Des djiins et un oiseau : une utopie pour traduire les mondes
Toledo et la Légende de l’oiseau amphibie racontée par Wajdi Mouawad.
Eléonore Aublayd (Léo)
Dans sa nouvelle «L’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige», Camille de Toledo imagine un parlement européen envahi par des Djinns et pris de panique ; en ôtant les casques de traduction simultanée des parlementaires, ceux-ci provoquent une situation des plus déconcertante, dévoilant ainsi une grande imposture. Devenus incapables de se comprendre mutuellement, ils se rendent alors compte de l’importance de la traduction.
Privés de l’illusion d’une langue commune, impossible d’ignorer plus longtemps le son de l’expression irréductible des langues.
Privés de l’illusion d’une langue commune, impossible de nier l’enseignement de l’incompréhensible.
Privés de l’illusion d’une langue commune, impos
sible de fuir l’expérience de la fragmentation.
Nous nous retrouvons ainsi dans “l’entre-des-langues”. Et dans cette antre des langues, nous devons nécessairement trouver des passages et construire les ponts entre divers contextes d’illisibilité et d’incompréhensible. Pour de Toledo, il s’agit alors d’un prétexte pour parler de la traduction en tant que langue propre. Celle qui nous rassemble, nécessaire à la construction d’un commun : “ […] non pas «une» langue commune, mais un corpus tournant de langues. Non pas une société savante, littéraire ou politique, bénéficiant du soutien de ses traducteurs, mais des êtres aux multiples appartenances, polyglottes, capables de dépasser les récits des nations.”
La langue qui comblerait l’interstice de l’entre-des-langues. La langue hybride qui permettrait à la traduction de parler directement, sans avoir à traduire. Celle qui provoquerait le léger étourdissement préalable à l’immersion brutale dans un bain d’immédiat indéchiffrable, ce sentiment de vide lorsque l’on plonge dans les eaux troubles de l’inconnu. Elle serait «La pédagogie du vertige».
Une dizaine d’années avant d’écrire sa pièce «Tous des oiseaux» (2017), Wajdi Mouawad a rencontré Natalie Zemon Davis. Dans son livre «Léon l’africain» (2007), l’historienne retrace la vie de Hassan al-Wazzân, voyageur musulman converti au Christianisme [*] par le pape Léon X au début du XVIème siècle. Ainsi rebaptisé Léon l’africain, il devint un diplomate capable de voyager entre les deux rives de la Méditerranée et utilisa lui-même la métaphore de l’oiseau amphibie, évoqué à la fin de Tous des oiseaux, pour se décrire.
Cette légende persane raconte l’histoire d’un oiseau qui souhaitait rejoindre les poissons qu’il trouvait si beaux, mais mortels, selon les paroles des autres oiseaux, et qui attendit des années avant de les mettre en doute.
« Ne va jamais vers [eux]. […] Nous ne sommes pas fait pour nous rencontrer ».
« Ne va jamais vers [eux]. […] Nous ne sommes pas fait pour nous rencontrer ».
« Ne va jamais vers [eux]. […] Nous ne sommes pas fait pour nous rencontrer ».
Cette mise en garde résonna longtemps, écho loin en lui, jusqu’au moment où, mélancolique de ce sublime inconnu et envahit de vertige, il décida de plonger dans le lac, désireux de combler ce manque qui s’était creusé en lui. C’est ainsi qu’il créa un passage entre deux mondes : une fois immergé, des ouïes poussent, lui permettant de respirer. En franchissant ce pas de l’interdit, cette frontière, cette séparation des mondes, notre oiseau à remonté le fleuve des malentendus – des non-entendus, des non-ouïs.
Doté d’ouïes, il put s’adresser aux poissons dans leur propre langue. « C’est moi », leur dit-il, « je suis l’un des vôtres, je suis l’oiseau amphibie ». L’oiseau amphibie ayant créé le passage entre son monde et le leur, n’est plus ni oiseau, ni poisson. Il est les deux. Ni tout à fait le même, ni tout à fait différent. Il peut dire, haut, fort et fier, « ME VOICI ».
J’aime imaginer que le vertige ressenti par les parlementaires déclenché par ce bain d’indéchiffrable provoqué par les Djinns est semblable au vertige que ressentit l’oiseau amphibie. En cédant à son vertige, au péril de sa vie et à l’encontre des règles de sa tribu, notre oiseau devient capable, tout comme al-Wazzân, de vivre dans les deux mondes – des ouïes lui poussent ! De la même manière, il devient capable de parler la langue du passage ; il nous enseigne ainsi ce que signifie l’interstice entre les langues, cet espace intraduisible : le processus même de la traduction. Cette «pédagogie du vertige».
Est-il ce traducteur, cet être polyglotte aux appartenances diverses capable de dépasser les récits traditionnels, de dépasser les récits des nations, ou encore de rendre lisible, compréhensible et audible la voix des autres en passant par leur langue, comme l’écrit de Toledo ? Cet oiseau amphibie peut-il nous enseigner les perceptions multiples naissant dans l’espace entre les frontières ? Dans cet écart entre les mondes ?
Peut-être qu’en ôtant ces fameux casques de traduction simultanée, les djiins farceurs du parlement de «L’utopie linguistique», faisant plonger ce monde vers la conscientisation d’être un croisement linguistique d’une intensité folle, ouvrent un passage vers la naissance, la création d’une multitude d’oiseaux amphibie. De nouveaux oiseaux amphibies qui, au cœur de l’expérience de la fragmentation, seraient capables de l’interroger et de créer un nouveau langage, pont entre les nations et les états, entre les cultures et les histoires individuelles.
Ce nouveau langage, né d’une opposition aux récits traditionnels, permettrait de les dépasser, d’aller au-delà des savoirs “acquis” et de faire ainsi évoluer les conceptions individuelles et collectives du monde et des éléments qui le constituent.
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Il s’agit là du pouvoir même de l’art : créer des ponts entre les choses et les êtres, même s’il est impuissant face à de nombreuses choses, notamment face aux problèmes géopolitiques ou économiques.
Ainsi, notre oiseau amphibie serait-il un artiste ? Cette «pédagogie du vertige», ne serait-elle pas, dans ce contexte, une sorte de pédagogie amphibie ?
L’artiste a une situation bien particulière : son statut peut lui permettre de traverser les frontières, les pays, de rencontrer différentes populations physiquement ou à travers la diffusion de son travail qu’elle qu’en soit la source. L’art est politique. Il est économie. Il est religion. Il est histoires et Histoire. Il est cultures. Il est tout cela car il n’en est aucun, et permet, d’une certaine façon, de dépasser le réel. Il opère dans toutes les cultures sous de nombreuses formes, faisant naître, par là même, une sorte de pédagogie amphibie : l’art comme la traduction des mondes.
Peut-être est-ce là, la rencontre avec l’idée absolue de l’altérité.
De cette manière, l’art pourrait-il être présenté comme un traducteur des mondes, comme cette pédagogie amphibie ? À cette question, je n’ai pas de réponse. Mais il est possible d’essayer et de réessayer librement à travers l’art, libre de partager volontairement des choses à des communautés. L’artiste Maria Lai, par exemple, mit en place son œuvre «Llegarsi alla montagna» (1981), à travers laquelle elle réussit à unir tout un village grâce à un ruban bleu. Elle écrivit d’ailleurs par la suite que “[…] la légende, les peurs des gens, leurs espérances d’ouverture au monde, le besoin de chercher une dimension symbolique pour exister humainement, peuvent être racontés avec le ruban d’un esprit collectif.“
Ainsi, même si l’art ne permet pas de réaliser des utopies, au moins permet-il de les exprimer librement et dans ce processus, de leur permettre d’opérer en son sein. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas une légende et nous n’en connaissons pas la fin ; autant essayer de les réaliser, nos utopies.
Eléonore Aublayd
Diplômée en Arts visuels et en gestion de projets culturels, Eléonore Aublayd (Léo) a travaillé en France, au Royaume-Uni, au Maroc et en Espagne. Elle s’intéresse à la question du chez-soi et du rôle de l’art dans la possibilité de vivre ensemble, en dehors des conditions où l’héritage colonial (social et environnemental) est omniprésent. En 2023, elle développe une résidence d’artiste itinérante (Les tortues volent aussi, avec l’association Référent Ciel) entre Tanger et Marseille, donnant lieu à une publication bilingue (Ar/Fr).