GHOST DANCE UNE TRAVERSÉE DES TEMPS 2/2
Bruno LEMOINE
Dans la première partie de Ghost Dance, nous suivions Pascale, une étudiante en philosophie qui, après avoir rencontré Derrida, traque les fantômes pour les déconstruire. Derrière les origines des civilisations sont cachés les spectres des vaincus, ceux-là hantent l’inconscient collectif des vainqueurs ; à moins que l’Histoire ne cesse de répéter indéfiniment les tragédies des hommes et que nous devions croire nécessairement en un dieu pour respirer un peu. En chemin, Pascale rencontre le philosophe anarchiste Daniel Colson qui reprend l’écrivain marocain Abdallah Laroui sur sa lecture de l’Histoire musulmane. On découvre enfin que Ghost Dance, le film de Ken McMullen, est le palimpseste sur lequel a été écrit Spectres de Marx de Derrida : les spectres du communisme refluent après ceux des Indiens…
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Mais cette affaire de grande et de petite histoire se complique encore, comme on va voir, selon le point de vue des hommes qui se permettent d’écrire à son sujet. Ainsi, du philosophe anarchiste Daniel Colson qui se mêlait, dans un texte, de résoudre les « apories » de l’un des livres de l’écrivain marocain Abdallah Laroui, Islam et histoire[1] L’essai d’Abdallah Laroui, publié en France en 1999, était plutôt dédié à des lecteurs arabes versés dans les questions liées à l’historiographie musulmane et à son exégèse, mais Daniel Colson, dans un essai de philosophie anarchiste, se permettait d’apporter sa contribution fraternelle à l’essai de Laroui, au nom d’un (disons) humanisme planétaire, celui initié, en Europe, au milieu du XIXème siècle, par le géographe Elisée Reclus, le prince anarchiste Kropotkine et Bakounine. En somme, Daniel Colson tendait symboliquement le drapeau noir de l’anarchie à Laroui[2].
Que dit, en substance, le philosophe Daniel Colson à l’historien marocain Abdallah Laroui qui cherche, dans Islam et histoire, à moderniser la culture musulmane ? Que l’épistémologie, dont il se sert, est encore trop proche du projet rationaliste des Lumières, en somme qu’elle est encore trop moderne et pas assez postmoderne. Pour Colson, il faut que l’histoire prenne le pas sur l’Histoire, afin que le temps cyclique et autotélique des textes sacrés et des fétiches du Grand Récit des Lumières perde de son aura. Comment cela ? Comment, en somme, Colson peut (tout au moins théoriquement) aider Laroui à faire de l’Islam un projet humain, sans l’appui d’un Etat démocratique moderne pour le favoriser ?
Dans Islam et Histoire, Abdallah Laroui réalise une critique herméneutique de l’exégèse musulmane, soit une critique des courants littéralistes et traditionnalistes de l’Islam. Selon l’écrivain marocain, ces courants de l’Islam assimilent le fiqh (soit la jurisprudence musulmane et ses nombreuses écoles) au hadîth, qui est le texte coranique proprement dit : les courants musulmans traditionnalistes réduisent donc l’Histoire à répéter à la lettre l’origine du monde islamique, sans un regard sur ce que celle-ci et les hommes, qui l’ont composée, ont pu devenir après la mort du Prophète. Ici, l’Histoire, qui est celle du Coran, réduit l’histoire, ou la multitude des hommes, en un temps cyclique : le cercle est chtonien, vertueux ou vicieux, selon le point de vue où vous vous situez sur la carte du monde. On en revient donc au mythe de l’éternel retour envisagé par Mircea Eliade.
Dans Trois essais de philosophie anarchiste, Daniel Colson fait donc sienne la critique épistémologique de Laroui, qu’il étudie avec une grande finesse, mais il considère, dans le même temps, que son herméneutique en demeure à une lecture rationnelle et positive de l’Histoire, celle justement de la philosophie des Lumières : Laroui, introduisant un moyen terme (wâsita) entre fiqh et hadîth, aurait pu, selon Daniel Colson, se servir de la tradition mystique arabo-persane, afin que l’histoire devienne, pour une fois, la maîtresse de l’Histoire et, ainsi, créer la carte du monde correspondant à son territoire ; ce que, selon le philosophe anarchiste, l’éminent historien marocain a, lui-même, été tenté de faire : « On a vu comment Laroui, écrit ainsi Daniel Colson dans le premier de ses Trois essais de philosophie anarchiste, arrivé presque au terme de son livre, pouvait opposer à la vérité officielle de l’Islam littéraliste, une vérité ou une réalité liée à l’expérience vécue, l’expérience des mystiques qui, sur le terrain de l’histoire, revêtirait la forme d’une « réalité vécue », d’un « récit », d’une « résurrection » ou d’une « revie » (ihyâ) (pp. 129-130). Cette ouverture finale est importante car, en introduisant la mystique islamique dans sa démonstration et surtout, avec elle, l’expérience et le récit, Laroui renonce à disjoindre subjectivité et objectivité. » [3]
Ce qu’analyse Colson, à la lecture de Laroui, c’est un mouvement d’anamnèse analogue à celui dont témoignait Mircea Eliade à propos de l’historiographie occidentale et de son développement scientifique à partir du XIXème siècle. Laroui, selon Colson, amène l’Histoire à l’histoire, par un mouvement herméneutique qui découle de l’exégèse de la littérature musulmane. D’abord, parce que le Dit des textes sacrés de l’Islam fut, à l’origine, un « Il était une fois » : « D’une certaine façon, écrit à ce propos Colson, on peut dire que le hadîth est un khabar qui a réussi, un « on raconte que » devenu vrai, sur le double terrain de la reconnaissance religieuse et de la prétention de la science à l’objectivité ou à la vérité. » [4] Le « Il était la fois » de l’Histoire était, à l’origine, un « Il était une fois ». Ici, Laroui ne parle pas du Dit du Coran, puisqu’il vient de Mahomet, mais du Dit portant sur Mahomet et les débuts de l’Islam, à savoir tous les énoncés écrits contemporains de l’existence du Prophète : les khabar. Ceux-là, explique Daniel Colson, ont déjà des critères de validité scientifiques, ils procèdent déjà d’une énonciation scientifique : « La transformation des khabar, des récits historiques attachés aux origines de l’Islam, passe par une transformation générationnelle de type lignagère qui, dans l’établissement de sa véracité, obéit à des procédures et des critères d’évaluation (tashîh, « vérification », p. 50), dûment codifiés, et que l’on peut sans hésitation qualifier de scientifiques. », déclare Colson. [5]
L’aporie, qu’analyse Colson dans l’essai historique de Laroui, revient à choisir un Grand Récit, celui de l’Islam, pour un autre : celui de la philosophie des Lumières et de la rationalité scientifique. Ce dont il cherche à convaincre Laroui, c’est que l’un et l’autre Grands Récits figent l’expérience humaine en un temps cyclique, celui de l’Eternel Retour dont Mircea Eliade pensait qu’on ne peut échapper. Pour Mircea Eliade, comme on l’a vu, l’homme est voué à l’Apeiron bon gré mal gré, mais pas pour Daniel Colson. Pour le philosophe anarchiste au contraire, si le territoire prend le pas sur la carte, les fantômes du passé ne reviendront plus hanter les vivants, le travail de deuil pourra alors être achevé. Pour ce faire, il faut prendre la carte du monde de la Monadologie leibnizienne, comme le sociologue Gabriel Tarde l’a fait en son temps, et lui enlever Dieu pour en revenir au territoire : soit faire en sorte qu’aucun agencement de Monades ne devienne une Sur-Monade.[6]
On en arrive alors au concept deleuzien du Rhizome, soit à une connexion souterraine entre racines, entre Monades, cherchant une forme d’égalité entre elles, en évitant la formation de nœuds et d’agencements concentriques. Par le Ghayb arabe, estime, en un sens, Daniel Colson, Leibniz entend le chef huron Kondiaronk, dans les Dialogues avec un sauvage de son ami Lahontan. Le Ghayb, c’est « tout ce qui est caché, absent, passé, imperceptible. » (Laroui, p. 63). Le Ghayb relève du cœur, c’est une connaissance, une science du cœur capable de faire revivre le passé, soit une anamnèse.
Précepte n°4 de l’hantologie : un exorcisme des revenants n’est pas impossible à long terme, en changeant la disposition des livres sur les rayonnages des bibliothèques : faire en sorte que ce qui est en haut soit en bas et ce qui est en bas, en haut. Voir ce qu’il en advient des habitudes de lecture sur une ou deux générations…
Ici, l’histoire de l’écrivain anarchiste Elie Reclus (le frère du géographe Elisée Reclus), alors qu’il était directeur de la Bibliothèque Nationale de France durant la Commune de Paris, me revient en mémoire. Le travail de directeur d’Elie Reclus dura à peine vingt-quatre jours, avant la semaine sanglante qui mit fin à l’insurrection du peuple français. Après cela, Elie Reclus fut caché par des amis à Paris, puis il dut fuir la France, où il poursuivit ses activités de militant anarchiste. Le projet d’Elie Reclus à la BNF était alors une « réorganisation qui devait faire contribuer les bibliothèques à la culture ouvrière. » [7]
Nous sommes donc bien là dans l’idée d’un réagencement nouveau du savoir, et, même, nous sommes à son origine historique pour le mouvement ouvrier : en somme, dans le vocabulaire de Daniel Colson, transformer les connexions des Monades afin qu’aucune Sur-monade ne puisse prendre le pas sur l’ensemble des liens du rhizome.
La Bibliothèque Nationale était alors une enclave versaillaise à l’intérieur de la Commune, et Elie Reclus était antimilitariste et pacifiste. Jules Taschereau, l’ancien directeur de la Bibliothèque Nationale, avait fui à Versailles en emportant les clés de son bureau. Elie Reclus dut donc faire appel à un serrurier pour accéder à son bureau. L’historien Henri Dubief a écrit à ce propos : « Ce geste symbolique frappe les fonctionnaires parce que, d’après un journaliste anglais, s’il est normal que dans un tumulte on dévaste une église, l’« envahissement d’un temple des lettres frappe davantage ». [8]
L’anecdote paraît banale, mais on imagine mal, avec un tel personnel bibliothécaire, comment Elie Reclus aurait pu éviter l’agencement de nœuds entre Monades et le retour des Sur-monades, même s’il avait pu disposer de plus de vingt-quatre jours pour son projet : pour les employés de l’honorable institution patrimoniale, leur nouveau directeur était le diable en personne. Les hostilités entre les hommes me sembent telles que j’imagine aussi mal qu’un Nouveau Monde puisse advenir sans heurts ni sang – donc sans l’avènement futur de nouveaux spectres. Marx, en un sens, ne l’imaginait pas non plus, puisqu’il écrivit, après la semaine sanglante de la Commune française en 1871, La Guerre civile en France, qui eut la postérité que l’on sait. Lénine, par la suite, puise, dans l’analyse marxiste des échecs de la Commune, son idée de l’Etat révolutionnaire et de la dictature du prolétariat…
- Reprenons :
– 1983 : Derrida se retrouve à jouer dans le film Ghost Dance de Ken McMullen. – 1989 : chute du mur de Berlin. – 1993 : Derrida publie Spectres de Marx.
Addenda au Précepte n°4 de l’hantologie : Chercher à fumer le calumet de la paix entre agencements de Monades, avant que le spectre de Marx ou celui d’Adolphe Thiers, le bourreau de la Commune, ne reviennent… chercher à fumer le calumet de la paix, mais avec la hache de guerre dans son dos… le jeu des diplomaties, toujours, entre l’une et l’autre enclave…
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Ghost Dance est la Danse des Esprits, celle-ci fut fondée le jour de l’an 1889 par Wokova, un chef religieux indien de la tribu des Païutes. Wokova déclara après l’éclipse qu’il lui avait été révélé qu’il serait le nouveau messie indien. La Danse des Esprits était un mouvement millénariste, comme le fut au seizième siècle le mouvement de réformes religieuses de l’allemand Thomas Münzer, sur lequel le philosophe marxiste Ernst Bloch, l’auteur du Principe Espérance, écrivit. Tous les Indiens de la tribu sioux de la réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, dont le chef était Sitting Bull, pratiquèrent la Danse des Esprits et ils pensèrent que celle-ci pouvait les protéger des balles des tuniques bleues.
L’armée américaine élimina d’abord Sitting Bull en décembre 1890, quinze jours plus tard ce fut le massacre de Wounded Knee. Lors de ce massacre, plus de 300 Indiens, dont des femmes et des enfants, furent tués par l’armée des Etats-Unis. Après cette tragédie, la Ghost Dance fut interdite. Dans La Piraterie dans l’âme, Jean-Paul Curnier conclut ainsi le chapitre des guerres indiennes à l’origine de la démocratie américaine : « Les chiffres sont abrupts : en 1900, soit dix ans après le massacre de Wounded Knee qui marque la fin des guerres indiennes et la domination définitive du gouvernement US sur le territoire, la société américaine est composée de 76 millions d’individus qui se sont partagés – après s’en être emparé sans aucune retenue et au mépris de toute légalité – près de 10 millions de km². Sur les dix à douze millions d’Indiens autochtones vivant sur le territoire avant l’arrivée des colons il ne reste qu’un peu plus de 500 mille survivants, toutes tribus confondues. » [9]
Dans le film Ghost Dance, où l’étudiante en philosophie Pascale s’entretient des revenants avec Derrida, la bande-son musicale répète, en fond sonore, des chants indiens mélangés à de l’électro et à de la musique concrète (hantologie est aussi le nom d’un courant de musique bruitiste et concrète influencé par Jacques Derrida, qui emploie des sources et des voix du passé). / Dans la suite du film de Ken McMullen, Pascale photographie une de ses amies à Paris, devant le mur des fusillés de la Commune. / On peut voir : / Une grande photo du tombeau de Marx à Londres. / Ou bien : / Une grande photo des cadavres d’insurgés dans leurs cercueils, réalisés en mai 1871 à Paris par le photographe Eugène Disdéri. / À la fin du film de Ken McMullen, la photographie des morts de la Commune d’Eugène Disdéri se retrouve roulée en boule sur une plage, que la jeune femme, celle ayant été photographiée devant le mur des fusillés par Pascale, jette à la mer. / Le flux et le reflux des vagues de la mer ramenant, remportant la photographie des fusillés de la Commune… / Roulis des vagues marines, flux… / Dix ans après le film Ghost Dance, Derrida écrit Spectres de Marx… / Flux et reflux, Marx – Ghost Dance – Revenants / Flux et reflux sous les rouleaux des vagues… / Revenant sous les rouleaux des… /1989 : la Chute du mur de Berlin. / « Il n’y a pas depuis quelques années (depuis 1989) de confusion plus efficace, écrit Michel Surya dans le premier volume de son cycle d’essais De la domination[10]
. Il a suffi que les foules fuient en masse le stalinisme (quand bien même savaient-elles mal encore vers quoi…) pour que le capital devienne du coup tout l’horizon de toute démocratie. » / Revenant sous les… revenant… / Le fantôme de Wokova derrière celui de Marx, ceux du massacre de Wounded Knee derrière ceux de la Commune… / « L’infériorité de ceux qui savaient alors que le capital ne serait pas cette démocratie dont rêvaient ces foules frustrées, c’est qu’ils savaient depuis longtemps qu’il n’y avait plus nulle part où eux-mêmes puissent le fuir. », poursuit ici l’écrivain Michel Surya dans De la domination. / Les derniers Indiens sont parqués. / Les derniers Indiens sont parqués.
Précepte n°5 de l’hantologie : Quelquefois, certains rituels d’adorcisme fonctionnent et les peuples colonisés s’emparent du pouvoir. Ils créent alors des agencements de Monades autour des reliques des spectres les ayant amenés à se libérer d’un oppresseur. Ils cherchent, par la suite, à créer un empire ou bien ils se cachent de leurs voisins, certains arrivent aussi à devenir un territoire neutre ou une plateforme, un comptoir ou ils se dispersent sur des bateaux pirates. On raconte aussi que certains ont pu réaliser leurs rêves et qu’ils ont atteint Libertalia. Ce sont des histoires de pirates et de fantômes, bien sûr. Ce sont des histoires pour les enfants. Les spectres des martyrs des insurrections passées ne cherchent pas à hanter les corps des hommes afin de poursuivre leurs œuvres. Ce sont des histoires que les mers et les océans nous renvoient à travers les âges. Spectre du corsaire Barberousse. Spectre du syndicaliste tunisien Muhammad Ali. Des noms que les mers charrient. Des chants de Sirènes. Les revenants n’existent pas. Mettez de la cire dans vos oreilles à l’approche des Sirènes. Il n’y a de fantômes que dans vos têtes. Mettez de la cire dans vos oreilles, comme les marins d’Ulysse ! De la cire dans vos oreilles !
(Je remercie ici l’écrivain Jacques Gerber
de m’avoir fait découvrir, par hasard,
le film de Ken McMullen Ghost Dance)
Bruno LEMOINE
Ecrivain
Récits : Matachine et L’après-journal Nijinski aux éditions al dante.
Anthologie de poésie contemporaine : « L’homme approximatif », (Livre + Film DVD avec l’écrivain François Dominique) aux éditions Al dante.
Poésie contemporaine : revues Action poétique, Nioques, Le Bout des bordes, journal Res Poetica, Do©ks… Réalisation de la revue poésie et art The Black List.
Essais, articles divers : revues Inter art actuel, La Revue des Ressources, Politique de l’auteur…