Art et féminisme arabe :
FatimZahra Belakhdar
“Et si parfois l’Occident triomphant chantait sa déperdition nietzschéenne, qu’en était-il de moi et de ma culture ? [. . .] Aimer l’autre c’est parler le lieu perdu de la mémoire, et mon insurrection qui, dans un premier temps, n’était qu’une histoire imposée, se perpétue en ressemblance acceptée, parce que l’Occident est une partie de moi, que je ne peux nier que dans la mesure où je lutte contre tous les occidents et orients qui m’oppriment ou me désenchantent.”
Abdelkébir Khatibi, In Maghreb Pluriel/Denoël SMER 1983
À l’âge de quatorze ans, Edward Said découvre la danseuse Taheyya Carioca lors d’une soirée envoûtante au Casino Badia, près du Nil. Il se souvient de cette nuit comme d’un rêve éveillé, où la magie de sa danse se révèle à lui dans toute sa splendeur. L’apparition de Taheyya sur scène, dans sa robe bleue scintillante, éblouit le jeune Edward. Chaque mouvement de Taheyya est empreint d’une élégance majestueuse, son immobilité pleine de grâce, son sourire serein et confiant, et la puissance expressive de ses gestes. Il décrit sa performance comme la véritable essence de l’art, un art noble. Taheyya est un poème en mouvement.
Said est fasciné par Taheyya, la femme, et non seulement la danseuse. Taheyya incarne une femme libérée, défiant les conventions sociales tout en restant profondément enracinée dans sa société. Elle n’est pas simplement une icône de la danse orientale ; elle est un symbole de résilience, de courage et de lutte pour la justice. Proche du parti communiste, et l’une des dirigeantes du syndicat des acteurs de cinéma, des réalisateurs et des photographes en Égypte, Taheyya est apparue à Athènes avec un groupe d’artistes et d’intellectuels arabes qui avaient signé pour embarquer sur le navire “Retour Palestinien”.
Edward Said a capturé l’essence d’une beauté libre. Celle d’une femme qu’on nommait al-‘alima (العالمة), la savante, cette femme qui excellait les arts dont le chant, la dance, la poésie, etc. Cette ‘alima, ne partage rien avec celle qui vit dans les plumes et les pinceaux des orientalistes.
Le récit enivrant de Flaubert sur la danse de Salomé, Zola et la description sensuelle d’une almée, les œuvres picturales de Delacroix ou Gérôme dépeignent une féminité ensorcelante et érotique, capturée dans des poses figées et des regards suggestifs. Une femme muette qui ne vit que dans les yeux de ceux qui la regarde. Quelques années plus tard, la danseuse orientale quittera les tableaux et les livres pour devenir une réalité sur les scènes des cabarets parisiens et provoquera fascination et engouement. Des cabarets s’ouvrent au nom de « le Bagdad », « la Casbah » ou « El Dzayer » représentant un certain mystère oriental, harem, danseuses charnelles ou charmeuses de serpents…
Au fil du temps, les cultures orientales ont été elles-mêmes influencées par la représentation externe qui en était faite. C’est ce que la chercheuse Miriam Guellouz appelle un phénomène de self-orientalisme. Cette tendance s’est notamment illustrée à travers des milliers de films (égyptiens pour la plupart) mettant en scène la danseuse du ventre, proliférant dans les cabarets pour répondre à la fascination croissante pour l’exotisme et l’érotisme. En adaptant progressivement leur art aux attentes occidentales, notamment en adoptant le modèle de la danseuse en costume deux pièces performant devant un public masculin dans des lieux de divertissement tels que les cabarets et les restaurants, les cultures orientales ont vu leur danse subir une transformation qui la distingue de ses origines culturelles et traditionnelles comme l’explique la chercheuse.
Avons-nous vraiment abandonné l’orientalisme, ou sommes-nous juste en train de lui donner un nouveau coup de peinture ?
Les représentations de la femme arabe en Occident continuent de s’entremêler et de se confondre. Je prends ici la femme saoudienne comme exemple. Quel média n’a pas encore exprimé son dégoût de ce régime autocrate qui opprime la femme ? Les représentations de la femme saoudienne en Occident sont souvent empreintes de stéréotypes et de clichés liés aux restrictions sociales et religieuses auxquelles elle est confrontée. Cette image récurrente de la femme opprimée par son pays et sa religion est relayée par de nombreux courants médiatiques et politiques, au détriment d’une analyse plus nuancée de la réalité. La femme devient un symbole facile et instrumentalisé pour critiquer la société saoudienne. La tentation de se féliciter de notre propre situation et de se sentir moralement supérieur en occident devient grande. De son côté, L’Arabie Saoudite a récemment engagé des réformes législatives, illustrant sa volonté d’ouverture, notamment en accordant aux femmes de nouvelles libertés telles que le droit de conduire et de voyager sans autorisation masculine. Ces mesures ont été largement applaudies sur la scène internationale, considérées comme des signes de modernisation et d’ouverture du royaume.
La quête de la femme libérée dans le cinéma
Il y a quelques semaines, le film “Norah” de Tawfik Alzaidi a remporté une mention spéciale dans la section Un Certain Regard à Cannes. C’est l’histoire poignante d’une jeune femme dans les années 90 en Arabie Saoudite, qui, malgré les restrictions sévères sur l’expression artistique, trouve une lueur d’espoir dans son amitié avec Nader, un nouveau professeur d’école. Ensemble, ils bravent les interdits et redécouvrent leur passion pour l’art, une flamme que la société cherche à éteindre. Leur histoire est un hymne à la résilience et à la quête de liberté personnelle dans un monde oppressif (qui est l’Arabie Saoudite).
Avant “Norah”, “Scales”, sélectionné à Venise, raconte l’histoire d’une fillette qui rêve d’échapper à des traditions oppressives. “Wadjda”, sélectionné aux Oscars, nous a touché avec le récit d’une jeune fille déterminée à acheter un vélo, symbole de liberté et d’émancipation, malgré les interdictions. La liste des films à la gloire des femmes en quête de liberté est plutôt longue.
A croire qu’après plus de 30 ans d’interdiction, le cinéma saoudien se réveille enfin avec une mission noble et essentielle : l’émancipation de la femme saoudienne. Comme si le seul but de ce réveil artistique était de répondre aux attentes d’un Occident avide de récits de libération féminine. Une véritable révélation, n’est-ce pas ? Le cinéma saoudien aurait donc découvert sa vocation ultime : montrer des femmes qui se battent pour leur liberté, juste ce qu’il faut pour faire bonne figure sur les tapis rouges et obtenir l’approbation internationale.
Pourtant, un petit tour sur les films montre rapidement que la femme n’est pas le seul et unique sujet de la production cinématographique saoudienne. Les nouveaux réalisateurs et réalisatrices se lancent dans cet art avec un talent incroyable. “Mandoub Elleil” (Le Coursier de la Nuit), “Hajjan”, “Ahlam al-Asr” : des drames et des comédies, du fantastique et du surréaliste, un cinéma jeune, dynamique et bourré de talent.
Mais lorsque ces films franchissent les frontières de leur pays, ils se heurtent à des attentes préconçues. Les institutions occidentales, avec leur vision réductrice, attendent des films saoudiens qu’ils confirment les stéréotypes : une femme soumise dans une société rigide, en quête d’émancipation. Une situation que nous, Marocains, connaissons bien. Les films de Nabil Ayouch, abordant des sujets présentés comme tabous ; la prostitution, l’homosexualité ou l’extrémisme religieux, font sensation à Cannes. Leila Slimani, avec ses livres brisant les tabous de la sexualité au Maroc, est acclamée. On aime tant ces récits exotiques, ces échos d’une réalité lointaine qui semblent confirmer des préjugés bien ancrés. Ce discours qui se répète sur la grande scène artistique en occident véhicule une idéologie sous-jacente et crée une dichotomie entre un occident moralement supérieur et un monde arabe/musulman violent, à l’image de Sardanapale, le tyran qui se suicide dans le tableau de Delacroix et emporte avec lui les femmes de son harem. Une toile où la violence écrase la sensualité des femmes sur l’œuvre.
La biennale de Venise 2024 : Le pavillon saoudien ou l’illustration du self orientalism
Ce qui a vraiment déclenché cette réflexion, c’est l’exposition saoudienne à la Biennale de Venise cette année. “Chants du désert” de Manal al-Dowayan, il s’agit d’une exposition par des femmes, pour des femmes. Selon la présentation officielle, cette installation multimédia puiserait son inspiration dans l’évolution du rôle des femmes en Arabie Saoudite, un pays en pleine mutation culturelle et sociale. L’œuvre est le fruit de trois ateliers préparatoires organisés par l’artiste dans différentes villes saoudiennes – Alkhobar, Jeddah et Riyad – en janvier, où plus de 1 000 femmes ont répondu à l’appel de contribuer à cette création unique pour le pavillon national saoudien. Au cours de ces ateliers, les participantes ont été invitées à explorer leur voix collective à travers des séances de chant. Elles ont également été encouragées à réfléchir à leur visibilité et leur invisibilité dans les médias internationaux, ainsi qu’à témoigner les unes des autres à travers l’écriture et l’illustration.
Pour cette édition de la Biennale de Venise, un groupe de commissaires entièrement féminin a été chargé de superviser le pavillon national de l’Arabie Saoudite. Jessica Cerasi, Maya El-Khalil et la commissaire adjointe Shadin AlBulaihed ont collaboré avec Manal AlDowayan pour donner vie à cette installation captivante, témoignage vibrant de la puissance créative et de la résilience des femmes saoudiennes.
Il est important de noter que, contrairement aux sélections cinématographiques des festivals, c’est le ministère de la Culture qui décide de l’œuvre représentant le pays à la Biennale de Venise. Croire que ce choix est purement fortuit serait naïf. En réalité, ce choix est profondément stratégique et réfléchi, reflétant des intentions politiques et culturelles spécifiques sur la scène mondiale.
Servez-leur du féminisme !
Il semble que l’Arabie Saoudite ait rapidement compris comment redorer son image en Occident : en exploitant l’image de la femme.
Ils réclament du féminisme ? Offrons-leur du féminisme.
C’est une sorte d’orientalisme inversé où le pays exploite ses propres stéréotypes, celui de la femme opprimée, pour afficher un modernisme sur la scène internationale. C’est répondre aux attentes occidentales tout en consolidant le pouvoir et l’image du pays.
Or, cette aliénation sur des clichés orientalistes en ce qui concerne la libération de la femme saoudienne est une négation du travail acharné de toutes les féministes saoudiennes qui luttent depuis des décennies.
Dans les années 60, alors que l’Arabie saoudite était encore profondément ancrée dans des traditions conservatrices, des femmes telles que Mounira Mawssili et Hanae Hajjar émergeaient déjà sur la scène artistique. Mounira Mawssili, artiste peintre, s’est démarquée par ses œuvres audacieuses, Ses expositions, aussi bien en Arabie saoudite qu’à l’étranger, ont été acclamées pour leur originalité et leur puissance émotionnelle. Outre son travail artistique, Mawssili a été une voix influente dans la scène culturelle saoudienne. Elle a contribué à la fondation du Festival d’art de Khobar en 2007. Safeya Binzagr, fondatrice du mouvement des beaux-arts en Arabie saoudite, a ouvert la voie à de nombreux artistes qui ont suivi ses pas. Née en 1940 dans la vieille ville de Djeddah, elle expose son travail à côté de Mounira Mawssili en 1968. Date où le pays n’avait pas encore de galerie ou espace d’exposition. Ensuite, elle est devenue la première femme artiste à exposer à l’étranger. Elle a également été reconnue par le Programme des Nations Unies pour l’environnement pour ses œuvres contribuant à la protection du patrimoine national. Hana Hajjar est une artiste et caricaturiste politique. Née en 1979 à Médine, elle a commencé à dessiner des caricatures politiques à 12 ans. Ses œuvres portent sur divers sujets, critiquant les personnalités politiques et les pratiques sociales.
Orientalisme, nouvel orientalisme et self orientalism
Dans son ouvrage fondamental « Orientalisme », Edward Said soutient que l’orientalisme, en tant que système de savoir et de représentation, a été utilisé pour justifier et légitimer la domination coloniale. Les artistes et écrivains orientalistes ont créé et perpétué des images de l’Orient comme étant exotique, primitif, décadent et inférieur, ce qui a aidé à rationaliser l’intervention et la colonisation occidentales comme étant des missions civilisatrices.
Le nouvel orientalisme, quant à lui, fonctionne de manière analogue. Il maintient une perception de supériorité culturelle et morale qui aide à justifier les inégalités globales et à préserver une vision du monde où l’Occident est perçu comme avancé et civilisé, en contraste avec un Orient perçu comme stagnant et barbare, renforçant les hiérarchies et les structures de pouvoir existantes.
Dans une démarche visant à s’aligner sur les normes internationales, le self orientalism se profile comme une internationalisation de la reproduction des stéréotypes orientalistes, manifestant notamment dans la commercialisation culturelle au sein des arts. Les productions cinématographiques, qui intègrent délibérément des éléments orientalistes afin de captiver les attentes des audiences internationales. Les chercheurs Yan et Santos de l’université d’Illinois, en 2009, ont analysé une vidéo promotionnelle touristique intitulée “China, Forever” et montrent comment elle s’inscrit dans un discours orientaliste en présentant une Chine immuable, nostalgique, mythique et féminisée, répondant ainsi à l’imagination orientaliste occidentale. De plus, cette vidéo construit une Chine moderne subordonnée à une compréhension occidentale de la modernité, illustrant une forme de self-orientalism où les identités chinoises sont réinventées et réajustées pour plaire au marché touristique occidental.
Cette pratique n’est pas seulement une stratégie commerciale mais aussi politique, utilisée pour améliorer l’image internationale de la Chine, tout comme l’Arabie Saoudite qui a entrepris des réformes pour améliorer sa réputation en Occident, notamment en matière de droits des femmes. « A moitié victime à moitié complice, comme tout le monde » disait Sartre, faisant écho à l’implication collective dans la perpétuation et la réinvention de l’orientalisme.
FatimZahra Belakhdar (Marrakech, 1994)
Etudiante en Master Civilisation Arabe à l’université de Lorraine. Elle se spécialise dans l’étude de la représentation de la femme djihadiste en Occident.