Ghost Dance
Une traversée des temps 1/2
Ken McMullen – Daniel Colson – Abdallah Laroui – Jacques Derrida & alii

Bruno LEMOINE

Ghost Dance, 1983
Ghost Dance suit la dérive de Pascale, le personnage principal du film Ghost Dance du cinéaste britannique Ken McMullen (1983). Pascale est une étudiante en philosophie qui effectue des recherches sur les fantômes, elle rencontre alors le philosophe Jacques Derrida qui lui parle de l’hantologie, la science moderne des spectres. Où l’on apprend que l’Histoire est un Terss, palimpseste recouvrant une histoire : derrière le mythe du far west américain et les guerres contre les Indiens se cache un meurtre originel, celui que Freud décrivit dans Totem et Tabou. Pascale poursuit la piste des fantômes indiens et rencontre en chemin l’historien Mircea Eliade…
À la mémoire du prêtre vaudou Dutty Boukman
« Derrida – Quelle est l’idée de votre idée ?
Pascale – L’idée de mon idée, c’est que je n’ai pas d’idées.
Derrida – Nous verrons cela demain… »
Ken McMullen, Ghost Dance
1
L’histoire commence ainsi. Elle dit qu’elle n’a pas d’idées. Son idée à l’histoire, c’est qu’elle n’a pas d’idées. L’histoire commence ainsi, sans idées. Voix blanche. Silhouette diaphane. À peine une présence. L’histoire est devant vous maintenant, voix blanche, silhouette diaphane, sans idées, elle déclare : « Il était une fois » Une fois, une quelque part, une fois indéfinie. Jamais l’histoire ne dit : « Il était la fois » avec un article défini. Ou, plutôt, « Il était la fois » est laissé à l’Histoire avec un h majuscule, qui est l’affaire des historiens. Puisque l’Histoire majuscule a eu lieu. Puisqu’elle échappe à la multitude comme aux hommes qui la composent. L’affaire de l’Histoire majuscule est celle du peuple, concept idoine, pas de la multitude, qui concerne la disparité et, nécessairement, se disperse et nous disperse. L’Histoire a l’idée d’avoir des idées, pas l’histoire. « Il était la fois », dit l’Histoire : cette fois-là précise, lieu et temps bien définis, espace diégétique déterminé. La fois avec un s, comme la foi sans. Celle-ci a des idées, elle les a même toutes, puisqu’elle est composée des voix de la tribu : elle dit qu’elle forme le récit dans lequel l’Humanité s’écrit. L’Histoire est le Dieu de Leibniz, soit la somme des monades leibniziennes, la somme des points de vue sur le monde que les hommes passés, présents et futurs ont perçu, perçoivent et percevront. Leibniz énonce ainsi, péremptoire : « Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement ; il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y ait comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade. » (Leibniz, La Monadologie, 57)
Chez Leibniz, Dieu est la carte du monde et le territoire. Ici, la carte du monde est le territoire composé de milliers de monades, formé de milliers d’hommes passés, présents et futurs. L’Histoire prétend que, à force de méthode, elle peut lire la carte. – Pas l’histoire, celle-ci peut même prétendre le contraire. L’histoire avec un h minuscule, au début, dit qu’elle n’a pas d’idées. Son point de vue est celui d’un réceptacle vide, comme une clé usb, une cassette audio ou un disque qui n’ont pas encore de contenus. Aucune voix de la tribu n’a encore été perçue par elle au début ; l’histoire est, en un certain sens, vierge.
Au début de Ghost Dance, un film du réalisateur anglais Ken McMullen, Pascale, une étudiante en philosophie, déclare au philosophe Jacques Derrida qu’elle n’a pas d’idée. Pascale affirme qu’elle est comme un début d’histoire, une jeune monade dont la fenêtre n’a pas encore été touchée par la lumière. Un commencement. Alors Derrida lève, d’une certaine manière, la séance avec elle : « Nous verrons cela demain. », lui dit-il. L’histoire commencera donc demain…
2
Le philosophe allemand Leibniz avait été l’ami du baron de La Hontan, un exilé français. Quand ils se connurent à la cour de Hanovre au début dix-huitième siècle, La Hontan était devenu un écrivain célèbre pour avoir publié ses aventures dans le Nouveau Monde, dont ses Dialogues avec un sauvage (1703) que toute l’Europe lettrée avait lus. Quelques années plus tôt, La Hontan (ou Lahontan, son nom de plume) avait rencontré le chef huron Kondiaronk, un homme politique respecté et grand stratège de la confédération wendate, un peuple indien du Sud de l’Ontario, au salon de Frontenac, le gouverneur de la Nouvelle-France (l’actuel Québec). La Monade La Hontan, alors jeune soldat français, rencontre la Monade Kondiaronk au salon du gouverneur Frontenac. Chacune des deux Monades connait alors la langue et les mœurs de l’autre. La Hontan a une vingtaine d’années, Kondiaronk la quarantaine.
Kondiaronk se nomme Adario dans Les Dialogues avec un sauvage de La Hontan. Pour l’Europe des lettres jusqu’à nos jours, Adario n’est pas Kondiaronk, dont la « légende » affirme qu’il avait visité la France dans sa jeunesse, mais le modèle ayant servi au mythe du bon sauvage où Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot et Leibniz ont puisé. Ici, la Monade Kondiaronk semble s’effacer sur la carte du monde pour celle d’Adario. Des couches de blanc successives sur le parchemin indien, malgré les récriminations de l’anthropologue David Graeber dans Les Pirates des Lumières, mais aussi dans son dernier ouvrage, publié à deux mains avec l’archéologue américain David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité[1]. Pour David Graeber, mort il y a deux ans, comme pour une certaine critique indigéniste, il s’agit de décoloniser les Lumières, soit rendre à César ce qui est à César, et aux Indiens ce qui leur revient. Mais Kondiaronk est une histoire et Adario est l’Histoire majuscule. D’ailleurs, Kondiaronk, tout grand homme politique qu’il était, savait-il écrire ? Quelle source a-t-on pour affirmer qu’Adario est Kondiaronk ? Pourquoi vouloir faire du bon sauvage autre chose qu’un mythe ?
Précepte n°1 de l’hantologie : sous l’Histoire, l’histoire avec un petit h, qui est ici une préhistoire – Les Monades de cette préhistoire sont des spectres. Les spectres grattent la carte du monde. Derrière l’ontologie, une hantologie.
3
On ne dit pas l’histoire, on dit une histoire. On laisse la marque de généralité à l’Histoire des historiens qui est toujours frappée du sceau des vainqueurs.
Il y a un lien, comme un jalon qui se passe entre l’anthropologue David Graeber, qui a été l’un des leaders du mouvement Occupy Wall Street à New York en 2011, et le philosophe Jean-Paul Curnier, qui s’est occupé, un temps, des éditions Lignes avec son ami, l’écrivain Michel Surya. Ce lien entre Graeber et Curnier, c’est une anthropologie anarchiste héritée du livre de l’anthropologue Pierre Clastres, La Société contre l’Etat.
Dans La piraterie dans l’âme, un essai sur la démocratie et les cadavres qu’elle cache, le philosophe Jean-Paul Curnier montrait combien l’Histoire des Etats-Unis, et, avec elle, celle des démocraties modernes, ressemblait à un mauvais remake de Totem et tabou de Freud. Curnier écrivait à ce sujet : « Si la démocratie se fonde sur la loi et le droit égal pour tous, il faut que les formes de prédations qui lui sont nécessaires relèvent, elles, d’un tout autre plan ; d’un plan situé hors de son histoire et de son champ propres et ne pouvant donc pas être jugé en vertu de ses principes. »[2]
Selon le philosophe Jean-Paul Curnier, la fraternité des colons blancs Wasp américain, à l’origine de la conquête de l’Ouest, devait se jouer dans le meurtre du Père amérindien, pour que naisse l’Oncle Sam : soit Totem et tabou de Freud. Pour qu’une civilisation naisse, elle doit, en l’occurrence, manger son père… Un tel meurtre rituel à l’origine de la démocratie est, bien sûr, assez difficile à avaler, je vous le concède.
Ici, l’analyse sauvage et freudienne de Curnier, l’auteur de Philosopher à l’arc, sur les origines de la démocratie américaine, rejoint celle qu’énonçait, en 1920, le philosophe Walter Benjamin, dans Pour une critique de la violence, sur les origines de la violence, de la loi et du droit. Selon Benjamin, la violence était fondatrice et, en même temps, conservatrice du droit[3]. On peut voir cela dans le jugement rendu en 1823 par la Cour suprême américaine dans l’affaire Johnson contre McIntosh, qui expose ce qu’il en est du droit des Indiens sur le sol de la République américaine. Dans le jugement de la Cour suprême de 1823, il est stipulé :
« Considérant la nature du droit indien sur les terres, l’étendue de leur droit d’aliénation doit dépendre des lois du dominion sur lequel ils vivent[4]. Ils sont soumis à la souveraineté des États-Unis. Leur sujétion dépend de leur résidence sur notre territoire, et celle-ci se trouve sur notre juridiction. Il est inutile de démontrer qu’ils ne sont pas des citoyens au sens courant du terme, puisqu’ils sont dépourvus des droits les plus essentiels qui appartiennent à ce caractère. Ils sont de cette classe dont les juristes disent qu’ils ne sont pas des citoyens, mais des habitants perpétuels avec des droits affaiblis. »
– Violence fondatrice du droit américain : l’Indien comme victime expiatoire pour que naisse la démocratie américaine.
– Violence conservatrice du droit américain après le meurtre du Père indien, comme forme instituante de la Constitution américaine : toutes formes d’assujettissement, conçues comme étant des libertés, que le citoyen blanc Wasp américain, forcément aliéné, doit a fortiori accepter ou, sinon, tolérer, après le sacrifice du peuple indien (ici, évidemment, le « Travailler jamais jamais » de Rimbaud passe pour une mauvaise blague de potache, puisque le travail est considéré comme étant sacré aux Etats-Unis : éthique protestante).
Les Indiens, ayant été un peuple vaincu par les Etats-Unis d’Amérique, devenaient, par là même, des citoyens de seconde zone. Dès lors, ils ne pouvaient prétendre à la terre sur laquelle ils étaient nés, ils n’en avaient plus l’usage ni la propriété ; ils ne pouvaient donc pas vendre ce qui ne leur appartenait pas.
Le droit dit « positif » est donc fondé sur ce qui le nie, à savoir la violence ; et cette violence, de caractère génocidaire en Amérique, s’est exercée sur le peuple premier indien. La démocratie des Etats-Unis, telle que l’envisageait Jean-Paul Curnier, est une fraternité de cow-boys et de tuniques bleues se liguant contre leur Père indien pour le tuer et avoir accès à ses femmes… l’analogie, faite par Curnier, entre Totem et Tabou de Freud et l’origine des Etats-Unis d’Amérique, à partir d’un partage des femmes du Père Indien, paraîtra peut-être moins outré et surréaliste, si l’on sait que le monde indien fut régi par un système matrilinéaire : la filiation étant le fait des femmes, celles-ci avaient autant de droits que les hommes sur leurs corps, elles avaient en outre droit de cité aux chefferies, comme les hommes, la parité étant une composante politique du modèle indien… En Europe, il faudra attendre la fin des années 1960 et la révolution sexuelle pour en arriver au même point. L’utopiste Charles Fourier se servira sans doute, lui aussi, du modèle du Nouveau Monde, lorsqu’il écrira son Nouveau Monde Amoureux au début du dix-neuvième siècle. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que son ouvrage puisse être publié en France, chez l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, en 1967…
Précepte n°2 de l’hantologie : l’hantologie relève d’une ontologie fondée sur la mauvaise foi des maîtres, toujours. L’hantologie procède des morts jetés dans une fosse commune ou laissés en pâture aux vautours ; ils viennent hanter l’inconscient collectif des démocraties modernes. Dans un film d’horreur américain, dès que vous voyez des zombies, dites-vous qu’il s’agit de l’inconscient collectif des Indiens revenant pour hanter le spectateur américain.
Freud, dans le navire l’emmenant aux Etats-Unis, approchant de la côte new yorkaise : « Ils ne savent pas que je leur apporte la peste » (Le surnom du chef huron Kondiaronk était le Rat).
4
Une histoire improvise, et les bruits du monde peuvent couper son propos. Aucune source avérée, aucun argument d’autorité. Une histoire est toujours un livre pauvre ; on entend mal ce qu’elle dit : une radio ou une télé émettent de la musique lorsqu’elle parle, on ne baisse pas le son, le téléphone sonne à ce moment-là, des parasites, friture sur la ligne… tout est fait, semble-t-il, pour empêcher l’histoire de poursuivre.
Une histoire, on l’a dit, s’appelle Pascale, elle est étudiante en philosophie, mais elle ne va pas en cours, son objet de recherche sont les fantômes. Nous sommes dans Ghost Dance, le film de Ken McMullen, et l’on suit le parcours de Pascale. Celle-ci ne va pas en cours, mais on les lui enregistre. Une histoire entend la voix de son maître Derrida dans des livres, à la radio ou à la télévision, avant de l’avoir vu. Pascale, disciple n’ayant pas d’idées, entend la voix de la déconstruction avant de l’avoir rencontrée. Puis elle le rencontre, puis elle lui dit qu’elle n’a pas d’idées…
Une histoire est maintenant devant le philosophe de la déconstruction dans son bureau, après avoir entendu sa voix. Elle lui demande dans le film Ghost Dance : « Est-ce que vous croyez aux fantômes ? », et l’image de Derrida répond alors : « Est-ce qu’on demande aux fantômes s’ils croient aux fantômes ? », puis : « Ici, le fantôme, c’est moi. » La pellicule poursuit sur Derrida dans un champ-contrechamp entre lui, son image & une histoire, ou Pascale : « Le cinéma est un art de faire revenir les fantômes. », déclare-t-il. Derrida lui explique ensuite que, contrairement à ce que l’opinion se figure, les médias et les NTIC augmentent les possibilités de faire revenir les morts. Une hantologie, soit la science moderne des morts : notre époque serait celle de l’invention de nouveaux rites d’adorcisme invoquant les esprits… Adorcisme radio, mais aussi téléphone, télévision, informatique, et cela 24 heures sur 24. Bruit hyperbolique des morts, entropie spectrale, un jour des morts étalé sur 325 jours par an.
Une hantologie comme l’ombre de l’ontologie, celle des vainqueurs, toujours. Le moderne est, en ce sens, un primitif à la puissance 10, voilà pourquoi il peut coloniser le monde : un fusil à six coups contre son Père indien, le canon dans les mains du Blanc, ou l’ancêtre de la kalachnikov : sauvagerie sans limite. Comme le dernier homme que rencontre le héros de La machine à remonter le temps de H. G. Wells – ou comme si Sade était passé maître dans le contrôle des esprits, ceux des Morlocks sous terre et des Eloïs à sa surface : un marquis de Sade Super-monade contrôlant l’intégralité de nos rhizomes : mondialisation intégrale sous l’égide Sade ™.
Derrida demande alors à Pascale : « Et vous, croyez-vous aux fantômes ? » « Maintenant, oui, absolument. », répond-elle (Replay) « Et vous, croyez-vous aux fantômes ? » « Maintenant, oui, absolument. » (Replay) « Et vous, croyez-vous aux fantômes ? » « Maintenant, oui, absolument. » (Replay)… – Le mythe des paroles gelées de Rabelais, alors, de ces paroles tombant, se fracassant sur les têtes du géant Pantagruel et de ses compagnons dans Le Quart-Livre de Rabelais. – « Maintenant, oui, absolument. » – Les paroles gelées ne sont pas un mythe.
Précepte n°3 de l’hantologie : Nul Dieu, nulle Sur-monade ne vient harmoniser les liens entre les Monades. Les spectres se fracassent à leurs fenêtres comme des grêlons. Les portes automatiques des ascenseurs restent ouvertes au passage des fantômes. Capteurs mis en branle, ondes hertziennes pour nécromants. Toute alliance de monades peut favoriser un spectre plutôt qu’un autre, créer un événement ou faire l’Histoire. Rien n’est donné à l’avance, aucun « Lux fiat », nulle Genèse. L’Histoire est un agencement de spectres maquillés en totems ou en slogans politiques. L’Histoire est une histoire montée sur des échasses, un vieillard qui contrôle le Magicien d’Oz ou le Golem… Ici, le diagnostic est partagé sur ce que le vieillard contrôle vraiment. Vous n’avez donc pas le choix, il faut choisir ce que le vieillard contrôle : le Magicien d’Oz ou le Golem ? (Replay) Magicien d’Oz ou Golem ? (Replay) Magicien d’Oz ou Golem ? Il faut choisir. Dites-nous ce que le vieillard contrôle vraiment ? Et quelle est la formule du Golem ? Quel algorithme déterminer, avant qu’il ne perde le contrôle de ses machines et que le Golem ne détruise notre monde ? Quel spectre envoyer contre le Golem ? Quel robot ? dites ?…
5
Couplage de l’histoire avec l’Histoire, échanges relatifs ou incessants de l’un à l’autre domaine, controverses, polémiques ou conflits violents : il n’y a pas de frontière stable entre l’histoire et l’Histoire. Lignes poreuses, commerce de prisonniers entre douanes ou par valises diplomatiques, mages, sages ou savants se servent quelquefois de l’une et de l’autre pour dessiner un schéma des temps ou une licorne. C’est ici qu’intervient l’historien des religions Mircea Eliade ; pour ce savant, un tel échange entre histoire et Histoire équivalait, au vingtième siècle et de nos jours, à une anamnèse, soit le fait de rappeler à nous non seulement les événements du passé, mais aussi les hommes. Dans Aspects du mythe, Mircea Eliade écrivait à propos de l’historiographie moderne : « Mais c’est depuis le XIXème siècle que l’historiographie a été amenée à jouer un rôle de premier ordre. La culture occidentale déploie comme un effort prodigieux d’«anámnêsis» historiographique. Elle s’efforce de découvrir, d’« éveiller » et de récupérer le passé des sociétés les plus exotiques et les plus périphériques, aussi bien la préhistoire du Proche-Orient que les cultures des « primitifs » en train de s’éteindre. C’est le passé total de l’humanité qu’on veut ressusciter. On assiste à un élargissement vertigineux de l’horizon historique. »[5]
Etymologiquement, ἀνάμνησις, anámnêsis, en grec, signifie « Réminiscence, souvenir » L’anamnèse est le fait de ressusciter les morts, soit la science du nécromant. Et, déjà, l’Histoire, comme l’historiographie la plus sérieuse, se rebiffent : « L’Histoire, affirment-ils à ce sujet, ne cherche pas à ressusciter les morts ! » L’Histoire majuscule joue les indignées peut-être alors, moitié inquiète, moitié amusée : « Quel orgueil de croire une telle chose possible, s’exclame-t-elle. Nous ne sommes pas Dieu ! »
Il faut ici poursuivre notre lecture de Mircea Eliade et voir en quoi elle recoupe l’hantologie, soit la science des fantômes de Derrida. Nous en arriverons bientôt à Islam et Histoire de l’historien marocain Abdallah Laroui et à la lecture que le philosophe anarchiste français Daniel Colson en a fait, dans un essai paru en 2004 aux éditions Lignes/Léo Scheer – c’est qu’il me faut tout ce détour par l’hantologie de Derrida et les spectres amérindiens, avant de parler des lectures possibles du monde arabe et de son histoire, grande et petite.
Chez Eliade, il n’y a pas d’axiologie, pas d’échelle des valeurs, entre histoire minuscule & majuscule : l’une et l’autre histoires se recoupent à partir du dix-neuvième siècle, entre éons, ères préhistoriques et cycles des périodes humaines. Deux formes géométriques se retrouvent, chez cet auteur, entre l’une & l’autre histoires : celle du cercle et celle de la droite. Le cercle est la forme du temps des origines de l’humanité, à ce qu’il nous semble encore : la Terre est plate et le soleil tourne autour d’elle, huit heures par jour, sauf aux pôles – ainsi les hommes en restent-ils à une version ptoléméenne de l’espace terrestre, comme l’affirme encore le philosophe Paul Ricoeur. La figure du cercle prédomine d’abord, pour Eliade, puisqu’elle suit l’ordre naturel, celui du cycle des saisons. À la fin du dix-neuvième siècle pourtant, un événement se produit avec le philosophe Hegel, qui nous mène aujourd’hui à l’anthropocène : la figure du temps devient alors celle de la droite, ce qui signifie que l’homme peut maîtriser son histoire et devenir le maître de son quotidien. Une ouverture, dans le cercle chtonien, émerge en somme, qui amène au matérialisme historique, avec Marx, et au mouvement ouvrier, dont nous sommes actuellement, et qu’on le veuille ou non, les héritiers.
Peu à peu, cependant, à lecture de Mircea Eliade, on se rend compte que la figure du cercle chtonien prédomine, puisque, chez lui, le passé de l’Humanité est terrible, puisque l’histoire de l’homme est celle d’une tragédie. Ainsi, à la fin du Mythe de l’éternel retour, Eliade affirme, entre désespoir ou foi, qu’il faut parier sur un temps cyclique, comme le philosophe Pascal l’a fait – puisque, selon lui, la possibilité de parvenir à une humanité renouvelée, comme Hegel, Nietzsche et Marx l’ont cru, est une aberration : « Quoi qu’il en soit, écrit-il dans Le Mythe de l’éternel retour, ce dialogue entre l’homme archaïque et l’homme moderne est sans conséquence pour notre problème. En effet, quelle que soit la vérité touchant la liberté et les virtualités créatrices de l’homme historique, il est sûr qu’aucune des philosophies historicistes n’est à même de le défendre de la terreur de l’histoire. » Et plus loin : « Au fond, l’horizon des archétypes et de la répétition ne peut être dépassé impunément que si l’on adhère à une philosophie de la liberté qui n’exclut pas Dieu. »[6]
Ici, Mircea Eliade reste rivé à cette idée très ancienne que ce qui était avant nous est un chaos, donc que ce qui est devant nous l’est nécessairement aussi. Alors que le sens commun pourrait lui objecter que, eu égard à la préhistoire puis à l’histoire de l’humanité, des moments de bonheur ont pu avoir cours et que rien ne nous laisse présager de l’avenir, rien n’y fait : l’humanité d’Eliade, c’est Le radeau de la Méduse de Géricault. Chez les Grecs, la cause du terrifique de l’Histoire humaine se nomme l’Apeiron. Apeiron, en grec, qui signifie « illimité », est un principe originel, c’est aussi un principe négatif. Le problème, c’est que l’Apeiron, comme origine de l’Histoire, n’est plus considérée comme allant de soi, et que, au contraire, si l’on recoupe les données actuelles des archéologues et des paléontologues, les sociétés de chasseurs-cueilleurs vivaient dans l’abondance à l’Âge de pierre, certaines ont même construit des villes qui semblent prospères. Après les travaux en anthropologie de Marshall Sahlins, notre connaissance des débuts de l’humanité ne semble plus aussi noire que le pensait Eliade[7]… Où l’on retrouve ici le spectre de l’Indienne libre de son corps et de sa sexualité avant l’arrivée du missionnaire jésuite ; où l’on retrouve, avec elle, le spectre de Kondiaronk.
On demande aux mânes de Mircea Eliade de relativiser : l’Histoire de l’humanité, un Enfer ? un Paradis ? Choisissez maintenant pour Eliade.
(Je remercie ici l’écrivain Jacques Gerber
de m’avoir fait découvrir, par hasard,
le film de Ken McMullen Ghost Dance)
Bruno LEMOINE
Ecrivain
Récits : Matachine et L’après-journal Nijinski aux éditions al dante.
Anthologie de poésie contemporaine : « L’homme approximatif », (Livre + Film DVD avec l’écrivain François Dominique) aux éditions Al dante.
Poésie contemporaine : revues Action poétique, Nioques, Le Bout des bordes, journal Res Poetica, Do©ks… Réalisation de la revue poésie et art The Black List.
Essais, articles divers : revues Inter art actuel, La Revue des Ressources, Politique de l’auteur…