La traversée de la Seine
Mohamed Ameskane
« Le Relais du Marais », « Chez Raymond » et le « Maroc », rue François Miron, font partie de ces lieux de mémoire. Des enclaves en pleine jungle parisienne qui vous mettent dans l’ambiance des origines. Les images, la musique, la Kemia(tapas), des petits vieux qui sirotent le café dans des verres dorés d’arabesques…Des sépharades, dans leur majorité, qui se retrouvent autour d’un pot, un plat de falafel et poissons frits. Ce soir, ils sont tous là. Ils jouent aux cartes sur la nappe verte abimée par les brûlures de cigarettes, dégustent l’anisette et Samy Elmaghribi, exilé quelque part au Canada, berce notre soirée. A un certain moment, le barman arrête le magnétophone et le jeune rabbin entonne un chant judéo-arabe des plus foudroyants. Ce soir, je discute avec Shlomo dont la passion est la musique orientale. Il possède des dizaines de disques de Mounira Mahdia, Abdelhay Hilmi, Abdelghani Sayed, Sayed Darwich, Ismahane, Farid Al Atrache, Oum Kaltoum, Mohamed Abdelwahab, AbdelhalimHafid… Chaque mois, ainsi depuis une quarantaine d’années, il en achète. Une manière comme une autre de se souvenir.
Par la rue des deux ponts, Pont Marie et Pont de la Tournelle, je traverse l’Ile Saint-Louis, qui baigne dans la Seine, et je remonte la montagne Sainte Geneviève en empruntant la rue du Cardinal Lemoine. Au 74, là où logeât Ernest Hemingway, je m’arrête le temps d’admirer les vestiges de son passage, les décors du salon de thé « Under Hemingway’s ». Au comptoir de la Closerie des Lilas, je scrute du regard la petite plaque de cuivre où est gravé son nom. Triste, je pense à sa mort tragique. Verlaine, Rimbaud, Gide, Trotsky, Fitzgerald et d’autres, non moins illustres, ont trouvé refuge à la Closerie. L’amour de la boisson, de la poésie et de la révolution les y unissait. Les banquettes de moleskine rouge, la boiserie d’acajou défendue par les rambardes de cuivre, la mosaïque du carrelage ocre et bleu et le vieux bar de bois vermoulu…Le lieu garde encore un certain charme d’antan et les petites plaques de cuivre sont des marques de souvenir qui lui donnent un cachet d’originalité. Une clientèle aisée et quelques intellectuels, on y croise Jean-Eden Hallier et Philippe Sollers, ont remplacé la bohème des années Montparnasse. La bohème aujourd’hui est chic. Elle festoie, se nourrit de vins fins et de mots. Je paye mon verre et je quitte les lieux avec dans la tête Mohammed Khair-Eddine qui hurlait, « peut-être que les Hemingway bouffaient bien, baisaient bien, buvaient bien et sortaient bien à Paris, en leur temps, mais nous autres, voyons ! Nous autres à Paris nous crevons la dalle, nous sommes ratiboisés et insultés comme pas un ». C’était dans « Une vie, un rêve, un peuple, toujours errants ».
Je traverse le boulevard traînant ma silhouette nonchalante dans les coins et recoins du Quartier Latin. Fatigué, je me laisse tomber sur une chaise de la taverne de la Huchette chez Ammi Tayeb. Là on a « la cerveza le mas barata de todo Paris » dit le professeur, un anglais qui ne manie aisément pas moins de sept langues, à des belles castillanes. On a la bonne musique dont s’occupe, en connaisseur, Abdel. Le bar est très étroit, à peine plus large qu’un petit couloir. On dirait un trou dans le mur ou plutôt une grotte en pierre tallée peinte en blanc cassé. Les murs sont recouverts de posters de stars du rock et du plafond en bois sont suspendus des lampadaires noirs d’où se dégage une lumière rouge tamisée. Des jeunes traînent toujours ici, ainsi que des Algériens, des Kabyles qui travaillent dans le coin, et les touristes de passage. Le bar est certes petit mais déborde de chaleur. Je m’installe sur la longue banquette, à côté de la porte, en face de l’ancien miroir, une antiquité, et j’observe le va et vient de la rue. Au restaurant d’en face, des Maghrébins s’activent sous les drapeaux grecs, mais la cuisine est la même, la musique aussi et on casse toujours les assiettes rue de la Huchette !
« Dar El Beida », spécialités Couscous. « Un pays peut-il en cacher un autre ? », tel un refrain, revenait dans « les rides du lion » d’Abdellatif Laâbi. Dans l’exil, comme lui, je traque les signes des origines. Des deux côtés de la rue, sur les braises ardentes, les cochons de lait, les agneaux, les Chawarma tournent inlassablement. Les vitrines sont garnies de brochettes de fruits de mer, de plats de Tarama, purée d’aubergines, feuilles de vigne fourrées, calamars coupés en rondelles qui baignent dans une sauce rougeâtre, fromages de brebis arrosés d’huile d’olive, gâteaux feuilletés au miel et la Resina au frais. Comment résister à la tentation ? Je m’offre un sandwich gréco-turc ! Le vendeur, un tunisien me prenant pour un tunisien, le badigeonne d’Harissa. Il a failli m’arracher la langue. En le finissant, je ne pense qu’à une chose, boire La Seine ! Le Théâtre de la Huchette affiche, pour ses quarante troisièmes années, « La cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco.
–on va passer à la télé, lance toute joyeuse une petite provinciale
–mais non ! dans un film, répond, sûr de lui, son moustachu de mari.
Le japonais, avec son Sony dernier cri, filme toujours et les plus belles traversent La Huchette. « Adieu rive gauche et la différence est une femme et la différence est une séduction larvée » marque AbdelkebirKhatibi dans sa « Mémoire tatouée ». Je traverse la Seine qui, tel un miroir, me reflète mes errances et un poème de Tahar Benjelloun me traverse l’esprit :
« Il marchait sur les quais
Telle une statue aux yeux peints
A l’horizon
Un miroir se vide de ses images ».
A Paris, ville simulacre, on ne fait que traverser. A la rue des Rosiers, les échoppes sentent les épices et les aromates de Derb Omar, les vins cacher, Mahia Elmaknassia, les eaux de rose et de fleur d’oranger, le henné, les fritures et le pain chaud. Au Maïmonide, le grand philosophe judéo-arabe Ibn Maïmoun est réduit en vendeur de falafels et Hoummous pita ! La boucherie rouge casablancaise n’est plus. Le Hammam est fermé, peut-être pour toujours ? « Traces », une galerie d’art, vient d’ouvrir. « Habiba et fils », spécialités marocaines, « achkhbarek a l’ghzal ? ». Je me tourne croyant que les paroles me sont adressées. A Belleville, à la Goutte d’Or, au Marais… viendrais-je à la recherche d’un regard moins soupçonneux, d’un sourire complice, d’une parole partagée ou de Raphael, personnage du « Livre des cercles » de Gilles Zenou ?
Rue Vielle du Temple. Je pénètre dans le « Petit fer à cheval », l’un des bistrots des plus anciens et des plus intimes du coin. Le comptoir, en bois et marbre blanc, à la forme d’un fer à cheval. On a l’impression d’être autour d’une table. On s’offre des verres de part et d’autre et on cause. Le grand et lumineux lustre, avec nos têtes illuminées, se reflète à l’infini sur les larges miroirs qui emballent les murs. Si le bar est rustique, les toilettes sont d’un modernisme inouï. Elles sont blindées au point où on a peur d’y pénétrer ! Elles sont tout simplement géniales. Ici tout est conçu pour que vous restiez le plus longtemps possible. Pas d’horloge, ainsi le temps ne compte pas. La musique, du jazz, toujours du jazz. Le barman, un Saint Sébastien à l’accent chantant, salut tout le monde, embrasse les filles et baise la main des dames. Ici, on vous sert des amuse-gueules, une sorte de gâteau au lard très salé et des olives macérées dans du thym amer. Et Dieu sait que cela donne soif ! Coin d’une généreuse convivialité où l’on rencontre des écrivains, des artistes et des Parisiens !
« L’alcool, l’argent, les femmes… Encore un petit marocain perdu dans Paris ! » lance le barbu, mi clodo mi intello, à un petit vieux qui l’embête. Au comptoir, je cause avec deux anciens du quartier, expulsés de la Chiraquie. Ils viennent de leurs lointaines banlieues boire et passer la nuit dans ce qui leur reste de leur ville, la rue et les contrôles d’identité. Au premier matin, en attendant que le jour se lève, le Jouffroy au chapeau, un vrai personnage de Marcel Pagnol, me dessine sur la nappe de papier d’un restaurant des Halles ce qu’il appelle « son plan de déstabilisation de la Chiraquie ». Je me sens devant un grand stratège. Le soleil surgit du derrière le Forum des Halles. Je les quitte rue du jour, en face de « The James Joyce ». Des Ulysse à la quête d’un bistrot ouvert, sympa, pas cher, à six heures du matin, un dimanche, à Paris…
*Fragment du Regard ébloui, un texte en devenir.
Mohamed Ameskane est natif de Marrakech. Après des études en sociologie et histoire de l’art en France, il embrasse une carrière de journaliste culturel dès 1990. Auteur de livres sur les chansons marocaines et maghrébines, commissaire d’ expositions et réalisateur de documentaires TV dont la série «Filbali oughniyatoun», diffusée sur la première chaîne marocaine « Al oula ».