Bons baisers du Proche-Orient
Mariam El Ajraoui
Salata Baladi (Nadia Kamel, 2007) et Tinghir-Jerusalem, les échos du Mellah (Kamal Hachkar, 2013) sont deux documentaires originaires de pays différents (l’Égypte et le Maroc) et qui n’ont à priori comme point commun que le fait qu’ils ont été tournés en partie en Israël. Or, une lecture plus attentive permet de révéler de plus profondes similitudes… .
Salata Baladi est un documentaire réalisé par la cinéaste égyptienne Nadia Kamel en 2007. Elle s’y intéresse à l’histoire de sa famille, en particulier celle de sa mère Mary Rosenthal dont la famille de confession juive a quitté l’Égypte et s’est dispersée dans le monde. Certains se sont installés en Italie, d’autres en Israël. Mary, ancienne militante communiste et pro-palestinienne, a quant à elle choisi de rester en Égypte et s’est mariée avec un Égyptien musulman. Elle a maintenu des liens avec les membres de sa famille établis en Italie, mais a perdu tout contact avec ceux qui vivent en Israël, un pays qu’elle a toujours boycotté. Dans le documentaire, Nadia Kamel propose à sa mère de renouer avec sa famille israélienne et de leur rendre visite en Israël.
Tinghir-Jerusalem, les échos du Mellah est réalisé par le franco-marocain Kamal Hachkar en 2013. Le cinéaste enquête sur les Juifs amazighs marocains qui vivaient dans sa ville natale Tinghir et qui ont majoritairement immigré en Israël dans les années 60. Il se rend ainsi à Tinghir pour interviewer les Musulmans qui se souviennent de leurs anciens voisins et amis juifs, puis en Israël pour interviewer les Juifs d’origine marocaine sur les raisons et les conditions de leur immigration.
Les deux films ont en commun d’avoir été tournés en partie en Israël, ce qui a suscité une polémique dans leurs pays respectifs lors de leur sortie en salles, puisqu’ils ont été accusés d’encourager la normalisation des relations avec ce pays. Or, les liens entre les deux films résident surtout dans leur manière commune de représenter Israël et de construire un discours sur leurs pays d’origine. En effet, malgré les différences entre l’Égypte et le Maroc, entre les histoires distinctes des communautés juives qui y vivaient, les deux films semblent étonnamment raconter la même histoire, que l’on peut résumer de la manière suivante : L’Égypte et le Maroc étaient des pays cosmopolites et ouverts à l’«Autre » lorsque les Juifs y vivaient, mais, depuis leur départ, les deux pays semblent avoir oublié leurs identités plurielles.
Nadia Kamel commence donc son documentaire avec la prêche d’un imam, enregistrée dans une cérémonie religieuse, dans laquelle ce dernier sépare l’Égypte entre Musulmans et leurs ennemis. Son discours est présenté par la cinéaste comme étant la pensée qui domine dans le pays. Elle explique que sa motivation pour faire ce film c’est de raconter l’histoire plurielle de sa famille à son neveu Nabeel, un enfant de 7 ou 8 ans, et de lui permettre ainsi de comprendre sa propre identité d’une autre façon que celle proposée par l’imam. « Je me souviens que lorsque j’avais l’âge de Nabeel, ma grand-mère me racontait le conte des étrangers qui se sont rencontrés, qui se sont aimés, puis qui sont devenus mes grands-parents et mes parents. Si ces histoires ne sont pas racontées, elles vont périr. » dit-elle dans une voix-off.
De son côté, Kamal Hachkar raconte dès le début du film qu’il est né à Tinghir, qu’il a vécu toute sa vie en France mais qu’il retournait passer les vacances d’été dans sa ville natale: « Je n’étais ni simplement marocain, ni simplement français. Ni d’ici, ni de là-bas. La seule chose que je savais, c’est que je venais toujours d’un ailleurs. ». Le cinéaste ajoute que c’est cette identité complexe qui le pousse à mener son enquête et à « réveiller une mémoire refoulée ».
Dès le début des deux films, les cinéastes se donnent ainsi pour mission de raconter un passé qui risque d’être oublié, une preuve de la complexité et de la pluralité des identités des deux pays. Or, cette manière de les présenter suppose d’emblée, et sans prendre le temps de questionner cette supposition, que l’Égypte et le Maroc sont oublieux de leur histoire et que leurs populations sont enfermées dans une compréhension monolithique de leur identité.
Certes le départ des Juifs marocains a privé le pays d’une part importante de son identité, mais cela ne signifie pas que le cosmopolitisme marocain a cessé d’exister après leur départ. D’ailleurs, au moment où Hachkar réalisait son film, la nouvelle constitution marocaine (2011) avait reconnu l’amazigh ainsi que « les affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen » comme composantes importantes de la culture et de l’histoire du pays. Il semble que le cinéaste considère que le fait pour lui de vivre entre le Maroc et la France fait de lui une sorte d’exception, et qu’il imagine que cela le dote d’une conscience particulière de l’identité plurielle de son pays d’origine, à la différence des Marocains restés au Maroc. Hachkar oublie peut-être qu’il n’est qu’un exemple parmi de nombreux enfants d’immigrés, et qu’au Maroc même, les personnes n’ont jamais cessé de se déplacer et de se mélanger, entre différentes origines ethniques et différentes régions avec leur variété de langues et d’accents. En évoquant les langues parlées au Maroc, il ne faut pas oublier l’importance du français, de l’espagnol et de l’anglais, qui ont été imposés pendant la période coloniale puis par la mondialisation, et qui continuent de dominer au détriment non seulement de l’amazigh et de l’hébreu, deux langues défendues par le cinéaste comme symboles de la diversité de la culture marocaine, mais également de l’arabe, considérée comme langue apparemment dominante. La voix-off du cinéaste qui ponctue tout le film n’est-elle pas en français, alors qu’il démontre dans ses interviews qu’il maîtrise parfaitement l’arabe marocain et l’amazigh … ?
De la même manière, le petit Nabeel, prétendument victime d’une propagande islamiste obscurantiste, s’exprime autant en anglais qu’en arabe et semble d’ailleurs assez bien connaître cette histoire familiale « oubliée » que Nadia Kamel veut absolument lui faire découvrir. On apprend par ailleurs que le père du garçon est palestinien, mais cela n’est pas présenté par la cinéaste comme le signe d’un cosmopolitisme de la société égyptienne. Elle ne s’intéresse pas davantage à la communauté chrétienne du pays qui représente 10 à 25% de la population et qui est la plus importante du Proche et du Moyen-Orient.
Cette manière de simplifier l’Histoire et de présenter l’Égypte et le Maroc comme des pays qui ont oublié leurs identités complexes après le départ des Juifs, est accompagnée d’une représentation d’Israël comme un pays cosmopolite et ouvert. Renouer avec les Israéliens originaires d’Égypte ou du Maroc serait ainsi la solution miracle pour que ces deux pays retrouvent leur pluralité supposément perdue. Hachkar le dit clairement à la fin de son film : « En Israël, mes rencontres m’ont convaincu qu’il est possible de recréer des liens, malgré cette longue coupure, et qu’ensemble nous pouvons faire revivre ce Maroc pluriel. ».
Or, dans les deux films, la démonstration de ce cosmopolitisme israëlien a pour condition d’éviter autant que possible de parler des Palestiniens. Dans Tinghir-Jérusalem, ces derniers sont à peine évoqués par une vieille dame israélienne d’origine marocaine rencontrée par le cinéaste qui exprime le souhait de retrouver avec les Palestiniens la même paix et entente qu’elle a connue avec les Musulmans du Maroc. Dans Salata Baladi, la seule Palestinienne interrogée sur des questions frontalement politiques déclare que l’isolement des Palestiniens n’est pas dû à l’état de guerre avec Israël mais plutôt au boycott du pays par les intellectuels et artistes arabes. Le film ne présente pas d’autres points de vue qui pourraient nuancer ou même confirmer cette affirmation.
Effacer toute opposition palestinienne n’étant pas suffisant pour les deux cinéastes, il fallait aussi éviter toute critique ou note négative qui pourrait ternir l’image de cette idylle judéo-arabe à laquelle les Palestiniens ne sont pas conviés. Ainsi dans une interview à Safed, lorsque un Israélien demande à Hachkar : « Tu es musulman ? Personne ne te fait de problème ? On ne t’embête pas ici ? » Celui-ci répond avec étonnement : « Non, pas de problème. Pourquoi ? » Et lorsque l’homme répond avec évidence : « Pour un musulman, c’est pas facile d’entrer en Israël », le cinéaste lui répond : « Je viens souvent en Israël ». Mais Hachkar oublie de préciser qu’il possède un passeport français et qu’il se rend en Israël en tant qu’artiste pour réaliser un film qui n’y pose aucun problème en raison de son sujet. La situation aurait été tout autre pour un cinéaste marocain sans passeport européen qui voudrait, imaginons-le, filmer à Gaza par exemple…
La difficulté de déplacement et la présence militaire sont évoqués dans Salata Baladi lorsque la cinéaste filme le mur qui sépare la Cisjordanie et Israël, le checkpoint militaire qu’elle doit traverser en allant de Tel-Aviv à Ramallah, et lorsque Mary exprime sa déception de ne pas pouvoir accéder à Gaza. Mais cela est fait de façon furtive et Nadia Kamel ne semble pas particulièrement s’en préoccuper. En témoigne la brève scène dans le barrage militaire : lorsqu’un soldat lui ordonne d’arrêter de filmer, elle s’exécute sagement et ne revient plus sur ce sujet. Nous n’aurons donc que très peu d’images de ce barrage qui est pourtant la preuve même de ce que le film – tout comme celui de Hachkar – essaie d’éluder. C’est à se demander si cette censure ne l’arrangeait pas un peu…
L’image de l’ouverture et du cosmopolitisme d’Israël, construction qui s’appuie sur les origines diverses des Juifs venus du monde entier, semble séduire les deux cinéastes au point de vouloir y retourner, comme Kamal Hachkar dit le faire souvent, ou même s’y installer, comme le dit Nadia Kamel en partageant des verres d’arak avec ses parents et des connaissances palestiniennes à Ramallah. Et si pour croire à cette pseudo-pluralité, il faut oublier les Palestiniens, cela ne semble pas poser de problèmes pour nos deux amoureux du vivre-ensemble. Ainsi, tout en voulant déterrer la mémoire apparemment oubliée des communautés juives de leurs pays, ils n’hésitent pas à enterrer, par le même geste, la voix, l’histoire et la mémoire des Palestiniens.
Mariam El Ajraoui
Chercheuse en cinéma à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’occupe chez Terss de la rubrique Optica. Ses recherches se concentrent sur les productions audiovisuelles des mondes Arabes, avec un intérêt particulier pour leurs enjeux esthétiques et politiques. En plus de son travail académique, El Ajraoui est également actrice et réalisatrice.