Barbès ou la Goutte est d’or

Mohamed Ameskane
Adieu petite ville de province. Je te quitte à l’aube comme pour te fuir. Tu es si triste, plate et oubliée. Le bistrot rustique, à l’ombre de ta belle cathédrale gothique, ton unique prestige, était la seule attache qui t’y a retenu pendant des années. Adieu petite ville…
La voiture N°16 du corail-express Paris-Nord, bien que bondée, est d’un calme pesant. Deux petits vieux chuchotent. Une jeune maman ordonne à son fils de faire moins de bruit. Pour fuir les regards, froids, surgis des brumes matinales, je plonge dans la poétique de la ville. Le passage du contrôleur crée la seule animation du trajet. Soudain, les voyageurs commencent à regarder leurs montres. Dix minutes avant le terminus, ils sont déjà debout, se bousculant dans les allées pour être le plus près des portières. Sur les quais humides, ils marchent ou plutôt courent. De longues files se forment devant les kiosques à journaux, les bureaux de tabac, les arrêts de taxis et de bus, les guichets de tickets et devant les urinoirs. Un couple s’enlace et se délace. Des gens attendent, qui l’arrivée, qui le départ d’un train. Et puis, il y’a ceux qui sont toujours là, qui n’attendent personne et qui n’iront nulle part. Les flics, en tenue et en civil, les surveillent.
J’ai toujours quitté Paris de nuit ? J’y débarque toujours en compagnie du jour. A chacune de mes arrivées, j’ai l’impression de la découvrir pour la première fois. Je quitte la gare, je traverse la rue et je m’installe dans un troquet pour prendre un café. Je fixe du regard, pour la première fois, la façade de la gare du Nord. Comment n’ai-je jamais fait attention à ces grandes statues là-haut ? Pourtant j’avais pris le train ici maintes fois ! Trainé par le rythme enfiévré des gens, je courais comme eux sans savoir pourquoi. Autour de moi, les clients feuillettent les journaux du matin, fument des cigarettes, grattent des tickets, regardent leurs montres, trompent les croissants dans les cafés-crème, feuillettent les journaux, prennent des notes et regardent encore leurs montres. Et la clientèle du café-tabac ne cesse de se renouveler. En face, la grande horloge circulaire annonce huit heures et demie du matin. Les voyageurs n’arrêtent pas de rentrer et de sortir de la gare qu’on dirait une ruche d’abeilles. Les gares ont fini par devenir les vraies portes de la ville. Si dans le temps on attendait à l’ombre de la muraille la levée du jour et l’ouverture des portails pour pénétrer dans Paris, aujourd’hui, grâce aux trains, on peut débarquer à n’importe quel moment en plein centre de la cité. Les murailles ont volé en éclats les unes après les autres. La ville est dorénavant ouverte. Pierre Sensot, un sociologue passionné de villes et de putes, le raconte merveilleusement bien dans sa Poétique de la ville.
Rue de Chartres
Claude Vénézia, 1973©

Le temps passe, mon café refroidit. Je le prends quand même avec beaucoup de délectation. C’est beaucoup mieux que les cafés instantanés de la SNCF, servis dans des gobelets de plastique. Je prends tout mon temps. Ce matin, je n’ai qu’une envie, flâner dans Paris, sans but précis, jusqu’ au vertige. En enjambant le boulevard Magenta, je débarque au cœur de la Goutte d’Or. Un attroupement de poilus scrute les images d’un Bruce Lee qu’affiche le cinéma du coin. Le petit kiosque étale les unes des quotidiens tunisien, Assabah, algérien, Al Moujahid, et marocain, Le Matin du Sahara. Des portières-grilles tournantes du métro Barbès-Rochechouart, surgie une foule compacte et multicolore pour se disperser dans les ruelles du quartier. A peine la rue traversée, un bonhomme me barre le chemin. Il me prend la main, me fixe de ses petits yeux, maquillés au Khôl, et de sa bouche coule un flux ininterrompu de paroles, « tes pas sont porteurs de bonheur, fils de destin. Ton voyage sera long, très long. Il ne fait que commencer. Ton errance te mènera loin, très loin. Tu visiteras des villes mystérieuses et rencontreras des êtres étranges. C’est ainsi, c’est écrit. Mais fais attention, mon fils, car elle te suit. Elle te suit comme ton ombre. Oui, je sais. Son souvenir hante tes nuits d’insomnie. Ecoutes-moi, t’es fragile, honnête et fils de bonne famille. Écoute plutôt la voix du destin dont je ne suis que le messager. Aimer c’est mourir. Le jour où tu la retrouveras, tu mourras. Ne la cherche pas, ne la cherche plus… ». Drôle de charlatan avec carte visite aux lettres dorées et la Djellaba de laine noire qui sente le fumier, en plein paris !
Pareil qu’à Belleville, sous le pont du Métro qui, fait trembler, de son vacarme, le bitume, se tient le marché de la Goutte. Les mêmes foules, les mêmes cris de marchands de quatre saisons et les mêmes litanies de nécessiteux. Dans des cages-rôtissoires, les têtes de moutons ont l’air de vous sourire malgré leur calvaire. L’odeur de ce rôti, du pain rond et chaud, de la menthe fraîche et des épices sont les senteurs qui vous accueillent. Bienvenue à Barbès.
A l’entrée d’une vétuste ruelle, des vendeurs à la sauvette vous proposent des lames des rasoirs, des vestes, des bagues qu’ils disent d’or. Ils vous tirent dans un coin pour vous montrer, à peine dissimulés, un caméscope, de la poudre blanche ou un flingue. Le restaurant d’Agadir, la rose de Marrakech, le coiffeur des amis, le Hammam du peuple…Enseignes, en arabe, et la musique qui jaillit de partout. Beaucoup de stars se sont faites et défaites à Barbès. C’est ici que le new Rai a explosé avec les Khaled, Kader, Sahraoui et Zahwania. Avec « me voilà venue, même si je suis venu, j’en ai marre », Najat Aâtabou a fait un tabac. A flâner chez les disquaires, on peut dénicher ici ceux qu’on n’entend plus là-bas. Pas loin de chez Tati, un vieux maghrébin, en imperméable et casquette à l’Aldo moro, pianote, l’air songeur, le comptoir d’un bar, devant son Ricard. Du juxbox,Cheb Kader entonne, « de bar en bar, il ne me reste plus un dinar/ j’ai oublié mes enfants et mes amis , l’exil m’a brulé/ al waktdani, al waktdani/ ce que je gagne le jour, je le claque la nuit/ zhoudani, zhoudani/ de bar en bar, j’aime le Ricard ».
Au croisement des rues de Chartres et de la Charbonnière, Paris-Match, 20 juin 1955

La Goutte d’Or, une prestigieuse liqueur datant du Moyen-âge qui a donné son nom au quartier et à l’un de ses plus anciens bistrots. Cette goutte a fini étincelante dans le verre de thé à la menthe d’un vieux et impénétrable algérien, attablé à la terrasse du café Kabyle où j’ai croisé, une fois, Momo. Café communautaire avec ses images, sa musique et ses décors, références à la Kabylie, à son histoire, à sa culture, fragment d’une vagabonde identité, transplantée dans une ruelle de Barbès, à Paris. Les clients y parlent kabyle, jouent aux cartes, écoutent Cheikh Sahraoui, Idir, Jamal Allam, Djurjura, Aït Menguelett et sirotent la bière en canettes ? Le troquet ne sert pas de pression. A le voir, seul au comptoir, devant son Ricard, on devine que c’est un étranger. Avec ses lunettes fond de verre, son costard délabré et sa cravate bariolée, on dirait un pauvre fonctionnaire consulaire. Il n’adressait la parole à personne. Comprenait-il le kabyle ? En me devisant à la dérobée, il finit par balbutier quelques mots, en arabe, pour me demander si j’étais un étudiant étranger. Quand il me raconta sa vie, je l’ai surnommé « Momo, le sympathique truand ».
Pour justifier sa présence dans ce troquet et son déguisement de faux fonctionnaire consulaire, il m’expliqua que c’était pour passer inaperçu. Recherché, il fuillait les flics et contrôles d’identité. Dans le quartier, CRS et militaires patrouillaient. Tout étranger et tout objet, suspects, sont contrôlés. Une valise laissée dans le hall d’une gare, une serviette oubliée sur le comptoir d’un bar sont immédiatement dynamitées. Paris, en état de siège, vivait dans la psychose des bombes et attentats. Et ça empêchait Momo de vaquer à son business, les braquages et les casses. Depuis le début des événements, il se fait discret, évite ses amis et ses lieux habituels.
Momo a débarqué en France au début des années soixante-dix. Il faisait partie d’une équipe de foot casablancaise qui venait disputer un match à Paris. Les joueurs n’avaient qu’un seul et unique passeport collectif. Une fois la partie terminée, Momo s’évapora dans les méandres de la méga cité. Depuis, il n’a plus remis les pieds au pays. Sans passeports ni carte de séjour, il vivota longtemps dans le noir, de petits boulots avant de toucher à la petite délinquance avant de finir dans la grande. Au début, ce fut l’étalage, les autoradios et autres bricoles, liquidées dans les sombres ruelles de la Goutte d’Or. Après de nombreux séjours dans les prisons de la région, il finit par se faire un nom dans le milieu. Momo est l’un des chefs du gang des casseurs, spécialisé pour dévaliser des magasins de la Hi-Fi et des entrepôts de fringues. Les flics me connaissent. C’est pourquoi je me déguise. On a joué maintes fois avec eux au chat et à la souris dans le coin. Ça nous est même arrivé d’échanger des coups de feu. J’ai constamment sur moi un flingue, mais ça reste dissuasif. Je n’ai jamais tiré pour blesser et encore moins pour allumer. Nous autres, nous avons notre code d’honneur. On vole c’est vrai, mais les riches. On ne touche jamais à la came et on n’a pas de sang sur mes mains. Les petits caïds d’aujourd’hui agresse les petites vielles, violent les midinettes et n’hésitent pas à buter pour une grimace ou un sourire. Les temps ont changé. Que dieu nous délivre de nos démons. »
La vigie Fleury dans les années 1970

A Paris, Momo compte beaucoup d’amis parmi les étudiants étrangers. Pour se changer les idées, lui qui n’a pas posé les fesses sur le banc d’une quelconque école, il fréquente la cité internationale, son resto, les meetings de Aziz, sa bande et les fêtes, organisées dans les différents pavillons. Grand cœur, il finance les boissons et les tagines, préparés dans la promiscuité des chambres, aide les nécessiteux et prête aux fils de riches, des notabilités au pays. Des francs qu’il récupère en dirhams marocains. Son frangin lui a ouvert un compte au siège central de la Banque populaire de Casablanca. Tourmenté par des années d’exil et l’idée du retour, il ne cesse de penser à sa retraite et d’alimenter son compte. « Une fois au pays, je m’adonnerais aux affaires. Cette-fois légales, cacher, halal. J’ouvrirais un café et une boutique, dédiée à ma passion, le foot. » Supporter du PSG, il n’a pas autant oublié son club favori, le Widad Casablancais. Je trouve Momo, ces derniers jours, déprimé, mélancolique. Il a la nostalgie du pays, le blues de sa ville natale, surtout de ses troquets, la Cloche, rue du 11 janvier, ex Liberté, et Marcel Cerdan, boulevard Mustapha Maâni, où il retrouvait ses amis au beau vieux temps. Ils passaient des heures à siroter des canettes de bière et à évoquer le ballon rond, son histoire et ses légendes. « La première chose que je ferais, une fois à Casa, c’est de me taper une Storck fraîche au Marcel et d’admirer les portraits de nos deux grands champions, le bombardier Cerdan et le jongleur Benbarek, la perle noire du foot international ».
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Sur le marché, je tombe sur Bihi qui m’invite à déjeuner. Bihi, Addi, Moh et les autres. Ils sont six, parqués dans un taudis, loué au lit, place Clichy. Chacun cotise, pour son sommeil, deux cent balles mensuelles. Le logis est constitué de deux pièces, un dortoir avec des lits superposés et la cuisine qui fait aussi office de salon et de salle à manger. L’ensemble est meublé d’une manière sommaire : Une table de formica qu’ils ne cessent d’astiquer par ennui, de disparates chaises, une télé noir et blanc récupérée et la mini-chaîne délabrée, constamment sur Radio -Orient branchée. Les murs sont garnis par un calendrier de la Banque Populaire, cadeau de fin d’année, de versets du Coran calligraphiés et de posters en couleurs des villes de Fès, Meknès, Marrakech et Tanger, signés, en bas, à droite, Office National Marocain du Tourisme. C’est là qu’ils passent leur temps à boire du thé à la menthe, à manger le Tagine rituel, préparé à tour de rôle et dégusté en commun à la main, et à recevoir invités et amis. De retour du pays, ces derniers apportent la menthe séchée, les amandes fraîches et les nouvelles de deuils et de fêtes. Une manière de se réchauffer, l’appartement ne possède ni chauffage ni eau chaude, quant aux chiottes, elles sont communes et installées sur le palier. Bihi disait que c’est un château face aux mines du Nord et à leurs baraquements.

« Nous atterrîmes en France en pleine nuit. Je ne connaissais de la contrée que ce qu’ont chanté les Rwayés, les HajBelaïd, Ouwahrouch et les autres. Ils évoquaient, dans leurs morceaux, les foules, les constructions et les automobiles. Moi, ce qui m’a le plus fasciné en arrivant fut la lumière. La lumière des projecteurs de l’aéroport, des phares des milliers de voitures circulant dans les deux sens de l’autoroute, de la station-service, sa boutique, sa machine à distribuer le café et ses toilettes, parfumées, illuminées. Habitué aux bougies, aux lanternes à l’huile d’olive et aux pots de carbure, j’avais l’impression de vivre le jour en pleine nuit. Ça relevait du rêve, de la magie. En bus, la route fut longue et interminable. Nous nous débarquâmes au Nord qu’aux aurores. Je me souviens, comme si c’était hier, de la brume matinale, de la fine pluie, des flaques d’eau reflétant la grisaille des mines endormies des mineurs, des maisons et des environs. Un berbère de chez nous nous accueilli et nous installa dans nos chambrées. Le lendemain commença la descente dans les entrailles de la terre, là où il n’y a plus de différence entre un blanc et un brun, là où toutes les gueules sont noires. Une fois là-haut, c’est les mêmes qui nous regardent de travers. Certes nous n’avons rien en commun, ni religion, ni langue, ni nourriture. Dans la mine tout est organisé pour qu’on ne se rencontre pas. Notre berbère s’occupait aussi de la paperasse et du ravitaillement. Il nous accompagnait chez le médecin et dans la ville d’à côté, les jours de relâche. Les habitants nous dévisageaient avec curiosité, les uns le sourire aux lèvres, les autres le regard froid. Un jour, j’ai reçu la visite d’un cousin, installé en France avant moi. Quand il a vu ma condition, le risque de moisir dans le Nord et de finir par choper la silicose, il me conseilla de quitter la mine. Ce qui fut fait une fois la paie du mois touchée. En sa compagnie, je descendis à Paris. Grâce à l’intervention, rémunérée, d’un certain El Haj, on m’embaucha chez Renault où je fais depuis les trois huit avec Addi, Moh et les autres. »
Bihi débite son récit tout en préparant le déjeuner, un Tagine d’agneau aux légumes. L’ustensile est en terre cuite émaillée. Ramené du pays, il le manie avec beaucoup de délicatesse. Dans de l’huile d’olive qui frémit, colorée au paprika, il fait sauter les morceaux de viande soigneusement coupés et lavés avant d’ajouter les oignons en rondelles, les carottes, les pommes de terre, les tomates, l’ensemble saupoudré d’ail et de persil, finement hachés, de cumin, sel et poivre. Pendant des heures, le tagine mijote à l’étouffé à feu doux. Quand Bihi soulève, de temps à autre, le couvercle pour surveiller la cuisson et arroser le met de sa propre sauce, une enivrante senteur envahit la pièce et les escaliers. Quand j’allais leur rendre visite, c’est de la rue que je la sentais. Le tagine et le thé sont des spécialités d’hommes. Comme au Bled, ils rivalisent dans leur confection. Bihi me sert un verre et reprend le fil de la narration.

« L’usine, c’est la routine. Chaque jour que fait le bon Dieu, je me lève à cinq heure du matin, je prends mon petit déjeuner, je prépare la gamelle du déjeuner et je quitte le logis sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller ceux qui venaient de rentrer. Dehors, les ouvriers affluaient de tous les coins rejoindre le bus en marche, stationné sur la place. Emile profite de l’attente des retardataires pour siffler quelques bières, les premières de la journée. Sacré Emile, le premier client à entrer dans le bistro, le dernier ouvrier à monter dans le bus. Comme d’habitude, le chauffeur rouspète, comme d’habitude Emile s’excuse. Le car démarre enfin. La même scène dure depuis des années. A l’arrivée, des dizaines de cars déchargent des centaines d’ouvriers. Sacs et gamelles en bandoulière, ils se dirigent vers les vestiaires. Quelques minutes plus tard, chacun est devant son poste. La chaîne démarre. Sous le regard des chefs et des agents de maîtrise, les mêmes et anonymes gestes s’accomplissent. Au bout, le monstre n’arrête pas de pondre des voitures. J’ai travaillé dans divers ateliers. J’ai placé des pare-chocs, des sièges, des radiateurs, des pneus, des autoradios…mais, après tant d’années, je suis incapable de réparer la moindre panne. A neuf heures, c’est la première pause. Jean le moustachu étale ses fromages et débouche sa bouteille de pinard. Il ne nous a jamais adressé la parole, mais il n’a que le mot Arabe à la bouche. Il n’arrête pas de s’engueules avec Thierry qu’on surnomme le Syndicat. Michel, notre chef, est sympa. Amateur de brochettes, de couscous et des cadeaux du Bled, il passe son temps à prévenir les jeunes stagiaires des méfaits de l’alcoolisme à l’usine tout en ayant un verre dans la poche. En cachette, il se sert chez les uns et les autres. Ravagé, Emile ne suit plus la cadence de la chaîne. Après plusieurs incidents, on le case aux entrepôts. Il s’occupe nonchalamment de quelques commandes, boit ses coups et roupille entre deux allées, au fond d’un carton. A l’heure du déjeuner, les uns rejoignent la cantine, les autres, comme nous, préfèrent leurs gamelles. Le travail reprend, les heures s’écroulent. Au coup de sirène, la chaîne s’arrête. Ouf, on souffle. Vestiaires, douches et bus qui se remplissent. Au retour, la majorité des ouvriers somnolent. Emile s’endort profondément et ne se réveille qu’a l’arrivée. Après une dernière plaisanterie avec le chauffeur, le revoilà qui se dirige, instinctivement, en direction du bistro. Il n’en fait pas seulement l’ouverture, mais aussi la fermeture. Sacré Emile. »
Bihi me décrit, avec ses mots simples, l’usine moderne. Le pouvoir hiérarchisé avec les cols blancs, les chefs, les agents de maîtrise et les ouvriers. L’espace divisé entre bureaux, ateliers, dépôts, couloirs réservés aux hommes et ceux réservés aux engins. Le temps chronométré jusqu’à l’anodin geste effectué par un manœuvrier. C’est Bruno, un étudiant stagiaire venant travailler pendant les vacances d’été, qui lui expliquait ce monde pendant les pauses, l’univers de la productivité à moindre coup, le travail qui ne nécessite aucune qualification et ne débouche sur aucun apprentissage. Un jour il lui parla du règne de la machine, de la fin du travail manuel. On venait d’installer les premiers robots dans les ateliers de peinture. C’est à partir de ce moment que Bihi commençait à réfléchir à son avenir. Qu’allait-il faire ? Recevoir une aide au retour et rentrer au pays, s’accrocher jusqu’à la retraite ou quitter l’usine et investir dans une épicerie ? Son ami Kacem le Soussine cesse de répéter que c’est l’avenir. C’est ce qu’il fera. Berbères, Auvergnats, même combat. La littérature coloniale ne leur trouvait- elle pas d’intrigantes similitudes ? Je me rappelle d’un livre de mon enfance, un gros bouquin relié en maroquin vert avec des photos en noir et blanc représentant des berbères de chez nous. L’auteur, dont j’ai oublié l’illustre nom, les prenait pour des Auvergnats.
Au beau matin, en prenant le bus pour l’usine, Bihi et ses amis furent confrontés à une intrigante image que les colleurs d’affiches de chez Giraudy étalaient sur le boulevard Clichy. On y voit deux berbères qu’on reconnaît à leurs Jellabas blanches et leurs poignards d’argent ciselés et étincelants. Ils se touchaient les visages dans un foudroyant éclat de rire. En arrière-plan, on devine un Souk des hauteurs de L’Atlas, un jour ensoleillé. De l’ensemble se dégage une immense joie de vivre. Ils retrouvèrent la même image sur la route de Flin, en ville et dans les stations de Métro. Des questions sans réponses, tourmentèrent leur esprit. Qui sont ces deux types, que venaient-ils faire en plein Paris, incrustés parmi de belles blondes et de beaux mecs vantant les Jeans Levis, les bagnoles Renault et les costumes Hugo Boss ? Ne cachant pas leur fierté, ils discutèrent pendant des semaines à propos de cette image. Chacun d’entre eux avait sa petite idée. Les uns prétendaient reconnaitre la région, le Souk et son jour, les autres les personnages et leur familles…Ce qui les a le plus intrigué, c’est le regard extasié des français devant l’image. Pourquoi on ne les regarde pas de la même manière quand ils portent le même costume, affichent le même sourire, se demandent-ils. Hélas, ce qui nous intéresse chez l’Autre, c’est avant tout son image. C’est ce qu’a saisi l’imaginaire publicitaire. L’affiche, concoctée par Publicis du Casablancais Maurice Levy, fait partie d’une nouvelle campagne lancée par l’Office National Marocain du Tourisme. Sa légende disait, « le Maroc, un royaume où le rire est roi ».

Quand ils ne travaillent pas, ils traînent au marché, prient à la mosquée, un garage et un prédicateur financés par les frères saoudiens, ou reçoivent Fatima, Zohra ou Aïcha. Femmes à tout faire, elles s’occupent du ménage, du linge et écartent, pour trente balles la passe, leurs jambes. Et au suivant. Il leur arrive aussi de se taper des pédales, « pour du beurre » disent-ils comme pour se justifier. L’expression « Tamoudite », en berbère, veut tout simplement dire pour du blé. Le secret est de polichinelle. Aux cours de soirées entre hommes, arrosées de thé à la menthe, ils évoquent, entre fantasmes et réalité, les dragues au bois de Boulogne, les dames aux limousines de luxe et aux voilettes noires, des bourgeoises nymphomanes à la quête de grosses et affamées quéquettes. Ils ne revoient leurs femmes qu’une fois par an, le temps des « facances », moment longuement préparé, événement dans une routinière vie, sorte de répétition rituelle et annuelle du définitif retour. En France, ils ne se considèrent que de passage et ne possèdent qu’un passeport et une valise qu’ils enfouissent, faute de placard et d’armoire, sous les superposés lits. Dans l’exil, ils ne dépensent que le strict minimum, le nécessaire vital pour la survie de leurs corps, de leur force de travail. Prendre un café, acheter un journal, aller au cinéma…relèvent à leurs yeux du gaspillage. Ils ont du mal à comprendre leurs camarades français avec leurs difficultés chroniques, crédits et comptes, toujours en rouge et à découvert. Ne comprenant rien aux fluctuations du change, aux placements et autres taux d’intérêts, c’est la Banque Populaire qui bénéficie de leurs économies, banque à l’emblématique et infatigable cheval qui n’a ni bride ni selle. La seule folie à laquelle ils succombent reste les cadeaux pour la grande famille, une ou deux valises remplies, une fois par an, de la camelote de chez Tati. Un bric-à-brac de thé vert chinois et de ses ustensiles, plateaux, théières, verres, de médiocres Saint-Louis, des kilos de clous de girofle, des foulards multicolore et l’incontournable parfum Rêve d’Or. Une fois au patelin, ils les étalent avec fiertés sous le regard ébloui des mômes de la famille.
Les frères H’ssain sont allés encore plus loin dans les brumes du Nord. Ils se sont installés en Hollande dont ils ne sont revenus que quelques années plus tard. Je me rappelle leur retour qui avait fait à la fois sensation et scandale. Avec leurs longs cheveux, leurs jeans, chemises à fleurs, sabots noirs et leur teint qui s’est éclairci, adouci, les vieux les prirent pour des nazaréens. En ces temps-là, quelques rares touristes s’aventuraient jusqu’à notre haute et lointaine vallée. Outre une voiture au klaxon claironnant, ils avaient ramené d’étranges étrangers objets. Des miroirs qui vous agrandissent et rétrécissent la tronche, des polaroids qui vous crachent, en un clin d’œil, votre image au visage, des montres qui parlent, un âne noir en plastique qui chie des cigarettes et des jeux de cartes avec des bombes, blondes, toutes nues, aux généreuses rondeurs et aux fortes poitrines. Elles passèrent de main en main, fascinèrent et fantasmèrent, pour longtemps, hommes, femmes et gamins. On soupçonna même les frères H’ssain d’avoir apporté des bouteilles de spiritueux, mais personne ne les a vus. Depuis le départ des juifs qui macéraient et distillaient les figues pour la confection de Mahia, fameuse eau de vie aux innombrables degrés et vertus, l’alcool n’avait plus circulé dans le patelin. Les sages du village méprisent ceux qui fument, quant à ceux qui picolent, ils les bannissent, même quand ils s’y adonnent loin de leur regard, à l’étranger ou dans les plaines de l’Azaghar, de la plaine.
Le look et les objets des frères H’ssain soulevèrent débats et polémique. C’était ainsi chaque fois qu’une nouveauté s’introduisait. Ce fut le cas quand Baha, le bâtard de Nejma, ramena un baby- foot de Casa. On en discuta pendant des mois. Le village se divisa en deux clans, les jeunes et les vieux, les pour et les contre. Quant aux femmes, elles s’en foutaient royalement. Elles avaient d’autres chattes à fouetter. C’est le Fkih qui trancha. Il profita de la prière du vendredi et de son prêche pour annoncer que le baby-foot n’est qu’une vulgaire machine satanique, inventée par Iblis pour distraire le bon musulman et l’empêcher de faire ses dévotions. Versets coraniques et Hadits à l’appui, il conclu qu’en jouer est illicite. Depuis, l’eau coulé dans l’oued Maghrane et sous les ponts de la Seine. Les petits vieux tombèrent les uns après les autres telles les feuilles automnales de l’amandier. Ah ce que j’aimerai voir leurs tronches face aux téléviseurs, aux paraboles, aux cassettes vidéo, aux portables et aux canettes de bières, en aluminium, ramassées à la pelle dans les vergers. Ils se retourneraient certainement dans leurs tombes, à l’ombre de la petite montagne, en psalmodiant, chapelet à la main, Dalail Al Khairat, les preuves manifestes de la piété, comme ils l’avaient fait au long de leur humble vie.
Le corps en France, l’esprit au Bled et les années qui passent. Depuis des années, les émigrés psalmodient eux, « l’année prochaine au pays », litanie d’un hypothétique retour, renvoyé de congé en congé. Avec l’arrivée de leurs femmes dans le cadre du regroupement familial et les multiples naissances, dopées par les allocations, les choses se compliquent. Une nouvelle génération voit le jour, celles de jeunes tiraillés entre deux pays, deux cultures, deux identités, le cul entre deux chaises. Une génération suspendue, mal dans sa peau, terrain fertile pour toutes les dérives. Désœuvrés et démunis, les vieux sombrent. Les uns dans la prière, les autres dans l’alcool. Il est loin ce jour où Mogha, un marchand de chair humaine à la solde des Charbonnages de France, est allé les arracher à leurs patelins. Il voulait des gens du Sud, des berbères honnêtes, gaillards et analphabètes. En présence des autorités locales, il les sélectionna comme du bétail. C’était un jeudi, jour de l’hebdomadaire marché, qui s’est transformé à l’occasion en une gigantesque foire aux corps. Alignés sous un soleil de plomb, il examina leurs mains, leurs dents et leur donnait des coups pour jauger leurs réactions. Visite médicale et analyses supplémentaires sont effectuées à Ain Borja à Casablanca avant qu’on les transférât, de nuit, en vols spéciaux. Eux qui n’avaient jamais quitté les hautes vallées, une fois dans les cieux, ils se sont crus les hôtes du bon Dieu et ont pris les hôtesses pour les anges du paradis. Buveurs du petit lait, ils goûtèrent pour la première fois aux délices des Danone sucrés. Le jour de leur départ, femmes et fillettes du village chantonnaient, à l’instar de Mririda, la poétesse de Megdaz et des hauteurs de l’Atlas, talmsakt n’Mogha, anonyme et mémorial morceau, improvisé comme pour immortaliser l’événement.
Mohamed Ameskane est natif de Marrakech. Après des études en sociologie et histoire de l’art en France, il embrasse une carrière de journaliste culturel dès 1990. Auteur de livres sur les chansons marocaines et maghrébines, commissaire d’ expositions et réalisateur de documentaires TV dont la série «Filbali oughniyatoun», diffusée sur la première chaîne marocaine « Al oula ».