Dionys Mascolo: J’étais un sauvage, une sorte de rebelle, mais sans idéologie, instinctivement
Propos recueillis par fane Β. Winston
J.W.: Après la guerre, un groupe s’était formé autour du trio que vous avez formé à partir du printemps 1943 avec Robert Antelme and Marguerite Duras. Les opinions philosophiques et politiques des membres de ce groupe reflétaient en même temps des opinions personnelles—et donc diverses—et certaines bases communes. Pour permettre de mieux comprendre votre contribution individuelle à ce groupe, pouvez-vous discuter de votre histoire personnelle?
Dionys Mascolo: Mon père était d’origine italienne, naturalisé français; ma mère, fille d’un bourguignon et d’une flamande, parisienne, elle. J’avais cinq frères et sœurs. J’avais quinze ans quand mon père est mort dans un accident d’auto. Mon père était une sorte d’esthète, un peu aventurier, enfin. Il a été musicien. Il a été pour gagner un peu sa vie professeur de violon et puis brocanteur. Il achetait des objets d’art. Il a découvert des tableaux de maître qui étaient vendus pour rien, il les a revendus cher. Alors, pendant quelques années avant sa mort nous avons été dans une sorte d’aisance. Après sa mort, il avait une assurance sur la vie qui nous a permis de vivre trois ou quatre ans. Mais ensuite, nous avons été très pauvres, avec les cinq frères et sœurs. Pendant l’Occupation, ma mère allait avec des boîtes à lait chercher de la soupe populaire. Je travaillais. J’ai d’abord été téléphoniste et puis garçon de courses. Le métier de garçon de courses me plaisait beaucoup parce qu’on était libre.
En me voyant lire des philosophes grecs, on m’a proposé d’entrer dans des bureaux, mais j’avais horreur des bureaux. Je préférais être garçon de courses. Finalement, je suis entré dans les bureaux parce que j’étais amoureux d’une fille et j’avais peur que le métier de garçon de courses la dégoûte. Je suis entré dans les bureaux pendant six mois quand Michel Gallimard—que j’avais connu au lycée et qui me donnait des livres à lire de temps en temps et me questionnait—m’a présenté à Gaston Gallimard en faisant l’éloge de mes lectures. Gaston m’a proposé d’entrer chez Gallimard en 1942. C’est ainsi que j’ai connu Marguerite [Duras] qui était alors secrétaire à la Commission de Contrôle du Papier d’Edition au Syndicat des Editeurs. Moi, j’apportais à la Commission de Contrôle des manuscrits de Gallimard.
F.W.: Quelles études avez-vous faites?
D.M: J’avais commencé à faire des études au lycée que j’ai abandonné à la mort de mon père et puis j’ai recommencé à étudier tout seul tout en travaillant. J’étudiais la nuit. Je dormais quatre heures. Juste avant de devenir très pauvre, j’ai essayé d’entrer en khâgne, c’est-à-dire, ce qui prépare l’Ecole Normale. J’ai été vingt-quatre heures et je me suis enfui, horrifié. J’étais très sauvage, très sauvage. Je ne voulais pas avoir de montre. Je ne voulais pas avoir de papiers d’identité sur moi. J’étais un sauvage, une sorte de rebelle, mais sans idéologie, instinctivement.
J.W.: A cet âge, quelles étaient les lectures qui vous ont marqué?
D.M.: Comme je vous ai dit, j’ai passé le baccalauréat en étudiant seul. Et, comme je n’avais pas d’argent, je lisais des livres que j’empruntais dans une bibliothèque municipale. J’étais relativement ignorant—je ne connaissais rien, par exemple, du surréalisme. Rien, non rien. Je n’avais pas lu une ligne d’André Breton. J’avais lu plutôt Claudel, Péguy, ces écrivains. En même temps, je lisais Nietzsche, qui m’a beaucoup marqué d’ailleurs. C’est Nietzsche probablement qui a fécondé mon esprit beaucoup plus que tout ce je que pouvais lire à l’époque. Je lisais Tolstoï, Dostoïevski, Balzac. Mais Nietzsche et puis ensuite Stendhal ont été des sortes de maîtres et de frères, d’amis à travers les siècles, les amis dans l’âme. Mais tout ça était très anarchique. J’avais d’énormes lacunes. Chez Gallimard, j’ai commencé à lire des gens comme Queneau, Michel Leiris, Georges Bataille, Maurice Blanchot.
J.W.: A cette époque, on vivait sous l’Occupation Allemande. Mais qu’est-ce qu’on savait, en 1941 ou 1942, des camps de concentration?
D. M.: Nous ne savions rien du tout, ni Robert ni Marguerite ni moi. Et pas seulement en 1940 ni 1941, mais en 1943, en 1944. On a su en 1944 à la Libération seulement, oui. Mais on pensait aux prisonniers de guerre beaucoup plus qu’aux camps de concentration. Les camps de concentration, on en avait su quelque chose avant la guerre mais on pensait que c’était des camps de prisonniers des opposants au système, comme il y avait en France des camps pour les réfugiés espagnols de la guerre d’Espagne. Ce n’était pas les camps de concentration avec le sens que l’expression a aujourd’hui. C’étaient des prisons, il y avait des prisonniers, mais c’est tout. On ne savait rien du tout sur les camps de concentration, y compris sur Robert Antelme qui était déporté. Nous n’imaginions pas du tout qu’il était dans un camp de concentration comme on a su après. On pensait qu’il était prisonnier.
J.W : Avant juin 1943, quelles étaient vos idées politiques? Que pensiez-vous du communisme? Ou est-ce que vous y pensiez?
D.M : Pas du tout. J’étais apolitique. Ce qui m’a politisé, c’est la lecture que j’ai faite de L’Histoire de la révolution française de Michelet. J’ai lu alors les discours de Robespierre, les discours de Saint Just. Dès 1943, j’ai trouvé chez un bouquiniste des quais les oeuvres de Saint Just. C’est ça qui m’a conduit à faire l’édition de morceaux choisis de Saint Just, avec une longue préface, en 1946. Ce qui m’a politisé, c’est exactement Michelet. Auparavant, j’ai assisté à la guerre, à la guerre entre les Russes et les Allemands, comme on assiste à une tragédie antique. J’en ai eu honte après, comme j’ai eu honte d’avoir pris le métro à côté de gens qui portaient l’étoile jaune et de ne pas m’être enfui en hurlant. J’en ai eu honte après. Mais, sur le moment, j’avais accepté les choses comme on accepte l’absurdité du monde, comme on accepte le fait que votre mère doit mourir un jour, et caetera. Tout cela me semblait être le destin. C’est-à-dire, bon, j’étais idiot dans ce sens.
J.W : Est-ce que les révélations dans les derniers mois de la guerre ont mené à une réalisation du problème de ce qu’on appellerait aujourd’hui racisme ? Est-ce qu’on pensait dans des termes raciste ou anti-raciste à cette époque?
D.M : Je ne me souviens pas de m’être dit ‘anti-raciste.’ Je ne me souviens pas de m’être heurté… évidemment, s’il y avait eu une manifestation raciste, nous aurions été contre à l’époque. Mais concrètement la chose ne se produisait pas. Les horreurs étaient presque occultes. Et pour le colonialisme, nous sommes devenus anti-colonialistes au moment où les peuples coloniaux se sont révoltés. Par exemple, nous avons été inconscients complètement—je l’ai su après—des massacres qu’il y a eu à Madagascar et des massacres qu’il y a eu en Algérie, à Sétif. En même temps qu’on se libérait des Allemands ici, on massacrait des Algériens. Mais ça, nous ne l’avions pas su; ça nous est passé par-dessus la tête. Pas su, ou pas remarqué, ça n’a pas été dit, personne ne l’a dit. C’était une inconscience collective formidable, épouvantable.
J.W : Qui du trio de la rue Saint-Benoît s’était inscrit dans la Résistance en septembre 1943 ?
D.M : Tous les trois ensemble, le même jour, avec un ami de Mitterrand et Mitterrand lui-même qui étaient venus rue Saint Benoît. Je me souviens bien de ce moment, surtout du fait parce qu’il fumait des cigarettes anglaises. Il avait été à Londres peu de temps auparavant, et il était revenu avec des cigarettes anglaises. Alors je me souviens de l’odeur de cigarettes anglaises le jour où nous avons adhéré au mouvement.
J.W : Et vous considérez que vous étiez tous les trois apolitiques même à ce moment-là?
D.M : Même à ce moment-là, oui, presque complètement. Et même, après coup, j’ai considéré que la Résistance du mouvement de Mitterrand était une Résistance apolitique, bourgeoise, une Résistance nationale mais sans idée politique du tout. Une Résistance «contre l’occupant, c’est assez, ça suffit». Mais il faut dire qu’on n’avait pas beaucoup de mérite à entrer dans la Résistance parce que, en 1943, la résistance des Russes aux armées allemandes laissait prévoir que l’Allemagne serait vaincue. Mais vraiment je ne peux pas reconstituer mon état d’esprit de l’époque. Je mentirais en disant que j’étais déjà politisé, peut-être je me trompe en disant que je ne l’étais pas encore. J’étais en train d’être politisé. (A suivre)
Dionys Mascolo (Résistant, militant politique de gauche et essayiste français