Ghita Skali et le trou du pouvoir
Propos recueillis par Mariam El Ajraoui
Dans cet entretien, Ghita Skali (1992), artiste visuelle marocaine, aborde son travail et les divers enjeux esthétiques, politiques et économiques qui le sous-tendent. Elle utilise une variété de matériaux, tels qu’un parquet en bois provenant du bureau d’un directeur d’une institution culturelle hollandaise ou de la verveine, pour questionner avec humour sa relation au monde de l’art et pour explorer des sujets comme l’identité, les stéréotypes racistes et sexistes ainsi que les injustices sociales…
Terss : Peux-tu nous présenter un peu ta démarche artistique ?
Ghita Skali : pour parler de ma démarche artistique, il faut d’abord que je me situe et que je précise mon lieu d’énonciation: je parle en tant que femme cis de 31 ans détenant un passeport marocain, qui est white passing et qui vit actuellement à Amsterdam. Je suis née et j’ai grandi à Casablanca. Je viens d’une classe sociale moyenne supérieure. J’ai quitté le Maroc quand j’avais 18 ans. J’ai vécu un peu en France, en Egypte, en Allemagne et depuis 4 ans aux Pays-Bas. Économiquement, je vis de mon art. Je mentionne mon passeport, ma carte de séjour, mon lieu de vie, ma situation économique, et les perceptions genrées de mon corps parce que ces informations ont évidemment des conséquences sur ma manière de faire mon art et de faire mon travail. D’ailleurs, je n’aime pas dire “faire mon art”, je préfère dire “faire mon travail”. Je pense qu’être artiste est un travail comme un autre qui, parfois, est animé par du désir mais qui est souvent aussi plein de frustrations, de problèmes éthiques et de négociations avec des institutions patriarcales, classistes, sexistes et racistes.
Je fais principalement des vidéos, des performances, des mindmaps, des collages et des installations. J’écris un peu aussi.
De manière générale, je m’intéresse à des anecdotes, à des faits divers, sur lesquels je collecte plein d’infos et que j’essaie d’analyser pour voir à quel point ça crée des échos avec des situations politiques et sociales.
Je fais ça avec ironie parce que je pense que l’humour permet de mieux faire passer la critique tout en étant un outil subversif empouvoirant.
T: Raconte nous l’idée à l’origine de ta vidéo “Le trou du pouvoir”
G.S : En 2019, je travaillais dans cette résidence d’artiste qui s’appelle De Ateliers, à Amsterdam et j’ai découvert dans le bureau du directeur qu’il y avait une trace au sol. C’était un creux dans le parquet. Ce directeur était là depuis 23 ans. Sa chaise et son bureau étaient au même endroit pendant tout ce temps. Les roues de sa chaise ont creusé le sol. Le jour où j’ai vu ça je me suis dis: “même le bois est fatigué par cet abus de pouvoir, par cet exercice de domination ! Qu’est-ce qu’il en est des êtres humains qui pendant 23 ans ont subi cet homme et ses décisions?”
Ensuite, ça a été un an de négociations avec cette institution parce que je voulais récupérer ce bout de bois que j’ai appelé “le trou du pouvoir”. Donc de le couper et de laisser le directeur dans un bureau avec un trou. Je voulais inverser aussi le circuit rodé des spoliations africaines qui se retrouvent dans les musées en Occident. Avec le trou du pouvoir, je créais un artefact européen que j’emmenais en Afrique. C’était aussi une manière de me venger de l’institution occidentale, de prendre leur “trou du pouvoir” et de l’utiliser comme un outil pour créer un débat au Maroc sur ce qu’est la domination, la propriété, et l’accès à la propriété.
Aussi, dans mon atelier de 120 m2 à Amsterdam, financé par l’État hollandais, je me posais des questions éthiques. À quel point est-ce que j’étais tokenisée par cette institution ? Qu’est-ce que je pouvais faire de cette tokenisation ? Comment je pouvais détourner leurs attentes et parler de sujets qui m’intéressaient et qui me mettaient en colère? L’un de ces sujets était les expropriations terriennes. Au Maroc, il y a différents régimes fonciers de terres collectives qui sont inspirés du droit coutumier mais les colons ont rapidement chamboulé ces systèmes au profit de la propriété privée. Dans le dahir de 1919, la France confirme “le caractère inaliénable des terres collectives”, tout en les mettant sous la tutelle de l’État. Les expropriations terriennes des tribus au Maroc ont commencé il y a longtemps et ont pris plusieurs formes mais elles se sont aggravées ces dernières années. On parle de beaucoup de tribus. Entre autres vers Rabat, il y a celles de Guich Oudaya et de Oulad Sbita. Mon objectif était de prendre cet artefact hollandais, de l’emmener à la tribu des Oulad Sbita et voir ce que je pouvais créer comme dialogue, tout en ayant conscience des limites d’un art dit social ou d’un art qui implique des minorités. Je voulais aussi éviter la production d’une esthétique de la pornographie de la misère africaine pour une audience occidentale en ayant ce ridicule artefact européen sur place. La condescendance allait potentiellement changer de place.
Bon, ça n’aurait peut-être jamais marché et iels m’auraient peut-être envoyée chier avec mon parquet hollandais. De toute façon, le trou du pouvoir n’est jamais arrivé à Oulad Sbita. Il y a eu la Covid et toutes les dérives sécuritaires qu’on a connues au Maroc. Il y a eu l’arrestation et l’emprisonnement de Omar Radi, un ami journaliste qui enquête depuis plusieurs années sur les expropriations terriennes et avec qui je travaillais un peu sur ce projet. Pour différentes raisons, ça n’est jamais arrivé à Oulad Sbita, mais ce sol à un moment rencontre quand même les plantes de cette tribu. Toutes ces complications sont le fil narratif de la vidéo qui dure une vingtaine de minutes. C’est un montage ludique avec des archives, des chansons populaires, des photos de télé prises par ma mère, des extraits de médias, une tumeur animée, des scènes interminables où Franck, un vieux menuisier souffre en coupant ce sol et puis des images de ce parquet qui se balade à Casa et à Rabat. Enfin, le sol est filmé avec des plantes de Oulad Sbita.
En général, je réfléchis à ce que ça veut dire être de nationalité marocaine vivant en Europe et de travailler sur le Maroc ou sur des réalités sociales au Maroc. J’essaye de ne pas venir alimenter des stéréotypes occidentaux sur ce que c’est que l’Afrique. Ni des stéréotypes sur ce que je suis censée produire puisque je suis catégorisée comme femme, africaine, musulmane et arabe. Mon travail consiste à conscientiser constamment ces attentes, à les détourner, à être vigilante, à jouer avec, et à produire un discours critique sur ces institutions occidentales qui ont ces expectatives, mais aussi un discours critique vis-à-vis des abus de pouvoir qui se passent au Maroc. C’est une ligne assez fine où je dois circuler entre ces envies et ces besoins de produire ces deux critiques en faisant de l’art.
T : Tu as parlé du fait que tu voulais te « venger » des institutions occidentales…
G.S : Déjà, il y a une réalité qui concerne les personnes qui ont accès aux écoles d’art et qui font de l’art leur métier. Beaucoup d’entre nous sont issu·e·s d’une classe sociale précise. Le leurre de l’égalité des chances est pour le coup… universel. Mais bon, on n’a pas besoin d’être sociologue pour réaliser rapidement que les artistes sont souvent doté·e·s d’un capital culturel, symbolique et/ou économique avant leur entrée dans le milieu de l’art dit “international”. Il faut aussi prendre en considération les marqueurs de genre et de nationalité et la sur-représentation des corps cis blancs. (Par exemple, le musée Stedelijk à Amsterdam à l’une des plus grandes collections d’art au monde – plus de 100 000 œuvres! – Avec principalement… des pièces faites par des hommes blancs cis et hétérosexuels. Mais en 2020 – juste après Black Lives Matter – , la décision a été prise que 50% des nouvelles acquisitions allait être faite auprès d’artistes racisé.e.s. C’est dans ce contexte, qu’iels ont acquis certaines de mes pièces et évidemment ça soulève plein d’interrogations).
C’est l’une des questions que je pose aussi dans le trou du pouvoir : pourquoi les photos de ma mère ne sont pas dans des musées ? J’ai étudié en France et j’ai été formée avec des modèles occidentaux qui délégitimaient mes propres références. J’ai eu par exemple un prof d’esthétique qui me parlait de la nécessité de désarabiser ma pratique alors que ce genre de commentaires n’était jamais fait aux blanc.he.s. Je n’ai jamais entendu un.e prof d’esthétique dire à un·e jeune français·e ou un·e jeune anglais·e de 20 ans qu’il fallait qu’iel désoccidentalise ses sculptures ou qu’iel déseuropéanise sa peinture. Donc j’ai été formée dans des normes blanches.
Tout ceci a évidemment produit chez moi de la colère et une envie de dénoncer. De dénoncer, malgré le contexte des nouvelles, mais timides, politiques culturelles d’inclusivité, la non représentativité de ma mère, de mes tantes, de mes ancêtres qui ont produit des formes esthétiques aussi intéressantes que celles qu’on voit dans ces musées mais qui ne sont pas légitimées.
T : Tu penses que ce prof a pu te demander de désarabiser ton art pour que tu ne sois pas tout le temps mise dans la catégorie de celle qui vient du monde arabe?
G.S : Je pense que c’est juste un biais raciste. Par exemple, quand il y a des expositions du Sud global, on précise à chaque fois l’identité et la nation des artistes. On va avoir des expositions qui s’appellent “le Maroc contemporain” , “L’Afrique moderne”, “Le surréalisme en Egypte”,... On est toujours réduit.e.s à nos territoires. La contemporanéité ou la modernité sont au contraire des acquis, des évidences pour les Occidentaux·ales qui ont le droit d’en parler sans qu’on précise leurs territoires. Iels parlent d’un lieu d’énonciation qui serait universel, neutre et contemporain. C’est la norme. C’est super intéressant de voir les biais racistes dans les cartels dans les musées. Les textes pour des artistes comme Richard Serra sont toujours des analyses formelles et esthétiques alors que pour Etel Adnan par exemple, iels vont préciser qu’elle est libanaise avant même de parler de l’œuvre. Nous sommes réduit.e.s à nos territoires et en même temps on nous demande de ne pas réduire notre travail à nos territoires.
T : Peux-tu nous parler de Ali Baba Express ?
Ali Baba Express est une pièce où je ramène de la verveine du Maroc. Je fais ce trafic avec les transporteurs de Triq Mediouna. Ils acheminent des marchandises entre le Maroc et certaines villes en Europe où la communauté marocaine est présente. Les prix varient: 1 euro le kilo pour Marseille, 2 euros pour Paris, 3 euros pour Amsterdam…
C’est un système de transport assez flou qui n’est ni légal ni illégal et que j’utilise depuis 12 ans que j’habite en Europe pour envoyer par exemple des cartons de livres à ma famille pendant un déménagement entre deux villes. Au bout d’un moment, j’ai décidé d’utiliser ce système de transport dans mes pièces parce que ça m’a toujours choquée et énervée les budgets et les frais d’assurance dans les expositions. Je trouvais toujours injuste que des compagnies comme Fedex ou DHL, ou dans des situations plus particulières de transporteurs spécialisés d’œuvres d’art, prennent autant de fric.
Aussi, j’ai toujours considéré que le voyage faisait partie des pièces. J’avais par exemple produit des sculptures à Tanger qui ont été montrées dans une expo à Turin. On les avait envoyées avec ces transporteurs. Le curateur milanais bien apprêté s’était retrouvé chez un boucher marocain pour les récupérer. Cette interaction fait partie de la pièce.
C’est aussi une forme de détournement de l’argent des institutions occidentales. L’argent ne va plus chez DHL ou Fedex, il est distribué dans d’autres circuits économiques qui habituellement ne bénéficient pas de la plus-value de l’art. C’est une redistribution à l’extérieur de l’art contemporain. J’essaie de faire ça au maximum dans toutes mes pièces: récupérer les budgets de production, ne quasiment rien dépenser en matériel et toujours injecter ces euros chez des personnes qui habituellement ne bénéficient pas de la valeur marchande de l’art contemporain.
T : Pourquoi ce titre ?
G.S : C’est une blague sur le site internet Ali Baba Express, parce que cette forme de transport n’est ni express ni Ali Baba. Et puis, je ne connaissais pas Ali Baba et les 40 voleurs, ni ce fantasme autour de l’Orient, ni le mythe raciste de l’arabe voleur, avant de débarquer à Paris. À travers ce titre, je voulais me réapproprier ce personnage et dire : « oui, ok, je suis une voleuse, une gentille voleuse de l’institution». C’est une pièce où je détourne l’argent de l’institution avec des complices qui y travaillent et qui m’invitent pour produire cette critique. Il n’y a pas de factures. Tout est envoyé par Western Union chez le producteur de verveine, puis chez le transporteur. Et un jour (on ne sait jamais quand), quelqu’un sonne à la porte du musée et ramène ces kilos de verveine.
Ce sont des tas, des piles de verveine qui varient entre 150 et 400 kg. Sur les 4 dernières années j’ai ramené plus de 1200 kg de verveine du Maroc en Europe : au Musée Stedelijk à Amsterdam, au Palais de Tokyo à Paris, à la Fondation Sandretto Re Rebaudengo à Turin et dans d’autres endroits. La verveine fait art pendant un moment, puis à la fin de l’exposition elle est donnée à des organisations bénévoles de redistribution de nourriture. À chaque fois qu’une institution veut montrer cette pièce, on recommence dès le début : négociations avec les comptables, magouilles, western union, transport, stress lié à l’incertitude de l’arrivée de la verveine… Enfin, la verveine est là et il faut quelques jours pour intégrer tous ces kilos dans l’architecture.
Je pense à chaque fois les formes de façons différentes. C’est pour ça qu’il s’agit d’une série d’épisodes. La verveine est un matériau malléable, flexible et très léger. C’est vraiment un médium sculptural. Je peux avoir des courbes qui vont jusqu’à 70° sur 4 ou 5 mètres de hauteur et des lignes assez droites. J’aime bien faire ça, j’ai l’impression d’être une gamine qui joue à faire un château de sable. Je fais des maquettes en amont pour penser les formes selon l’architecture de l’espace d’exposition. Par exemple, au Kunsthal Extra City à Anvers, c’était dans une ancienne église, j’ai alors utilisé le perchoir du prêtre. Pendant l’exposition, la forme évolue parce que la verveine bouge selon l’aération du lieu et les passages. Aussi, l’audience est invitée à prendre la verveine avec elle.
En faisant un tas de verveine c’est aussi une façon de réclamer mon droit de faire partie de l’Histoire de l’art. Il y a beaucoup d’hommes blancs qui ont fait des tas, et des tas de plein de choses ! Comme le tas de charbon de Venet, le tas de patates de Penone, ou encore le tas d’habits de Boltanski… Il y a aussi des références dont je me sens plus proches comme Félix Gonzales Torres qui avait fait un tas de bonbons pour dénoncer la propagation du virus du Sida et rendre hommage à son amant Ross. Mais voilà, je réclame mon droit à faire mon tas mais avec une autre narration, une autre économie, à travers mon identité et ce que je représente.
Ghita Skali (Casablanca, 1992)
Artiste basée à Amsterdam. Elle a étudié en France, d’abord à la Villa Arson, à Nice puis au post-diplôme de l’École des beaux-arts de Lyon. Elle a été participante à De Ateliers (Amsterdam) entre 2018 et 2020.
Elle utilise des nouvelles étranges, des rumeurs et de la propagande pour perturber les structures de pouvoir institutionnelles telles que le monde de l’art contemporain occidental, l’oppression de l’État et la politique gouvernementale. Son travail aboutit souvent à une critique forte dont les résultats pénètrent des canaux qui vont au-delà de l’espace d’exposition, sous la forme d’échanges informels de marchandises, de documents juridiques et de choses que l’on emporte chez soi pour un thé chaud le soir.
Elle a récemment exposé à Kunsthal extra City (Anvers), au Palais de Tokyo (Paris) et au Stedelijk Museum (Amsterdam).
Mariam El Ajraoui
Chercheuse en cinéma à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’occupe chez Terss de la rubrique Optica. Ses recherches se concentrent sur les productions audiovisuelles des mondes Arabes, avec un intérêt particulier pour leurs enjeux esthétiques et politiques. En plus de son travail académique, El Ajraoui est également actrice et réalisatrice.