Des Paysages Cosmiques

Drew S. Burk
Qu’est ce qui définit le spirituel en tant que processus uniquement humain, liant avec ce qu’on appelle la conscience—le sentiment du soi ou bien le sentiment d’être vraiment présent dans le hic et nunc? D’ailleurs, est-ce un processus uniquement humain, ou bien est-ce que la conscience est un mode ou bien une atmosphère partagée entre les êtres variés et leurs milieux ? On sait, par exemple, que l’une des pratiques ou rituels le plus souvent liés au milieu spirituel est la pratique du deuil. Chaque culture spirituelle a sa propre façon de s’organiser autour du rituel du deuil vis-à-vis de la mort. C’est une façon de tisser des liens sociaux entre les membres d’une communauté. Récemment, les chercheurs ont même identifié que les cétacés, comme les dauphins et les baleines à bosse restent avec leurs congénères pendant une période avant ou après la mort jusqu’à ce que l’animal quitte les profondeurs de l’océan. Ils le guident à la surface de l’eau et parfois, même continuent à accompagner la carcasse[1]. Il y a un nom pour cette tendance spirituelle pratiquée par plusieurs espèces et pas seulement par des êtres humains : elle s’appelle le comportement épimélétique et implique qu’un être sain prenne soin de celui qui est souffrant.
Il se peut alors que la pratique spirituelle soit avant toute chose une pratique de l’élévation de la conscience vis-à-vis de soi, une pratique de transformation individuelle et collective, en vue du soin communautaire, une forme d’épimélétique exigeant un rapport avec l’individu et le groupe qui tâche de prendre soin de l’individu qui souffre mais aussi d’entretenir des liens culturels et symboliques de la communauté en général. De ce fait, il est possible aujourd’hui de discerner que la pratique spirituelle comprend non seulement la culture des individus d’une espèce quelconque, mais aussi leur milieu de vie. Si on comprend d’abord que n’importe quelle communauté fonde sa pratique spirituelle à partir d’un milieu précis, ce qu’on appelle dans la philosophie grecque antique la chôra, on comprend alors que pour les êtres humains,
« le milieu est à la fois naturel et culturel […] et que la société ménage son environnement selon la représentation qu’elle s’en fait. […] Le milieu est à la fois collectif et individuel, ni objectif, ni subjectif mais qui comprend celle [la dimension] des pratiques qui ont engendré le milieu au cours du temps et qui sans cesse l’aménagent/réaménagent »[2],
Ces pratiques de l’emménagement et le milieu qui les produit sont un dynamisme qui peut se modifier au cours du temps, mais qui garde néanmoins quelque chose de l’ordre de l’éternel. Et c’est bien cet aspect de l’éternel que l’on propose comme étant le noyau du spirituel. Un souffle, une force, une atmosphère, une ambiance qui sert comme harmonie de l’ordre cosmique.
L’individu et le collectif alors ne sont qu’une partie du milieu et sont toujours dans un rapport dynamique que l’on peut qualifier de cybernétique où un système éco-symbolique, le logos se temporalise dans un rapport entre humain et machine, mais une machine vivante qui est la nature elle-même, le physis[3]. Ce processus n’est alors ni subjectif ni objectif mais ce que Berque appelle trajectif. C’est à dire un trajet et un rapport qui mélangent le monde intérieur—d’introjection et un processus extérieur de projection créant ainsi un trajection…[4] Pour un géographe et penseur du chôretique, le milieu est un site d’une genèse réciproque entre les êtres qui le peuplent, et dans le cas des humains (et sans doutes d’autres espèces sur terre), à travers les processus éco-techno-symbolique, où la métaphore joue un rôle essentiel dans un plus grand aménagement de soi et du paysage, et comme on va tenter de montrer, entre la vie spirituelle et son rapport médiateur entre le cosmos et la conscience des êtres, et peut–être non pas uniquement de la conscience des êtres humains mais aussi des autres espèces comme les baleines.
Shrines in snowy mountains – Hiroshige (1797-1858)

Mais, comment alors se manifeste ce rapport médiateur du spirituel entre la nature et la culture dans une genèse réciproque que l’on pourrait qualifier de cybernétique ? Prenons un cas assez familier qui semble bien montrer ce processus dans le cas de la métaphore spirituelle qui joue un rôle important dans le bouddhisme et plusieurs autres pratiques spirituelles : le rapport entre l’être humain et le ciel.
Dans son livre intitulé Qu’est-ce que la religion ?, Nishitani Keiji parle et décrit sa pensée bouddhique à travers la métaphore du ciel où il cherche à comparer ou bien enseigner la nature bouddhiste du néant de sunyata : la vacuité profonde qui est encore plus profonde que le fond abyssal d’une vallée ou bien la vaste couche immense d’un ciel cosmique englobant,
“la voûte du firmament dont on parle dans ce cas n’est pas simplement ce qui s’étend au loin au-dessus de la vallée, mais elle est ce à l’intérieur de quoi se trouvent et se meuvent la terre, et nous, et les étoiles innombrables” [5]
Nous sommes redevables aux systèmes de significations pour communiquer ou transmettre un certain mouvement dynamique affectivo-émotif qui communique une certaine saturation du sens (Marion) ou bien une saturation dans les structures archétypales même, qui empêtrent des couches de sens symboliques et historiques de la conscience humaine. Et on peut voir d’emblée de la part de Nishitani à la fois une tentative de communiquer et de substituer à la vacuité nihiliste quelque chose d’encore plus à la lisière liminale de sens, un lointain du ciel qui soit au-delà et en deçà de tout : une vacuité au-delà du vide.
Or, la tentative de Nishitani de décrire quelque chose de la vacuité de sunyata, quelque chose de l’ineffable, n’est pas en soi, une tentative de toucher au nihilisme, mais d’aller plus loin, au-delà des remarques de Nietzsche sur la mort de Dieu. D’ailleurs, Nishitani se concentre précisément sur quelque pratique discursive pour nous guérir de cette maladie nihiliste dont parle Nietzsche, un Nietzsche qui en souffre (comme Kierkegaard aussi, un autre philosophe à qui Nishitani tente de répondre dans son travail) mais un Nietzsche qui néanmoins est rempli d’un espoir ou d’une force active (comme dirait Deleuze). Contrairement à l’atmosphère de l’être que l’on trouve chez Nietzsche ou Kierkegaard, Nishitani tente plutôt de retourner à une certaine conception bouddhiste qui accordera une immensité à l’existence et un certain émerveillement ou bien ce qu’on pourrait appeler le sublime. Une certaine dimension cosmique qui rendra néanmoins une certaine poésie au paysage au-delà du sens mais qui en même temps, l’englobera. Dans ce sens, la poétique à l’œuvre chez Nishitani redonne un état d’atmosphère de l’être ou bien une atmosphère du présent qui n’est pas nécessairement phénoménologique mais qui cherche néanmoins à fonder l’humain sur une « profondeur insondable qui se trouve en réalité dans une voûte sans limite du firmament… »[6]
Nishitani explique encore cette expérience du sunyata, comme une sorte d’atmosphère de l’être en rapport avec l’extase même de l’existence:
“le fait que la position de l’existence dans l’ekstase, suspendue dans le nihil, soit venue se manifester comme la position de l’être propre véritablement subjectif. Cependant, la position dite de la vacuité – en tant qu’une position qui a encore dépassé ce néant subjectif vers un ici-bas plus proche qu’il ne saurait l’être – est une position qui ne peut absolument pas être objectivée, alors que continuent à subsister dans le nihil subjectif des traces, comme on l’a dit, d’un néant qui est représenté et érigé comme une entité nulle.”[7]
Et néanmoins, Nishitani maintient que cette position qui dépasse le subjectif contient toujours quelque chose du subjectif, tandis que le sunyata, nous explique-t-il, reste dans l’ici-bas proche qui ne peut pas être objectivé, mais qui continue quand même sous forme de traces d’un néant érigé comme une entité qui n’est même pas…
Alors, comment expliquer cette adhérence et concentration sur le présent dans le travail de Nishitani, mais aussi celui d’Andô, qui fera, on le verra, la dimension singulière des pratiques artistiques, spirituelles et épimélétiques en rapport avec le spirituel, la communauté, le paysage et la conscience[8]? N’est-ce pas plutôt une atmosphère qui se tisse entre l’être et son milieu dans un processus que Simondon appellera l’individuation ? Là où Simondon nous parle du processus, d’intégration, action, et construction non pas d’un individu simplement individué mais plus précisément, le devenir du couple milieu-individu en cours de devenir. Voilà, d’une certaine façon comment on pourrait commencer à comprendre ce que l’on appelle l’atmosphère de l’être.
Musée d’Art de Chichū – Naoshima, Japon
pensé et créé par Tadao Ando

Le milieu spirituel comme tonalité ou bien atmosphère
Mais, à part d’une tentative métaphorique de faire pont entre la nature et la culture et leur entrelacement dans les expériences du vide vues dans l’étendue du ciel dont parle Nishitani, il y a une autre façon, au lieu de l’image que porte la métaphore, et cela est très bien décrit par l’éco-phénoménologie de Bruce Bégout et son concept de tonalité et plus précisément d’ambiance ou atmosphère. Car, si Nishitani décrit le néant comme le ciel qui s’enveloppe de partout, ne décrit-il pas plutôt le sentiment avant le sentiment d’une expérience ou le vécu avant l’arrivée même de l’articulation de l’expérience par la parole ? Ce qu’on appelle plutôt une ambiance ou atmosphère, entrelacée entre un sujet, ou bien un trajet, et son rapport avec l’environnement.
En philosophie, il y a une longue tradition de réflexion, ou bien une quasi-méditation permanente sur la question du milieu. Cela s’appelle bien évidement la chôra, que l’on trouve d’abord discutée dans le Timée de Platon. A la fois impression du lieu et contenu du lieu, la matrice d’une forme de connaissance intime d’un lieu qui s’est compris en tant que quasi-rêve.
Le géographe Augustin Berque comprend ce processus comme une chôresie : le processus de faire chôra[9]. Qu’est-ce que cela veut bien dire—faire chôra si c’est à la fois une impression du lieu et le contenu d’une sorte de rêverie ? La chôra vue comme matrice fondamentale à la fois pour les êtres humains et leur monde symbolique mais aussi comprenant l’environnement qui les entoure et tous les autres vivants qui font partie également de ce système éco-techno-symbolique. Prenons alors quelques exemples bien différents qui servent à ordonner une ambiance spirituelle qui fait corps ou bien le chôresie avec le lieu :
- Bouddha sur la colline crée par l’architecte japonais Tadao Andô.
- Les jeunes arbres à l’intérieur des vieux troncs et l’empreinte de l’eau, créés par le sculpteur Italien Giuseppe Penone
Et
- Le projet de restauration de Sidi Harazem de l’architecte marocaine Aziza Chaouni.
Bouddha sur la colline

Tadao Andô et la préservation du fûdo
D’abord, le projet de Tadao Andô. Comment est-ce qu’on peut faire revivre un lieu qui, autrefois, avait une ambiance qui résonnait avec de la spiritualité dans un rapport très profond en tant que lieu des ancêtres ? Refaire vivre non pas simplement une révérence pour le lieu, mais redonner au lieu l’ambiance qui lui est propre. Voilà la question et la tâche, peut-être singulière, de chaque architecte. Autrement dit, est-ce qu’on peut faire chôra, la chôresie, dans une pratique qui soit guidée par une ambiance, ou bien une tonalité qui à son tour, sert à recosmiciser[10] un lieu ? A lui rendre une atmosphère de l’être ?
Dans le cas d’Andô et son œuvre, bouddha sur la colline, on se trouve dans un lieu qui est aussi un site d’enterrement collectif : un cimetière. Si la chôra n’est pas en soi un lieu concret, mais un lieu de rêve, comme contenu d’un lieu et son impression, dans le travail d’Andô, le bouddha sur la colline sert comme un symbole de samsâra, c’est-à-dire –à la fois le lieu de naissance et le lieu de mort qui est néanmoins une renaissance, dans un cycle d’errance perpétuelle ou la vie et la mort sont mises en suspens. Et c’est précisément à travers cette ambiance créée par Andô, qu’on assiste à une recosmicisation du lieu en lui rendant une ambiance cosmique qu’il avait d’autrefois. C’est cette restauration du cosmique, ou bien ce que Berque appelle le recosmicisation qui est peut–être le rôle principal de l’art qui fait rapport ainsi au spirituel.
Alors, que fait, Andô, pour y arriver, pour accomplir sa tâche ? Il enchâsse une grande statue du bouddha, sculptant tout un dôme de béton autour, transformant ainsi une vieille statue en lui donnant une nouvelle atmosphère, pareille mais différente. Comme s’il suspendait le bouddha et le public dans une même expérience plus vaste entre le deuil et la naissance.
Pour Tadao Andô, ce qui importe surtout dans la pratique architecturale, c’est la préservation du fûdo, c’est-à-dire d’un rapport qui comprend à la fois la nature, le climat et le tempérament d’un milieu. Il ne faut pas rejeter le changement perpétuel : “il ne faut pas faire marcher la société à reculons, mais on ne devrait toute de même pas abandonner notre culture issue du fûdo.” Pour Andô c’est très clair : le fûdo, qui fait partie intégrale de la société et la culture japonaise, doit être préservé car il fait partie i intégrante, selon lui, de la structure intellectuelle même.[11] Et pour préserver cette structure intellectuelle, il faut aussi, selon lui, « conserver l’environnement naturel et vital… »
Donc, pour Andô, il y a une égalité entre fûdo comme milieu et tempérament lié au climat et à l’environnement même, et c’est précisément ce concept de fûdo qu’on peut aussi comprendre comme l’ambiance et structure intellectuelle qui puisse résister à la globalisation qui détruit toute différence.
Là ce que Andô veut préserver, comme il nous explique, c’est une tension entre la nature et l’homme où l’homme et l’architecture ne domineront pas la nature mais resteront dans un état de tension, de vivre avec, et ce qu’il comprend comme une position bouddhiste d’impermanence de mujôkan. Selon lui, seule la préservation de cette tension entre l’homme et la nature peut stimuler la sensibilité propre à l’être humain et lui permettre de s’accomplir. »[12]
Donc, pour Andô, au lieu de rendre la nature encore abstraite par l’architecture, il essaie, au contraire, de rendre plus concrète cette tension entre l’humain, la nature et la culture et l’impermanence liée aux cycles de changement et la tension entre la finitude et l’éternel cycle de la vie.
Sa tâche comme artiste est alors de rendre le public plus sensible au rapport entre le milieu et l’impermanence, ou bien entre ce qu’il appelle le fûdo et le mujôkan… Selon Andô, seul ce rapport originaire entre la nature et l’homme mène à la création. Et de ce fait, il nous demande de se questionner même sur l’équilibre entre l’existence humaine, le milieu, et la production de la conscience.[13]
L’art peut donc être perçu à la fois comme une restauration du lieu initial entre l’humain et la nature et la remémoration de la tâche humaine de se connaître, de s’accomplir à travers cette traversée originaire. C’est à dire à que Andô veut créer une « nature (une forme d’art) qui rappelle ce que veut dire vivre sur la terre et qui « éveille la conscience d’une façon très profonde. »[14]
Le foglie delle radici / Les feuilles des racines (2011).
COURTESY GIUSEPPE PENONE / PHOTO TADZIO

Giuseppe Penone et l’empreinte vitale
Avec l’artiste italien, Giuseppe Penone, nous assistons à une autre façon de faire résonner l’importance du rapport spirituel entre la nature et culture, et plus précisément de redonner un certain commentaire sur la chôra. Dans sa sculpture de l’eau, qui garde néanmoins sur la surface l’empreinte digitale de l’artiste, on a une idée du rôle profonde que joue l’empreinte dans l’œuvre de Penone. L’empreinte comme, trace, à la fois impression et contenu, représentative de la chôra. C’est comme une sculpture du lieu avec le rappel que l’eau en question, l’empreinte qui se forme, est celle de l’artiste. C’est à la fois l’absence et la présence que représente une empreinte digitale qui fait que sa présence soit non pas sur la surface de l’eau, mais, dans la formation même de l’espace, c’est à dire, dans le flux même de l’eau que montre le rapport que tente toujours l’artiste du mouvement de l’arte povera dans ces tentatives de rendre hommage à la nature à travers la culture, que l’on peut appeler la rencontre même du spirituel.

Installation de Penone à Versailles ©AFP
Dans ses sculptures d’arbres, Penone nous invite à méditer sur l’intérieur et l’extérieur de nous-mêmes, à travers le jeune arbre sculpté dans les vieux troncs. Ce qui importe le plus dans ces exemples des artistes et architectes c’est l’ambiance ou atmosphère de l’être qu’ils réussissent à engendrer, c’est-à-dire un certain dynamisme à l’intérieur de soi en rapport avec l’extérieur : le paysage. N’est-ce pas une autre façon de définir la pratique de la méditation elle-même ?
Ou bien comme on peut voir dans les écrits méditatifs de la philosophie antique selon le philosophe Pierre Hadot, c’est la pratique de l’écriture elle-même qui mène le philosophe (en tant qu’artiste de soi) à se transformer. Là encore on peut penser au bouddha qui reste suspendu entre la mort, l’enterrement, l’ouverture et la renaissance. Dans le travail de Penone, on assiste souvent à cette même pratique méditative de renaissance de soi, comme dans ses travaux sur les arbres (ou autour des arbres). Comme si Penone lui-même se sculptait une nouvelle naissance à travers chacun de ses projets artistiques…
Aziza Chaouni et la préservation du lieu et d’un héritage
Avec l’architecte marocaine Aziza Chaouni, nous avons affaire à une artiste qui tisse une ambiance spirituelle à travers la pratique architecturale de la restauration. C’est cette pratique de restaurer qui nous mène à réfléchir sur le spirituel et l’harmonie du lieu. On découvre que cette pratique d’harmonisation est aussi à la base du terme bouddhiste, car en faisant retour toujours aux sources, aux racines de l’Independence du Maroc, il y a encore une renaissance d’abord à se remémorer (l’Independence) et puis, à reconstruire. Refaire vivre en cet ancien lieu, Sidi Harazem, les anciens bains thermaux de magnésie où les gens viennent de partout pour se détendre et chercher un remède contre les maladies. Entouré par les montagnes de l’Atlas, le lieu se cache comme une oasis dans le désert et fait appel à une mémoire plus ancienne où les peuples nomades traversaient le désert, pouvaient enfin prendre une pause, faire boire leurs chameaux, et prier le créateur pour le remercier.
On peut voir donc dans le travail de Andô aussi bien que dans celui de Chaouni cette notion qu’on appelle dans le bouddhisme, le samâdhi, qui veut dire à la fois “concentration” et, ce qui est plus intéressant pour nous, le recueillement. Chaque architecte et artiste essaie de créer à sa façon un lieu où tout le monde pourra être accueilli dans un rapport harmonieux avec l’environnement, c’est à dire, en japonais : 和,wa[15]. Le milieu dans ce cas, la chôra, le mi-chemin entre la nature et la culture c’est le processus sculptural de Andô et Chaouni et leur restauration de ce lien entre la nature et la culture, créant un lieu et une architecture où la communauté puissent retrouver un rapport plus grand avec soi-même et le cosmos.
Dans le cas de Chauoni c’est la rénovation et l’harmonisation des structures esthétiques de l’architecte Jean-François Zevaco et le rapport très ancien avec les bains thermaux servant comme endroit de soin, relaxation, et de vie. Dans le cas d’Andô, c’est le recueillement, le samâdhi et le 和 wa, redonnant au lieu un rapport plus libre vis-à-vis de la nature, la méditation sur le samsâra, la naissance, la mort et la renaissance. En créant une sculpture qui englobe et entoure le bouddha, et en rajoutant les sillons de lavande, Andô reconstruit l’empreinte matricielle pour voir le bouddha suspendu entre la vie et la mort, créant ainsi une harmonisation première et vitale servant comme principe organisateur de tout le projet de recueillement, qui se déroule pendant le deuil, pendant un enterrement, mais aussi pendant un baptême, ou bien la naissance, si ce n’est que le bouddha est réincarné dans les sillons de lavandes eux-mêmes…
Tandis que pour le projet de restauration esthétique de Chaouni, c’est une pratique à la fois d’esthétique concernant la mémoire du lieu et également une pratique culturelle-symbolique redonnant vie et harmonie, comme un retour aux sources — littéralement et métaphoriquement sur l’histoire d’art contemporain du Maroc aussi bien qu’à travers un hommage plus vaste à Sidi Harazem, mystique sufi, pédagogue qui donne son nom au lieu. Il s’agit également d’un hommage à l’architecte Jean-François Zevaco. Et un nouveau rapport d’égalité, une renaissance d’un Maroc independant où, de nos jours, c’est par la main d’une architecte de sexe féminin qui se charge du principe de restauration et non pas un homme. Independence et égalité se retrouvent enfin dans un dynamisme réciproque.
Revenons à notre première question du début de l’article : de quelle manière le spirituel est-il le propre de l’humain ? C’est un processus qui nous dépasse mais qui est aussi tellement en nous au-delà et en deçà des mots et des choses, ce qui fait que, selon Peter Sloterdijk,
« Quelque chose puisse exister en dehors des mots et des choses, quelque chose qui n’est ni l’un ni l’autre mais plus vaste, plus ancien, plus pénétrant que l’un et l’autre, les sciences objective ont tout aussi peu voulu le percevoir que les théories du discours. »[16]
Mais Sloterdijk nous parle plutôt d’un concept de l’atmosphère, voilà peut-être l’éphémère nécessaire pour tenter de saisir ce qui reste insaisissable dans notre rapport humain au milieu. Ce qu’on pourrait qualifier d’atmosphère de l’être. Une certaine imbrication quasi-mystique entre tous les éléments d’un lieu harmonisé. Car l’harmonisation reste quelque chose en dehors et au-delà, mais aussi en deçà et en dessus. Ce qu’on pourrait appeler comme processus d’un paysage cosmique, unificateur.
La création artistique et spirituelle comme processus d’individuation
Pour le philosophe Gilbert Simondon, ce processus s’appelle l’individuation. C’est un certain sentiment partagé de l’individu et le collectif dans un rapport affectif avec l’éternel et néanmoins rappelant aussi notre finitude. Pour Simondon, il y a deux sortes de spiritualité : l’une qui vise une certaine connaissance de l’éternel et l’autre qui vise l’immédiat, le présent au plus près. Plus précisément, selon lui, “la spiritualité n’est pas seulement ce qui demeure, mais aussi ce qui brille dans l’instant entre deux épaisseurs indéfinies d’obscurité et s’enfouit à jamais.”[17]
Selon Simondon, le spirituel naît à l’état pré-individuel, d’un état ou bien, pourrions-nous dire, d’une atmosphère sursaturée, « l’individu n’est que lui-même, mais il existe supérieur à lui-même, car il véhicule avec lui, une réalité plus complète que l’individuation n’a pas épuisé. » Une réalité supplémentaire, qui est autre et même, celle que Simondon décrit dans l’être comme «une réalité qui est en sus de lui-même mais que […] par une réduction mythologique on pourrait qualifier de génie ou bien d’âme »[18]. Simondon explique que cet autre que l’individu en nous, a pu être compris comme l’existence d’un individu spirituel extérieur à nous (daimon). Cette autre réalité qui brille et qui s’évanouit, Simondon la décrit, non comme individu spirituel extérieur, mais comme la rémanence de la préindividualité d’un individu et de son milieu. C’est-à-dire une sorte de trajection, une forme d’atmosphère entre l’esprit (ce qui, selon Simondon, est appelé « âme » par une sorte de réduction mythologique) et le couple individu-milieu issu du processus d’individuation, c’est-à-dire une sorte d’harmonisation entre l’individu et son milieu à travers l’individuation psychique et collective dont est issue le spirituel, mais dans un monde de l’instant qui brille et s’évanouit à jamais…
Quand un lieu est harmonisé, cela résulte d’une ambiance, ou bien d’une atmosphère comme l’indiquent les œuvres d’Andô, Penone, et Chaouni, ce qui nous rappelle à la fois les sources de la vie aussi bien que leur finitude, une atmosphère de l’être qui s’épanouit dans un horizon cosmique ineffable…cela peut être alors le devoir et la tâche de l’artiste : de formaliser et capter la tendance spirituelle de l’esprit du lieu dans les œuvres qui aident les humains à se recueillir aussi bien qu’à se soigner. Et c’est précisément à travers cette atmosphère en tant que remède que se situe leur travail, et en vue d’un tel objectif que leur œuvre se donne à chaque instant.[19]
Drew Burk est philosophe, éditeur, et traducteur. Il dirige la collection Univocal chez University of Minnesota Press. Parmi ses traductions nombreuses, il a traduit plusieurs livres de Felwine Sarr dont Méditations africaines (Mémoires d’encrier, 2012) et plus récemment, Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson (Gallimard, 2016). Il vit avec son chien, Finn, dans le Midwest aux États-Unis.