Il était une fois Driss Chraïbi à Saint-Denis

Mohamed HMOUDANE
Parler à un absent, Driss, n’est-ce pas tenter, mais vainement, de donner corps et sens à son absence, n’est-ce pas justement étreindre cette absence jusqu’à se révéler absent non seulement à autrui mais aussi, et peut-être en premier lieu, à soi-même. Désormais, nous sommes tous deux des absents ; nous ne sommes plus que la scène évanescente de notre propre absence. Un théâtre vide, sans jeu, sans spectateurs, sans acteurs hormis les mots, qui en constituent en même temps la machinerie, et dont tu ne connais que trop bien la fragilité, la vanité, le miracle.
***
Saint-Denis la ville rouge. La ville des
rois de France. Mon village à moi.[1]
Bienvenue dans mon village, Driss !
Entre, je t’en prie !
Vas-y, assieds-toi sur cette chaise de bois blanc, prévue spécialement pour toi !
Yalann Waldik[2], dont le spectre rôde dans les parages, nous rejoindra peut-être. On verra.
Un whisky pour Monsieur, s’il te plaît, Ammar ! Un pur malt sans glaçons.
Pour moi, ça sera un demi-pression! Oui, un demi ordinaire, comme d’habitude !
Fssahtek Driss !
Tant mieux si tu le trouves succulent, ce scotch. Savoure mon vieux ! Savoure !
Moi, le whisky, ça n’a jamais été vraiment mon truc. Je t’avoue que ça me monte vite à la tête. Je te raconterai un jour par le menu détail mes déboires causés par cette boisson maudite ou bénie, c’est selon.
Je bois, vois-tu, uniquement de la bière, une boisson de cochons comme disait une ancienne collègue. Entre nous, elle devait à coup sûr vivre avec un mec qui en abusait, rotant à tout va en se grattant les couilles !
Tiens, maintenant que j’y pense, je peux te dire qu’elle était bien guindée celle-là mais, rendons-lui grâce, pas mal foutue, si bien qu’elle provoquait des déluges de bave, dans la salle des profs et ailleurs !
Comment Driss ? Les absents ont toujours tort, dis-tu ?
Oui, peut-être ! Mais ne t’en fais pas mon vieux. Je ne suis pas là pour faire ton procès. Ni d’ailleurs pour te rendre un quelconque hommage comme c’est marqué dans le programme de la kermesse.
Te qualifier de génial truqueur, comme le laissent entendre certains ou faire de toi l’Imam absent de la « littérature marocaine d’expression française », son Mahdi, son Alpha et Oméga, comme font d’autres, demeure, à mon sens, une entreprise purement mystificatrice.
En tout cas, je n’excelle pas dans ce genre d’exercices. Dans les deux cas, l’imposture, l’apparat et la pompe sont les maîtres mots, ils prévalent et éludent, par leur aspect cérémoniel, spectaculaire, la réalité, par ailleurs insaisissable parce que multiple et complexe, et en pervertissent l’essence même.
Epurons donc Driss ! Epurons !
Creusons plutôt, dirais-tu, peut-être en résonnance avec l’excipit testamentaire de ton roman Succession ouverte : « Le puits, Driss. Creuse un puits et descends à la recherche de l’eau. La lumière n’est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond. Partout, où que tu sois, et même dans le désert, tu trouveras toujours de l’eau. Creuse, Driss, creuse. »
Mon père à moi me disait : « Accroche-toi à la queue du chien et, quand tu auras traversé la rivière, cours vite te laver les mains ! », ou encore : « Si tu arrives quelque part et que tu t’aperçois que tout le monde apporte du foin à un âne, fais de même ! »
Leçons d’opportunisme ?
De conformisme ?
De débrouillardise ?
D’intégration ?
Va savoir ! Quelle importance ?
Je l’aimais mon père mais je n’ai jamais pu le lui dire et ce n’est que sept ans après sa disparition que j’ai décidé de le lui dire, en écrivant dans French Dream, avec cependant la ferme volonté d’en finir avec cette image « seigneuriale » du père, le père « musulman » autoritaire et tyrannique, qui prévalait dans cette putain de « littérature marocaine d’expression française » :
« Nous étions comme frappés par un malheur indicible. Ma mère ne cessait de pleurer, surtout les jours de fête, depuis que mon frère Adam était contraint à l’exil. Mon père, plus que nous tous, était le plus sérieusement affecté par cette histoire, surtout qu’il venait à peine de surmonter une autre épreuve. Il avait laissé pousser une barbe qui bouffait son visage amaigri. Il priait et lisait le Coran plus que d’habitude. Convoqué presque quotidiennement au Deuxième. Interrogatoire de routine, lui disait-on. Les menaces fusaient. Tu nous indiques où se trouve ton fils ou c’est toute ta putain de famille qui va y passer. Un jour, ils ont décidé de faire une descente musclée à la maison, la première d’une interminable série. Mais on avait déjà pris toutes les précautions. On s’était débarrassés de tout ce qui pouvait être compromettant : livres, documents manuscrits, revues qui circulaient sous le manteau…
Ils avaient la rage. Et ils se sont défoulés sur mon père. Une gifle. Ils ont osé les fils de pute.
L’autorité patriarcale qui s’effrite. Le bourreau humilié. J’en passe et des meilleurs. Je n’excelle pas dans cette rhétorique. D’autres l’ont fait. Et avec beaucoup de raffinement. Avec un talent insoupçonnable. Je ne surferai jamais sur cette vague…
Même s’il lui arrivait parfois de me savater, et il y avait de quoi franchement – je n’étais pas un enfant de chœur : d’ailleurs, je lui rendais coup pour coup, en l’injuriant -, de mon père, j’ai surtout d’un homme très doux, pieux mais pas jusqu’à l’excès, un homme tolérant. Nous étions pareils pour lui, les filles comme les garçons. Il a bossé dur pour nourrir sept bouches béantes. Huit plus exactement en comptant celle de ma mère. En tenant d’abord un petit commerce de tissus. Linceuls y compris. Nous vivions de la mort. La faillite l’a obligé ensuite à quitter le village, nous emportant dans son sillage, pour la ville de Kenitra. A cette époque, on le voyait rarement à cause de son travail de nuit à l’hôpital de la ville. Il transportait blessés et cadavres. Décidemment, la mort ne cessait pas de nous faire vivre. Mais lui, il en était tombé gravement malade.
Il a failli y passer. C’est un de mes oncles maternels, qui à ce moment-là faisait ses premières classes d’opportunistes auprès d’un des plus grands démagos du bled – un apprenti mais qui allait vite dépasser le maître, un heureux parmi les heureux du long règne de feu Chicha -, qui lui avait déniché un poste d’ouvrier polyvalent dans les PTT, à la ville de Salé. Ca allait du ménage au gardiennage la nuit. Payé une misère. Merci lhaj. Donne-moi tes mains et tes pieds que je les baise dessus-dessous. Avec six cents cinquante dirhams par mois, il était obligé de réciter le Coran pour diverses occasions : mariages, funérailles, circoncisions… Dans la capuche de sa djellaba, il y avait toujours pour nous des gâteaux, des fruits et même de la viande… Et ils ont osé gifler un tel homme. D’ailleurs, ce n’était pas la première gifle qu’il encaissait. Ma mère me racontait, lui ne parlant presque jamais de son passé, que vers l’année 1953, un caïd lui en avait donné plusieurs, hors d’oeuvre avant le vrai plat, alors que les Français s’apprêtaient à le transférer, avec un groupe de résistants, à la prison de Laâlou à Rabat où il allait écoper d’une année ferme…
On pourrait croire que je suis en train de tailler pour mon père une statue indéboulonnable devant laquelle je me prosternerais en bon musulman, cinq fois par jour, allumant les cierges, brûlant l’encens et déclamant des prières et des versets. On se tromperait à coup sûr. Je n’ai jamais adoré mon père. Nous nous aimions tout simplement.
Et c’est à l’Institut Gustave Roussy, où il a rendu l’âme, alors que j’ai rarement quitté son chevet, que cet amour se dirait mais dans le mutisme le plus total puisque des sondes surgissaient de sa bouche et l’empêchaient de parler. C’est avec tout son corps qu’il me caressait, le jetant péniblement vers le mien, même si je le retenais de peur qu’il ne se fasse encore plus mal… »
Remets-nous la même chose, s’il te plaît Ammar !
Fssahtek Driss ! Et à la santé de nos pères !
Parler à un absent, Driss, n’est-ce pas tenter, mais vainement, de donner corps et sens à son absence, n’est-ce pas justement étreindre cette absence jusqu’à se révéler absent non seulement à autrui mais aussi, et peut-être en premier lieu, à soi-même. Désormais, nous sommes tous deux des absents ; nous ne sommes plus que la scène évanescente de notre propre absence. Un théâtre vide, sans jeu, sans spectateurs, sans acteurs hormis les mots, qui en constituent en même temps la machinerie, et dont tu ne connais que trop bien la fragilité, la vanité, le miracle.
Si tu vois autant de monde défiler dans le bar, c’est parce qu’on est un jour de marché. Tu ne le sais sans doute pas mais il se tient trois fois par semaine, ici, au pied de la basilique, là où gisent les rois de France, un marché aux allures de moussem. Couleurs, odeurs et bruits se mêlent dans un entrelacement joyeux. Aux antipodes du Discours d’Orléans.[3]
Driss Chraïbi en 1975
Kacem Basfao©

Regarde les trois types à l’extrémité du comptoir, ils s’appellent Mokrane, Boussaad et Larbi, mais ils auraient pu bien s’appeler Yalann Waldik. Ils auraient bien pu être les héros fantomatiques, désabusés de ton roman Les Boucs. Je les connais très bien. Je leur parle chaque jour, quand je prends mon café ou quand je sirote une bière. On cause de tout et de rien. De l’Algérie. De ses guerres. De la France. De leur jeunesse. De leur progéniture. De la vie qui n’a jamais cessé d’être dure…
Ecoutez les chibanis ! Je vais vous lire un extrait d’un livre que Driss lmarroqui a écrit dans les années 50 sur zmagriya. Les Arabes. Les Boucs. Les Bicots. Les Norafs :
« Ils marchaient à la file indienne dans le matin brumeux. Des trilles de rires les accueillaient, instinctifs, vite étouffés – et l’on se demandait ensuite comment on avait pu rire, si même le rire avait une valeur d’instinct.
Ils avaient le pas pesant, les bras ballants et la face effarée. Ceux qui s’arrêtaient pour les voir passer fermaient brusquement les yeux, en une minute de doute intense et subit, où l’origine et la fin conventionnelles de l’homme étaient vélocement révisées, les classifications des règnes et les métaphysiques mises à bas et échafaudées de nouveau comme un château de cartes sur leurs mêmes fondements et suivant la même systématiques ; l’étymologie, le sens et l’utilité de mots tels que dignité humaine, pitié, Christ, démocratie, amour… ils ouvraient les yeux : la faillite de la civilisation, sinon de l’humanité, qu’ils avaient vu défiler vêtue de fripes, – ou, à tout le moins, de fripes remplies de néant.
Leurs narines fumaient. Ils rasaient les murs, l’un suivant l’autre comme une fuite de rats ; un angle de rue se présentait, saillant et soudain comme une digue : ils s’immobilisaient, éblouis un instant par le tintamarre métallique des klaxons et des freins, le pas fiévreux des foules, les mille et une manifestations menues et disparates d’une vie qui n’était pas la leur. Précipitamment ils tournaient l’angle qui les avait arrêtés, retrouvaient devant eux le dos familier qui les guidaient, reprenaient leur pas de pierre – mais c’était ainsi à chaque angle de rue, à chaque aspérité du trottoir, à toutes les saillies, à tous les carrefours… comme des sources de diffractions, comme si leur étonnement eût été un réflexe intermittent et sans fin, pareil à ces vessies de chiens giclant sur tous les réverbères d’une rue, à raison d’un petit jet rapide et furtif par réverbère.
Ils étaient une vingtaine et ils marchaient depuis l’aube. Le soleil levant avait essayé de s’absorber…»
Un dernier verre pour la route !
Fssahtek Driss !
Je t’avoue que tu me laisses perplexe Driss quand tu écris dans la postface de ton roman Les Boucs : « feu mon maître Camus », toi qui fais dire dans La Mère du Printemps, à Azwaw qui te ressemble comme deux gouttes d’eau : « Je n’ai ni Dieu ni Maître ». Perplexe et amer. Mais n’est-ce là enfin qu’une marque d’humilité ? L’humilité sans laquelle la révolte ne serait peut-être ni concevable ni possible ?
Reviens quand tu veux Driss, toi qui ne cesses de revenir !
Tu seras toujours le bienvenu…
Mohamed Hmoudane (Maâzize, 1968)
Écrivain, traducteur et artiste peintre marocain. Responsable des pages en français de Terss.