La fabrique mathématique du bonheur
Lamia Berrada
L’écrivain et dramaturge Driss Ksikès vient de publier sa dernière pièce, L’agence nationale du bonheur (Presses Universitaires de Bordeaux, 2023). La romancière et critique littéraire Lamia Berrada en a fait une lecture sensible et précise.
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Le canevas de l’Agence Nationale du Bonheur : une équipe d’opérateurs – Hadi et Hada, censés être totalement uniformes et indissociables au départ et pourtant amenés à se révéler sensiblement différents – est vouée à un gourou – alias Grand chef, et s’efforce, sur des bases entièrement mathématiques et statistiques, sous la houlette d’une directrice à la démarche perverse accompagnée elle-même d’un coach, de procéder à un recrutement méthodique de candidats pour leur fournir un produit hors-norme dans notre société qui consomme le désir à profusion : le Bonheur.
La question du bonheur n’est pas nouvelle, elle ne sera jamais résolue non plus mais elle demeure plus que jamais cruciale, au cœur même de la quête intérieure de tout être humain : voilà trois postulats bien établis que cette pièce de Driss Ksikès incarne avec bonheur, voire une jouissance non feinte, dans son traitement dialogique. La répartie fait mouche, l’ironie désespérée affleure à chaque passe d’arme dans ce texte qui, d’emblée, nous embarque dans ce qui pourrait être une dystopie parfaitement assumée tout en nous renvoyant bien cruellement, de fait, à ce qui n’est que la réalité d’une époque marquée par la sublimation des instincts primaires de la survie de chacun face aux inégalités croissantes entretenues par un système de compétitivité à outrance, par les convergences de l’économie et du politique dans la généralisation des systèmes de contrôle des individus. Une réalité en revanche sciemment et cyniquement occultée dans le vaste théâtre du monde, d’où cette radicale mise à nu de ses fonctionnements internes analysés comme des processus de régularisation constants, où l’économique, le politique et le social interfèrent en permanence pour répondre à des critères inavouables.
A première vue, on ne se situe pas très loin du Rhinocéros de Ionesco où les humains en arrivent, par le totalitarisme de pensée, à revendiquer leur métamorphose en rhinocéros avant que Béranger n’incarne la révolte de l’homme face à l’éradication programmée de toute forme de pensée individuelle. Béranger, ici, pourrait être Saïda ! Un choix onomastique qui laisse deviner sa future vocation innée de trouble-fête : Saïda signifiant « heureuse », par définition celle qui incarne d’elle-même le bonheur. Animalité de l’homme (« Et si l’homme ne rêvait que d’un bonheur animal ? » lance Ahmed), humanité de la machine, machinisation de l’homme : ces questions philosophiques nourrissent en puissance le débat, de manière souterraine, en offrant des espaces de confrontation constants non dénués d’une porosité qui trouble perpétuellement le point de vue entre les candidats-humains, triés sur le volet, et leurs opérateurs amenés à se muer en machine. Humains qui, au passage, ne sont que des catégories à cibler non plus en fonction de leur classe sociale (schéma bien trop usé et daté) mais en fonction de leur potentiel à devenir de bons candidats au bonheur, en miroir de ce que l’ultra-libéralisme économique et les lois de la publicité ont créé comme système d’appréhension du monde. A noter par ailleurs que ces candidats demeureront dans la pièce anonyme, jamais présents physiquement, toujours virtuels, la vidéo ayant presque fonction symbolique de rappeler combien la quête même du bonheur est également virtuelle au regard de notre propre imaginaire.
Derrière le souci d’empathie et d’équité de Ahmed, derrière la révolte sensée de Saïda, derrière l’obéissance servile de l’adepte qu’est la Directrice, la force du texte de Driss Ksikès est ainsi de racler jusqu’à l’os la mécanique de déshumanisation à l’œuvre dans le quotidien de nos vies. Ici le bonheur devient le but suprême d’un état -à la figure d’incarnation fantôme- qui en impose la quête en s’aidant de tout ce que la modernité offre comme outils d’aliénation individuelle pour mesurer les variations susceptibles de définir sans états d’âme les inégalités entre chaque humain-lambda : « mathématiques, statistiques, probabilités, algorythmes », dixit Ahmed, qui fait office de coach. Car de quel pouvoir politique parler à l’ère où les peuples finissent par revendiquer eux-mêmes ce qui les aliènent, merci l’ami La Boétie ! L’homme, le vrai, ne peut que se sentir « piégé », à l’instar justement du coach, ou broyé dans son idéal de naïveté pure, comme en témoigne l’opérateur Hada, dont la (bonne) conscience est constamment tiraillée et partagée.
En somme, accepter le système – voire même plutôt faire croire qu’on l’accepte – et s’y vouer corps et âme à l’instar de la directrice qui met toute sa foi dans cet être invisible qu’est le grand Chef, merveilleuse allégorie d’un fonctionnement de secte auquel toute forme de religion adhère pour mieux s’emparer à son tour du pouvoir. Un schéma illustrant le sempiternel rapport de balancier qui fait du dominé le futur dominant, en y associant l’hypocrisie dont se drape le discours du religieux appelé à contrôler les consciences dans un discours hypnotique de manipulation parfaitement inversé à celui du coach Ahmed : « notre rôle est d’identifier les âmes qui s’égarent le moins possible du chemin de l’élévation promise… » Manipuler, donc, ou fuir, comme Ahmed justement. Ou encore se révolter comme Saïda, la libertaire sans attaches, vissée juste à sa conscience : venue par curiosité « regarder », en véritable mouche du coche elle prend rapidement la mesure des contradictions du système avant d’en devenir symboliquement le fossoyeur dans la scène de dénouement où elle se retrouve à acter l’inanité d’un projet réduit à l’état d’une course folle vers la destruction de l’humanité.
Aucun aspect n’est, à vrai dire, épargné dans cette mise à nu lucide et acide des marionnettistes de ce monde : même le coaching, si prisé à notre époque de confusion et de perte de repères est utilisé lui-même en outil d’encadrement terriblement bienveillant au service du pouvoir étatique pour modeler et conformer les consciences avec doigté. « Il semblerait que le temps est à la consolation des masses… » lui rappelle la directrice. Un soft power venu se substituer insidieusement à la mécanique de terreur institué par les totalitarismes d’autrefois, auquel on peut donner le nom-périphrase de « Ministère de l’épanouissement humain » dans cette société décrite à la Aldous Huxley. Au croisement de 1984, par bien des aspects en effet Driss Ksikès rappelle ainsi ce que le libéralisme moderne a institué si sournoisement sous les habits flamboyants de la modernité : le processus de servitude volontaire. Le bonheur n’étant plus cette quête ontologique d’individuation entamée dans ses prémices au XVIème siècle, affirmée au XVIIIème siècle avec les philosophes des Lumières puis revendiquée dès le XIXème siècle, mais bien au contraire, et par un terrible renversement de sens, un abandon progressif des désirs et besoins les plus profonds dans un processus de déshumanisation progressive généré par de nouvelles croyances absurdes. Voilà, le mot est lâché ! Absurde, en effet, ce vaste paradoxe qui s’appuie sur le fait qu’en effet, « tout le monde a droit au bonheur », comme le dit à un moment l’opérateur Hadi, convaincu, à sa modeste échelle d’exécutant, du bien-fondé de son rôle, quand on sait combien cette vaste opération marketing de la démocratisation du bonheur se heurte à la réalité qu’on prête à ce mot. Au pouvoir d’évocateur et d’attraction complexe et contradictoire qu’il recouvre.
Si en apparence Driss Ksikès semble s’attacher peut-être davantage à décrire les enjeux qui régissent la quête de bonheur du côté des structures mécaniques et mathématiques du pouvoir qui les régissent, c’est en réalité aux victimes qu’il s’adresse, c’est d’elles dont il est constamment question. Et ce n’est pas sans une certaine tendresse que le dramaturge invoque dans la ronde de prétendants à ce vaste jeu de massacre une série de visions naïves de ce que le bonheur pourrait être, selon eux. Notamment quand le matérialisme sauvage et l’idéalisme humain s’affrontent du tac au tac dans une battle-vidéo où les candidats conjuguent tour à tour les verbes être et avoir à travers l’image stéréotypée des « sacs Vuitton » , du mirage de la consommation et de la profusion marchande, qu’on oppose sans transition à la « lumière rose bonbon de l’enfance », à des désirs simples de liberté, d’altérité, de partage. « Juste m’asseoir sur un banc en serrant dans ma main tes petits doigts… » Beauté du bonheur individuel, intime, mais pas seulement. Car dans le discours des candidats au bonheur il est aussi question de bonheur collectif, de conscience écologique, de préservation de la planète, d’inscription de l’homme dans un destin qui le surpasse, avec en filigrane ce parfum de tragique grec qui semble infuser le texte au-dessus duquel plane confusément l’enjeu de la confrontation de Créon et d’Antigone dans la pièce éponyme de Giraudoux, où la jeune fille réclame « son lambeau de bonheur » dans sa dimension pure, absolue, non négociable…
Cet absolu d’un idéal vertueux et inaccessible se frotte ici méchamment à l’opacité crasse du monde moderne où la question qui se pose est plutôt de savoir comment changer les invariants de l’argent et du sexe, désirs vécus à l’excès dès que la question du pouvoir entre en je/jeu ? Parce qu’en réalité, il faut prendre conscience que « la plupart des gens ne rêvent que de ça », balance Saïda dont la lucidité est gage de révolte. La pièce se révèle être sur ce plan le réquisitoire rigoureux de la compétition sauvage qui vise à inclure tout le monde dans une quête a priori louable, alors qu’en réalité elle induit nécessairement l’exclusion de tous ceux qui ne gagneront pas à cette parodie de course au succès. Autant dire que le bonheur lui-même n’y fait pas exception, celui-là même que nous vendent à tire-larigo les discours publicitaires et les offres de bien-être qui pullulent dans le monde réel et dans lesquels le dramaturge trouve matière à nourrir abondamment le canevas rhétorique de ses répliques.
Dans la vision que Driss nous offre de cette humanité complexe, déchirée par des désirs a minima et de secrets, de besoins de prédation d’animaux, mais aussi de vastes idéaux collectifs, demeure l’idée, forte, qu’il convient en réalité de devoir chercher les mots pour le dire, le bonheur… Ceux-là mêmes qui « manquent » cruellement à Hada, qui ne les trouve pas « dans la charte » mais les quête désespérément en creux. Ceux-là mêmes que Saïda n’a pas de mal à inventer en les substituant au discours qu’on pourrait attendre du Chef et qui, eux, demeurent creux. Ceux-là mêmes du rapport secret du grand Chef qui mettent à jour le cynisme d’une guerre menée contre l’homme au nom-même du bonheur. Et ceux, enfin, que le dramaturge offre dans un texte à la fois radical et subtil, dans le doux désir de dézinguer tous les faux-semblants en déminant les contradictions les plus foutraques pour obtenir une part de vérité qui pourrait – provisoirement seulement – se rapprocher du goût du bonheur, ne serait-ce qu’en nous forçant à nous attarder sur la dangerosité d’une idéologie féroce, dressée à manipuler et à s’attaquer à des ressorts purement ontologiques.
« Quel est ton désir le plus profond dans la vie ? » demande Hadi à Hada. « Qu’est-ce qu’on gagne à être heureux ? » conclut Saïda. Lapidaire, efficace, le style de Driss Ksikès met à bas toutes les formes d’impostures pour lui substituer la foi dans les Possibles, ces chemins ouverts et tortueux qui échappent à la détermination totalitaire des sciences et des statistiques, et préfèrent, de loin, questionner ardemment le sens aiguisé de l’infini trésor que constitue notre libre-arbitre…
Lamia Berrada (1970 à Casablanca)
Ecrivaine et journaliste franco-marocaine.