me revêtir, si peu que ce soit, ou, ce qui revient au même, m’enfuir, comme si je me chassais moi-même de la pièce – et de me mordre alors, par exemple la langue, au moment où je me demande « qui ? », mais qui donc ? Car je ne sais plus qui, alors, je suis ou qui je chasse, qui me suit et qui me chasse. Qui vient avant et qui est après qui. Je ne sais plus où donner de la tête. Folie : We’re all mad here. I’m mad. You’re mad. »Je ne sais plus répondre, ni répondre même de la question qui me commande ou me demande qui je suis ou après qui je suis, et suis ainsi en train de courir.
Suivre et être après, ce ne sera pas seulement la question, et la question de ce que nous appelons l’animal. Nous découvrirons par la suite la question de la question, celle qui va d’abord à se demander ce que répondre veut dire – et si un animal (mais lequel ?) jamais répond à son nom. Et à se demander si on peut répondre de ce que veut dire « je suis » quand cela semble commander un « je suis en tant que je suis après l’animal » ou « je suis en tant que je suis auprès de l’animal ».
Etre après, être auprès, être près de, voilà, en apparence, différentes modalités de l’être, voire de l’être-avec. Avec l’animal. Mais il n’est pas sûr, malgré l’apparence, que ces modalités de l’être viennent modifier un être préalable, encore moins un « je suis » primitif. Elles disent en tout cas un certain ordre dans l’être-serré (ce que nous indique l’étymologie, pressu, dont suivraient les mots près, auprès, après), l’être-pressé, l’être-avec comme être strictement attaché, lié, enchaîné, l’être-sous-pression, comprimé, imprimé, réprimé, serré-contre selon la stricture plus ou moins forte de ce qui reste toujours pressant. En quel sens du « prochain » (qui n’est pas forcément celui d’une tradition biblique ou gréco-latine) devrais-je dire que je suis proche ou près de l’animal, et que je le suis, et dans quel ordre de pression ? l’être-avec-lui comme être-près-de-lui ? être-auprès-de-lui ? être-après-lui ? être-après-lui au sens de la chasse, du dressage, du domptage ou être-après-lui au sens de la succession et de l’héritage ? Dans tous les cas, si je suis après lui, l’animal vient donc avant moi, plus tôt que moi (früher, c’est le mot de Kant sur l’animal, et Kant sera l’un de nos témoins à venir). L’animal est là avant moi, là près de moi, là devant moi – qui suis après lui. Et donc aussi, puisqu’il est avant moi, le voici derrière moi. Il m’entoure. Et depuis cet être-là-devant-moi, il peut se laisser regarder, sans doute, mais aussi, la philosophie l’oublie peut-être, elle serait même cet oubli calculé, il peut, lui, me regarder. Il a son point de vue sur moi. Le point de vue de l’autre absolu, et rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat.
[1] Sarah Kofman, Autobiogriffures, Paris, Galilée, 1984
[2] Michel de Montaigne, Essais, II, ch. xii, Apologie de Raymond Sebond, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 498. L’Apologie devra être interrogée, de fort près, là où Montaigne ne se contente pas de réveiller, dans sa richesse foisonnante, une tradition qui accorde beaucoup à l’animal, à commencer par un certain langage. Le lieu le plus pertinent à cet égard, celui qui marque d’avance une différence avec la forme moderne (cartésienne et postcartésienne) d’une tradition hégémonique que nous analyserons plus tard, nous le situerions là où Montaigne reconnaît à l’animal plus qu’un droit à la communication, au signe, au langage comme signe (cela, Descartes ne le déniera pas) : un pouvoir de répondre. Par exemple : « … ce n’est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu’elle a donné à plusieurs autres animaux : car, qu’est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouyr, de s’entr’appeller au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usage de leur voix ? Comment ne parleroient elles entr’elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens ? et ils nous respondent. D’autre langage, d’autres appellations divisons nous avec eux qu’avec les oyseaux, avec les pourceaux, les beufs, les chevaux, et changeons d’idiome selon l’espèce… » Et après une citation de Dante sur la fourmi : « Il semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. » (p. 505 je souligne.)
[3] Baudelaire, Les Fleurs du mal. Le chat donne son titre, on le sait, à deux poèmes dont le premier seul apostrophe et tutoie son sujet (« Viens, mon beau chat… ») avant d’y reconnaître la figure de « ma femme ». Baudelaire ne nomme pas seulement le regard du chat (« Je vois ma femme en esprit. Son regard,/ Comme le tien, aimable bête… » Le Chat, xxxiv. « Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime [… ]. Et que je regarde en moi-même… » Le Chat, LI). Ni seulement sa voix (« Pour dire les plus longues phrases,/ Elle n’a pas besoin des mots », Le Chat, LI).
[4] Rainer Maria Rilke, « Schwarze Katze » (il me faudra tenter ailleurs, plus tard, une lecture de ce poème dont je dois la redécouverte à Werner Harnacher). Ce poème est dédié, si on peut dire, à « ton regard » (dein Blick) et au spectre (Ein Gespenst : ce sont les premiers mots) ; il pourrait être configuré avec celui que Rilke signa sur « La panthère » qui commence par nommer le regard, « son regard », cette fois (Sein Blick, ce sont les premiers mots) et dont je dois la découverte à Richard Macksey, qui a aussi traduit le poème enanglais. Depuis Cerisy, les amis des chats et mes amis du monde entier me donnent ainsi des chats. C’est ici le lieu de saluer aussi ce chef-d’oeuvre intitulé Miaulique — Fantaisie chromatique, de Jean-Claude Lebensztejn (à paraître). [Paru en 2002, Paris-New York, Le Passage.]
À propos, pourquoi dit-on qu’on donne sa langue au chat ?
[5] Les yeux de l’animal nous parlent un grand langage […]. Je regarde parfois ma chatte au fond des yeux. » (Martin Buber, Je et Tu, 1923, tr. fr. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969, p. 142.) Buber parle aussi d’une « faculté de nous adresser ce regard ». « Il est incontestable que le regard de cette chatte, allumé au contact du mien, me demandait d’abord : “Est-il possible que tu t’adresses à moi ? […[ Est-ce que j’existe ?” [Le Je est ici la périphrase d’un mot que nous n’avons pas et qui désignerait un Soi sans Je…]… ›). (P. 142-143.)
[6] Paru d’abord sous le titre « Che cos’è la poesia ? », dans la revue italienne Poesia, I, 11, novembre 1988, repris dans Po&sie, 50, automne 1989, et enfin dans Points de suspension — Entretiens, Paris, Galilée, 1992.
[7] Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. De l’autre côté du miroir, tr. fr. Jacques Papy, Jean Gattegno (dir.), Paris, Gallimard, 1990-1994, p. 127-128 : « The crocket balls were Ave hedgehogs… »
[8] « and was going to give the hedgehog a blow with its head, it would twist itself round and look up in her face. »
[9] Ibid., p. 340.
[10] « We’re all mad here. I’m mad. You’re mad. » L. Carroll, Alice au pays des merveilles, op. cit., p. 105.
Jacques Derrida (1930-2004)
Philosophe et écrivain français, il est né en Algérie en 1930, dans une famille juive. Il fait ses études en France, à Paris, au lycée Louis-le-Grand puis à l’Ecole Normale Supérieure. Il rencontre ainsi Pierre Bourdieu, Michel Deguy, Michel Serres, suit les cours de Jean Hyppolite et de Maurice de Gandillac. Il se lie aussi à Louis Althusser et Michel Foucault. Ayant rédigé sa thèse sur “Le problème de la génèse dans la philosophie de Husserl”, reçu à l’Agrégation, il part enseigner à Harvard. Mais la conscription pour la guerre d’Algérie le ramnène en France. En 1964, il enseigne à l’Ecole Normale Supérieure. Il publie ses premiers grands livres dans les années suivantes : De la grammatologie, L’Ecriture et la différence, La Voix ou le Phénomène. Il sera l’auteur d’une oeuvre monumentale, au centre de laquelle se trouve le concept de “déconstruction” : Derrida réexamine les thèses métaphysiques en supprimant les présupposés de la parole dans la philosophie occidentale. Devenu le philosophe français le plus étudié dans le monde, il meurt à Paris fin 2004.