Abdelkébir Khatibi
et le chant de la terre natale
Mikhael Toumi
Si « Envol des racines » est un texte majeur, c’est également parce qu’il comporte le noyau de la démarche esthétique de Abdelkébir Khatibi qui est à mettre en rapport avec ce qu’il appelle la Pensée autre et la Double critique.
…”Et il nous est donné d’entendre, grâce à cette écoute, le chant de la terre, elle qui tremble et frémit, mais demeure hors d’atteinte du tumulte gigantesque que l’homme organise pour un temps sur sa surface épuisée.”
Martin Heidegger
“Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux,
Il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé.”René Char
***
1
En cartographiant l’œuvre de Abdelkébir Khatibi, il apparaît d’emblée que l’Art est une région qui tient une place centrale dans ses écrits. Il a consacré plusieurs textes aux différentes formes de créations artistiques traditionnelles et modernes : tapisserie, calligraphie, tatouage, architecture, arabesques, littérature, photographie, peinture, cinéma… Il a composé des livres, rédigé des articles d’analyse, participé à des catalogues d’expositions, contribué à des collectifs universitaires, livré des entretiens, collaboré à la réalisation de beau-livres dont la plupart avec le docteur Mohammed Sijilmassi [1].
Il est donc légitime de se demander ce qui explique cet intérêt pour l’art et de s’interroger sur la posture intellectuelle qu’adopte Abdelkebir Khatibi face à l’œuvre d’art.
Quelques éléments de réponse se trouvent dans son texte intitulé « Envol des racines ». Consacré à la dernière période de l’œuvre d’Ahmed Cherkaoui marquée par le signe, il est à lire comme un texte fondateur dans son œuvre.
Il s’agit, en effet, de l’un des premiers écrits sur l’art d’Abdelkébir Khatibi. Incontournable dans l’histoire de la critique au Maroc, il a été édité plusieurs fois tout au long de quatre décennies. Il a été publié pour la première fois en 1976, dans La peinture de Ahmed Cherkaoui, monographie réalisée par les éditions Shoof, dirigées par Mohammed Melihi, à laquelle ont également collaboré Edmond Amran El Maleh et Toni Maraini. En 1983, Abdelkébir Khatibi intègre « Envol des racines » dans son livre Maghreb pluriel. En 1996, à l’occasion de l’exposition à l’Institut du Monde Arabe (IMA) consacrée à l’œuvre de Ahmed Cherkaoui, (15 octobre-15 décembre 1996), ce texte a été repris par les éditions Revue Noire, dans le livre Ahmed Cherkaoui – La passion du signe. En 2018, « Envol des racines » a fait l’objet d’une quatrième réédition dans le catalogue de l’exposition rétrospective Ahmed Cherkaoui, entre modernité et enracinement (27 mars-27 août 2018), organisée par le Musée Mohammed VI d’Art Moderne et Contemporain de Rabat.
Si « Envol des racines » est un texte majeur, c’est également parce qu’il comporte le noyau de la démarche esthétique de Abdelkébir Khatibi qui est à mettre en rapport avec ce qu’il appelle la Pensée autre et la Double critique.
Ce texte décisif, enfin, qui a inspiré certains critiques marocains mais qui n’a jamais fait l’objet d’une étude, est un musée imaginaire à travers lequel se donne à voir l’esquisse d’une archéologie de la représentation du Maroc.
2
Dans cet écrit, Abdelkébir Khatibi se place et place son lecteur face à l’œuvre d’Ahmed Cherkaoui, peintre originaire de Boujâad, considéré aujourd’hui, avec Jilali Gharbaoui, comme précurseur de la première mutation dans l’histoire de la peinture au Maroc.
Dans cette tentative de saisie de proche en proche, Abdelkébir Khatibi est-il historien d’art ? Philosophe d’art ? Critique d’art ? Autrement dit, par quel destin sa venue vers l’œuvre de Ahmed Cherkaoui s’est-elle accomplie ?
Nul doute l’amitié : « j’ai connu Ahmed Cherkaoui en 1961 », affirme-t-il à l’orée d’« Envol des racines ». Mais au delà de l’amitié, il y a une affinité élective. C’est la rencontre de deux esprits, de deux sensibilités dont les devenirs de leur être sont accordés à une même « stimmung »[2]. Cette rencontre a des correspondants. Ici, Edmond Amran El Maleh et Khalil El Gherib. Ailleurs, Jean Genet et Alberto Giacometti, Samuel Beckett et les frères Van Velde, Maurice Merleau-Ponty et Paul Cézanne, Gilles Deleuze et Francis Bacon…
Texte fondateur à plus d’un titre, « Envol des racines » consacre donc la rencontre entre un penseur et un artiste. En rendant compte de la confrontation vibratile de l’œil de Abdelkébir Khatibi avec les travaux de Ahmed Cherkaoui, il est le lieu d’une tension extrême. L’œuvre d’art, l’authentique, ne fait-elle pas vibrer, trembler l’être de celui qui la regarde ? Cette épreuve repousse la perception dans ses derniers retranchements, là où les yeux s’étouffent, là où le doute et l’incertitude ne soutiennent plus rien. Le tableau est de l’ordre de l’intranquillité, de l’inquiétude. Il désoriente, égare, renvoie le regard à sa propre perte.
Portée par cette tension, l’avancée de Abdélkebir Khatibi vers l’œuvre de Cherkaoui, lente avancée qui a duré 15 ans, de 1961 à 1975, ne pouvait qu’aboutir à « Envol des racines », texte d’une dizaine de pages, erratique, digressif, discontinu, éclaté, décousu, effiloché, interrogateur, interrogatif. Qu’est-ce à dire ?
« Envol des racines » n’est pas un article, n’est pas un commentaire, n’est pas une méditation, n’est pas une analyse, n’est pas une apologie, n’est pas un pamphlet, n’est pas un traité. « Envol des racines » est une expérience limite, une recherche tâtonnante qui suit la contingence de l’intuition[3] dans les ruines de la pensée. C’est un essai, une entreprise expérimentale risquée de soumettre l’œuvre à l’interrogation, une tentative périlleuse qui suit le cheminement d’un doute confronté à une aporie, celle de la vérité en peinture.
3
Tout erratique que ce texte de Abdelkébir Khatibi est, « Envol des racines » est construit autour de trois paradigmes esthétiques qu’il importe de distinguer.
Le paradigme du Nom. A partir du nom des deux peintres marocains, Cherkaoui et Gharbaoui, Khatibi nomme une terre, la terre qu’il a en partage avec les deux. La terre de leur(s) naissance(s) tous les trois. Cherkaoui/Gharbaoui. Charq/Gharb. Machriq/Maghrib. Orient/Occident. Le Maroc n’est pas présenté sous la forme d’une subdivision territoriale. Il apparaît plutôt comme étant un entre-deux, une dimension fractale où s’élance une intense ligne de fuite, celle de la « bi-pictura » qui se situe à la jointure des deux ères métaphysiques, la civilisation du signe et la civilisation de l’image. Lorsque Abdelkébir Khatibi tente de nommer le Maroc, il montre ce que contient enfoui et recouvert en lui tout commencement, force centrifuge de ce qui est substantiellement propre. Porter un nom, c’est hériter une terre et son histoire.
Le paradigme du Voyage initiatique. La terre du Maroc a été foulée, imaginée par des hommes venus de divers horizons. Dans « Envol des racines », l’auteur cite la présence du Maroc dans les textes fondateurs de Homère et de Dante. Il rappelle que Delacroix en 1832, Matisse en 1912 et 1913, se sont rendus au Maroc. Il aborde le voyage de Paul Klee en Tunisie, en 1914. Abdelkébir Khatibi insiste sur ces faits historiques pour montrer que le Maroc est une terre qui porte en elle un potentiel créateur. Ce n’est que grâce à leur voyage initiatique que ces trois peintres, le chœur des Ternes, se sont révélés de grands artistes. Dans l’évocation de ce passé, il semble superficiellement que l’écrivain tente d’établir une ascendance qui rattache l’œuvre de Cherkaoui à ces peintres modernes. Or, en partant du principe de la différence intraitable, Abdelkébir Khatibi déconstruit, au contraire, ce montage qui constitue une représentation du Maroc parmi tant d’autres. Il déterritorialise la peinture de Ahmed Cherkaoui en l’arrachant à la filiation de l’orientalisme, pour la reterritorialiser et l’inscrire dans une généalogie autre, celle de la civilisation marocaine. Un visiteur ne peut aucunement restituer les virtualités créatrices d’une terre de la même manière que celui qui y est né et qui a grandi en son sein. Au delà de toute forme de facticité ontique ou de déterminisme géographique, le déplacement eidétique instauré ici par Abdelkébir Khatibi vise à différencier deux possibilités diamétralement opposées de dévoilement de la Terre-Maroc.
Le paradigme de la Calligraphie des racines. Les formes traditionnelles des tatouages constituent pour Ahmed Cherkaoui la toile de fond de ses œuvres. Dans « Envol des racines », Abdelkébir Khatibi affirme que les recherches du peintre tentent de capter les vibrations du tatouage et leur parole au corps, de faire coïncider la figure et son écriture. Saisir et capter le signe à partir de cette unité indivise revient à instaurer une mobilité tendue qui demeure profondément retirée au sein de l’œuvre. Cette calligraphie des racines porte en elle le rythme[4] des tableaux de Ahmed Cherkaoui. En passant par différents états intermédiaires pour se dévoiler, le signe est pris dans un perpétuel état de différenciation/différentiation. D’une toile à une autre, se déploie une série de combinaisons, de transformations, de variations, de fluctuations, de mutations. Différent retour du même, différent retour au même qui fait événement[5].
4
Ces trois paradigmes ne prennent leur ampleur, leur sens plénier que quand ils se dissolvent dans le Natal en tant que modalité constitutive de l’être. Le Natal étant un rapport énigmatique à la Terre, dans Envol des racines on lit : « qu’est-ce qu’un sol natal rendu au visible ? Qu’est-ce qu’un sol natal ? » Ces deux questions forment le noyau autour duquel gravitent les réflexions de Abdelkébir Khatibi sur le travail de Ahmed Cherkaoui.
« Envol des racines » est, en effet, construit autour de la métaphore de l’arbre qui s’enfonce avec vigueur dans les profondeurs et les entrailles de la Terre, et dont l’existence est conditionnée par un élan vital qui le porte vers le Ciel[6]. Entre Terre et Ciel, la peinture de Ahmed Cherkaoui est à l’image de l’arbre. Elle prend racine dans le sol nourricier du Maroc pour mener à l’ouvert l’espace pictural qui lui est propre. On retrouve cette figure de l’Arbre dans l’un des carnets de Ahmed Cherkaoui[7] datant de 1965. Dans la page 34 de ce journal de bord, une citation de René Char[8] accompagne deux esquisses du peintre.
L’œuvre de Ahmed Cherkaoui est donc le fruit d’une déhiscence. En elle accède à l’ouvert une historialité recluse qui met en place une terre. « Al Maghrib », le pays du couchant, la terre mère, émerge comme fond et assise car il recèle des potentiels esthétiques qui se manifestent dans les arts traditionnels : poterie, céramique, tapisserie, fer forgé, joaillerie…
En reprenant les formes des tatouages amazighs dessinés sur le corps de sa mère, Ahmed Cherkaoui empreinte les chemins encore inexplorés vers cette tradition. Le signe est le mouvement d’une ritournelle [9] visuelle qui libère les forces terrestres contenues en germe dans l’acte créateur. Dialogue du peintre et du signe, en lequel chacun accède à l’être en prenant possession de l’autre. Dans cette réversibilité ontologique, se révèle l’étendu de l’élément natal.
Le Natal, là où on naît, est un legs, une condition de possibilité de l’existence. Une mémoire, une langue, une culture. Quel rapport entretenir alors avec cet héritage qu’on ne choisit pas ? Serait-il légitime d’accepter ou de refuser ce don de naissance qui nous a désignés légataires sans testament à notre insu ? Ce dilemme fait que l’accès au Natal n’est pas donné d’emblée, il est toujours à conquérir, acte sans cesse différé où se creuse un écart. Le particulier ouvre les virtualités de l’universel et affleure à la lumière du monde.
5
Si Abdelkébir Khatibi accorde une importance particulière à l’art et ses différentes expressions, c’est pour s’affranchir de la doctrine sclérosante du traditionalisme et du conservatisme, deux modalités impropres du passé qui fixe à jamais les possibilités d’existence à venir que porte en elle la Tradition. Conscient du danger de l’oubli qui menace le Patrimoine/Matrimoine de la Terre-Maroc, il maintient en vie son héritage en le portant vers un devenir autre, délivrance permettant une remontée aux sources vives de l’être. En intellectuel du dépassement, philosophe de l’être, penseur de la finitude, Abdelkébir Khatibi écrit, sur un ton heideggérien, que la Tradition « est, pour la pensée, le repos des morts, humains ou surhumains. Un tel repos jaillit de la terre, du passé de la terre, au cœur de la mémoire. Cet appel fonde en lui-même l’abri de la tradition. Elle (la tradition, la mémoire, la terre, la langue) n’illumine l’homme que dans la mesure où il mérite sa mort, parmi les morts[10]. »
Mikhael Toumi
Chercheur doctorant et critique d’art marocain