Edmond Amran El Maleh et l’épreuve de l’étrangeté

Mikhael Toumi
“Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand il s’agit d’écrire.” Michel Foucault
“Je me suis créé écho et abîme, en pensant. Je me suis multiplié, en m’approfondissant…J’ai créé en moi diverses personnalités. Je crée ces personnalités sans arrêt. Chacun de mes rêves se trouve immanquablement, dès qu’il est rêvé, incarné par quelqu’un d’autre qui commence à le rêver, lui, et non plus moi… Pour me créer, je me suis détruit ; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. Je suis la scène vivante où passent divers acteurs, jouant diverses pièces.” Fernando Pessoa
“Quem mostro’b
Ess caminho longe?
Quem mostro’b
Ess caminho longe?
Ess caminho
Pa São Tomé
Sodade sodade sodade
Dess nha terra d’São Nicolau” Cesaria Evora
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Parcours. Est-il possible de parler de lui, Edmond Amran El Maleh, sans parler à sa place, car au fond où serait, historiquement, la place qu’il pourrait occuper ? S’il n’est pas donné de parler à sa place, que dira-t-on ?
- 1917, il est né à Safi. 1917 est, historiquement, l’an I de la Révolution communiste en Russie. En 2017, donc, on célèbre le centenaire de celle-ci, et de celui de la naissance d’Edmond Amran El Maleh.
- 1965, il décide, après les événements de Casablanca du 23 mars, de partir en France en compagnie de Marie-Cécile Dufour.
- 1999, il prend le parti de retourner, seul, au Maroc, après le décès de Marie-Cécile Dufour-El Maleh survenu le 25 novembre 1998.
- 2010, il est décédé à Rabat, le matin du lundi 15 novembre, à l’âge de 93 ans. Son corps est inhumé à Essaouira, comme il l’a souhaité, dans le cimetière marin du saint Haïm Pinto. Sur sa pierre tombale, son nom a été gravé en quatre langues : l’amazigh, l’hébreu, l’arabe et le français. C’était sa dernière volonté.
A l’âge de 48 ans se produit l’arrachement au pays. A l’âge de 82 ans se produit le retour. En définitive, 34 ans loin du pays.
N’ont été retenues ici que les dates marquant, à quelques nuances près, la biographie du mortel que fut Edmond Amran El Maleh. Mais qu’est-ce qui fait la valeur de ces notations biographiques ? C’est que Edmond Amran El Maleh « a traversé le siècle passé et enjambait le nouveau millénaire. Marocain, juif, berbère, arabe, palestinien, francophone, Edmond Amran El Maleh a été unique dans sa diversité, une synthèse vivante de l’identité plurielle du Maroc.[1]»
Edmond et sa femme Marie-Cécile Dufour El Maleh en Bourgogne (France)
Jamal MEHSSANI©

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Un certain chemin de l’ordalie. Casablanca/Paris. Maroc/France. Edmond Amran El Maleh et Marie-Cécile Dufour. Leur appartement du 114 Boulevard Montparnasse invite à l’ailleurs : œuvres d’art d’artistes marocains accrochées au mur, petit métier à tisser, tapis amazighs, kilims, bougeoir en cuivre, divers objets de poterie, plats, pots, gherraf, tajine, majmr, rappelant le travail des mains artisanes et artistes, fines et laborieuse, qui modèlent l’argile, pétrissent la matière, élan créateur en ces gestes qu’Edmond Amran El Maleh baptise de poétrie.
Le Maroc était bel et bien dans cet appartement parisien. Un lieu propice à la conversation des temps, passé et présent, ancrage de la mémoire, des souvenirs constamment vacillant entre l’ici et l’ailleurs. De l’un à l’autre une énergie, une tension : celle d’une double présence qui incite à l’ouverture, au dialogue et à l’introspection.
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Mouvement de décentrement. Lettres à moi-même, s’il est le dernier livre d’Edmond Amran El Maleh à être publié, il est certainement le récit premier à être écrit juste après son départ du Maroc en 1965[2]. Première hypothèse. Isso Imzoghen, Abou Imran, sont des personnages que le lecteur rencontrera, des années plus tard dans Parcours immobile, dans Aïlen ou la nuit du récit ou dans Abner Abounour. Deuxième hypothèse.
Que le nom du personnage, dans ces récits ou dans les autres, soit Aïssa, Isso Imzoghen, Josua, Abou Imran…, il n’en demeure pas moins que ce sont des personae. Il s’agit ici d’une hétéronymie, à la suite de Fernando Pessoa, permettant de distribuer selon différents énonciateurs des configurations psychiques, des dispositifs de sensations qui vont se décliner d’une manière littéraire.
De quoi cette hétéronymie est- elle signe ? que signifie-t-elle ?
Lettres à moi-même sont composées d’une série de lettres, elles sont au nombre de dix. Sans s’attarder sur les protocoles de l’écriture épistolaire, on peut affirmer que le lecteur est en présence d’un récit où les voix intérieures co-résonnent et se multiplient. Si l’expérience hétéronymique est le « symptôme » d’une scission du moi, elle est pourtant une tentative d’exploration, où advient une écriture qui cherche à parcourir l’être de part en part comme des territoires inexplorés. Expérience de l’altérité[3]. C’est une conquête d’un espace du dedans, tourné vers l’intériorité, vers la pensée, qui permet à Edmond Amran El Maleh de déchiffrer le moi comme hiéroglyphes. Déconstruire l’identité, plus encore que la détruire, est un acte à même de permettre la condition de possibilité de l’être au monde, car l’enjeu de l’écriture ici est la mémoire et le temps.
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Verbatim. Dans Lettres à moi-même, plus précisément dans le texte intercalé entre l’avant-propos et la première lettre, et qui peut être considéré comme un prière d’insérer, un non-lieu d’une parole sans nom, on lit : « Isso Imzoghen ! Il était de souche berbère, originaire d’une tribu au sud de l’Atlas qu’il est difficile de situer sur la carte des Aït Aamran ce qui pourrait expliquer bien des choses. Bien que nous fussions amis de longue date, intimes même jusqu’à un certain point, je me rends compte qu’en vérité je sais peu de choses de sa vie, tant il excellait à se dérober quand tout simplement il ne se livrait pas au jeu subtil de se fabriquer des simulacres de biographies mêlant avec un plaisir évident le vrai et le faux. Etrange personnage qui vous échappait là même où vous l’attendiez[4]. »
Quelques lignes plus loin on lit encore : « le lieu constitutif de son écriture, de son travail littéraire, c’est son pays qu’il vient de quitter, lieu privilégié, exclusif, centre de gravitation de tout son être, lieu donc qui le constitue et que lui en retour constitue. Il s’en suit un paradoxe fertile en retournements, l’ici et l’ailleurs se livrent à un jeu de permutations constantes. […] Affirmation qui pourrait paraître quelque peu excessive, mais elle participe de ce sentiment que pour lui l’écriture est une forme d’exil qui porte en soi sa propre négation. À quoi il ajoutait pour plus d’opacité qu’il était l’homme d’avant l’écriture. Il entendait peut-être par là qu’il vivait dans l’innocence de sa langue maternelle, la parole éphémère, nouée, faite chair elle-même, pure jouissance, irriguant de sa sève cosmique le corps social dans sa totalité[5]. »
Le « il » est le pronom personnel de l’absent[6]. D’où est-il absent ? Est-il absent à lui-même ? Est-ce le pays qui est absent en lui ? Proximité, éloignement[7].
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Entre l’ici et l’ailleurs, dans l’ici et l’ailleurs, jaillit le sentiment de la perte, de la disparition. Car Edmond Amran El Maleh, en quittant le Maroc en 1965, a perdu tant de choses dont il a essayé de faire le compte. Serait-il comptable du passé ? et encore plus du présent ?
Avec Lettres à moi-même, la disparition du pays natal demeure tout ce qui lui appartient. Tout au long de cette correspondance épistolaire entre les personnes-personae (Isso Imzoghen/Abou Imran), ce qui est exprimé c’est un désir intense, pour quelque chose que l’on aime et que l’on a perdu, mais qui pourrait revenir dans un avenir incertain. Un ensemble très fort de plusieurs états d’âmes, comme un mélange de mélancolie, de tristesse, de regrets, de rêverie, de nostalgie et d’insatisfaction. Une nostalgie absolue, sereine et lucide, exprimant l’ennui du « chez soi »[8], d’un lieu, d’un moment, d’une circonstance ou de choses qui ne seront jamais mais qui auraient pu advenir. Ce sentiment de la perte et de la disparition a un nom : Saudade[9].
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Jamal MEHSSANI©
Épiphanie. Enracinement d’une parole vivante, d’une pensée consciente du besoin et du désir du retour au natal. Al-Maghrib. Terre mère. Terre nourricière. Appartenance originelle…
Si la manière de vivre la « Terre » est développée sur le mode du Saudade dans Lettres à moi-même entraînant ainsi l’écriture vers le territoire de l’altérité et de l’étrangeté, elle se déploie dans d’autres textes d’Edmond Amran El Maleh, selon l’attachement à cette Terre conçue comme Heimat[10], ce sont ses Ecrits sur l’art.
Dans ces écrits, le pays natal ne se manifeste pas comme espace géographique ou subdivision territoriale, mais plutôt en tant qu’abstraction d’une expérience millénaire en devenir. Une expérience du vécu reprise, développée, explorée à travers la réhabilitation d’une mémoire vieille de plusieurs siècles. Cette écriture, attachée au sol premier et confrontée à l’épreuve du temps, approfondit les liens complexes de l’auteur avec le pays qu’il porte à l’intérieur de lui-même.
Dans ses textes consacrés à la peinture marocaine, il arpente les régions de celle-ci avec la conviction inébranlable qu’elle n’est pas inscrite dans une origine extérieure, rendant ainsi hommage aux artistes (Khalil El Ghrib, Mohamed Kacimi, Ahmed Cherkaoui, Fouad Bellamine, Radia Bent Lhoucine, Tibari Kantour, Mohamed Mourabiti…) qui font de leur geste créateur un prolongement de toute une tradition millénaire, un attachement irrévocable à la terre marocaine et aux potentialités créatrices qu’elle recèle.
Ses textes sur la photographie interrogent l’acte de création qui se trouve derrière la genèse des travaux photographiques dans leurs rapports avec la cité (la ville). Essaouira, Asilah, Tanger, Marrakech… chacune de ces cités se révèle comme corps vivant qui se présente dans sa double dimension de lieu et non-lieu, dans les travaux de Moulay Ahmed Ben Smail, Khalid Achaari, Jellel Gasteli et Christian Lignon.
A ces écrits consacrés à la peinture et à la photographie, il faut ajouter les textes qu’Edmond Amran El Maleh a consacrés à des écrivains et poètes (Khaïr-Eddine, Nissaboury, Juan Goytisolo, José Angel Valante, Jean Genet, Andrés Sanchez Robayna, Marie-Cécile Dufour-El Maleh…) qui ont un rapport direct avec le Maroc ou qui en font le sujet de leurs œuvres.
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Aujourd’hui, d’aucuns ne voient en Edmond Amran El Maleh que ceci :
- Il n’est l’auteur que de récits.
- Il est un écrivain judéo-maghrébin.
- Il n’a écrit qu’à l’âge de 63 ans.
- Il est un auteur difficile.
Quatre mythes auxquels on réduit l’homme et son œuvre.
Aujourd’hui, on peut avancer avec une conviction certaine, qu’en explorant son œuvre, ces mythes tombent et s’affaissent. Il n’est pas uniquement qu’un auteur de récits mais il a écrit des textes sur différentes formes d’expression. Edmond Amran El Maleh n’est pas un écrivain judéo-maghrébin, il est un écrivain marocain enraciné dans la terre du Maroc. Il n’a pas écrit à l’âge de 63 ans mais bien plus tôt avant. Il n’est pas un écrivain difficile, il est l’écrivain du difficile. En se débarrassant de ces procès qui empêchent de voir et de juger l’œuvre d’Edmond Amran El Maleh à sa juste valeur, on découvre qu’elle n’a toujours pas encore été lue. Et c’est un autre sujet de débat…
Mikhael Toumi
Chercheur doctorant et critique d’art marocain