« L’artisan qui vit en moi »
Ayoub Mouzaïne
À l’opposé de l’idée qui s’est répandue avec certains mouvements d’avant-garde en Europe, et selon laquelle le signifié se dissout dans les interprétations ambigües de la plasticité, l’art contemporain rétablit le lien entre forme et texte, entre esthétique et politique, entre signe et sens ; il place le langage dans son champ de vision, le considérant comme une composante de la construction poétique au même titre que les autres médiums, qui ne surpasse pas ces dernières, ni ne les efface. De fait, la langue n’est pas une pensée savante qui se placerait au-dessus des autres formes picturales : elle est simplement un matériau dont on doit se rendre maître pour l’utiliser dans le travail artistique (vidéo, installation, « dichtung-performance »,…).
Cependant, lorsqu’on observe avec attention l’accueil réservé à de tels concepts en arabe, on se heurte sans tarder au problème de la traduction au sein d’une langue en quête de modernité dans sa forme, et à la violence d’une forme qui oblige aussi bien les éléments du texte que le domaine où ils se déploient à sortir de leur posture immémoriale, afin de renforcer sa très jeune légitimité ontologique, littéraire, technique et économique. Ce tournant soudain en direction de l’arabe pourrait être digne d’intérêt pour le pouvoir et le marché – sans tenir compte du désir personnel pour certains artistes contemporains d’élargir leur horizon créatif – mais notre objectif se cantonnera à étudier ceux qui sont perdus en marge de cette société : l’artisan dans son rôle de traducteur ; le traducteur dans son rôle d’artisan.
Parmi les quelques perles que nous transmet Al-Jahiz* à propos de lui-même, on trouve la suivante : une femme, l’ayant croisé, lui demanda de bien vouloir l’accompagner. Il la suivit, jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’atelier d’un orfèvre. Il entendit alors la femme dire, avant de s’en aller : « Comme celui-ci ! » Al-Jahiz demanda quelques explications sur le sens des paroles de cette femme, et l’orfèvre de lui répondre qu’elle avait apporté une bague, et demandé qu’on y grave un diable sur le chaton. Étant donné que l’artisan, comme nous tous sans doute, n’avait jamais vu de diable, elle lui avait présenté Al-Jahiz ! Al-Jahiz était très laid, et il écrivait à propos de cette laideur pour lutter contre elle. Or, ce qu’il a fait ici, en racontant cette histoire, est proche de ce à quoi se sont livrés les artisans marocains qui ont participé au défi relevé par l’artiste belge Eric Van Hove : ils s’en sont remis à cette femme tentatrice, allégorie de l’art contemporain ; ils l’ont accompagnée jusqu’à l’endroit où ils ont dessiné, gravé, écrit sur le cuivre, le bois, les os, tout ce qui pouvait glorifier cette “accusation” de naïveté portée à l’encontre de l’artisanat traditionnel, et dévaloriser le travail manuel en général. À la main, ces artisans ont reconstruit un moteur Mercedes V12 ! Quelle naïveté enfantine, n’est-ce pas ?
Si nous considérons l’artisanat comme l’histoire des oubliés, c’est-à-dire comme leur témoignage devant le tribunal de l’Histoire, et que nous assignons à cet art surprenant – habituellement chargé d’orientalisme (fût-il le produit des artistes arabes eux-mêmes) – un avocat (l’avocat des oubliés), il devient possible d’affirmer que l’idée délurée de Van Hove s’intègre dans ce que Jacques Rancière a appelé « la révolution esthétique » : un devenir qui bouleverse la hiérarchie entre ces accusés et leur propre avocat, qui fait même de ce dernier l’un d’entre eux, dans le box des accusés, en face des lois de la sueur et de la production. Ainsi, l’art cesse d’exister en tant que simulacre, que garant d’une manifestation décalée du travail. Alors, selon Rancière, la hiérarchie des domaines est complètement abolie, et avec lui l’idée de distribuer des rôles : tout le monde réfléchit, et tout le monde met en pratique, à l’intérieur d’un partage du sensible qui met à mal la technique en tant qu’essence inviolée, et rabaisse l’art à son état de banal artisanat.
Ce projet n’a pas porté aux nues la technique en demandant de l’aide à la main, ni célébré la main pour mettre à bas la technique. Il les met toutes deux face à face dans le désert, entre des montagnes, sous la surveillance de la modernité, jusqu’à ce qu’elles s’entrechoquent. C’est ainsi que Van Hove s’est donné tout entier (en compagnie des artisans) à cette fata Morgana délicieuse et surprenante à la fois. La traduction de l’essence des choses, pendant qu’elle rencontre mouvement et tromperie, n’est plus seulement la « tâche du traducteur », de l’artisan, ou du diplômé d’une école d’art qui connaît ses cours par cœur, elle est l’affaire d’une société tout entière, qui traduit et qui est traduite. Dans L’Épreuve de l’étranger, Antoine Berman affirme : « La traduction fait pivoter l’œuvre, révèle d’elle un autre versant. » Or, c’est bien là l’essence de la traduction, à savoir maîtriser l’outil permettant de « faire tourner » les choses, qu’il s’agisse d’une langue, d’une perceuse ou d’une pioche, pour le dompter ensuite au moyen de la main qui flatte ou force, cette main qui montre l’espace et dit à l’œil : « Regarde là-bas, là c’est le champ des possibles, et cette possibilité-là n’est pas réalisable. »
Ce que l’œil ne peut saisir, mais que nous « voyons » pourtant dans nos rêves, lorsque nous avons les yeux fermés, et dont, abusés, nous sommes si proches de nous emparer avant que ça ne s’enfuie soudainement au réveil, la main peut le mettre au jour, l’expérimenter, en déterminer les garanties et les caractères propres. Dans son ouvrage Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail, le chercheur américain Matthew Crawford traite de la « phénoménologie du quotidien » dans le contexte capitaliste : comment, dans l’équation temps /production, le système sème volontairement la confusion entre les aspirations créatrices de l’individu, son désir d’être reconnu, et « l’affection que lui porte l’entreprise » dans le but d’épuiser ses efforts physiques et mentaux, afin d’augmenter les profits.
Ces quelques mots, que l’artiste et moi-même avons voulu, d’un commun accord, placer à la fin de ce livre, ce ne sont pas une traduction que je mets sur le marché, ou que je défends : c’est simplement la trace de l’artisan qui vit en moi. Voici quinze ans, je passais la majeure partie de mes vacances d’été dans l’atelier de mon père, qui était orfèvre. Avec les autres artisans, je ciselais les lingots d’or, les gravais, je frottais ce précieux métal pour qu’il brille encore plus. Peut-être que ce que je fais désormais, en pressant les touches de mon clavier, n’est rien de plus qu’une autre version de ce que je faisais alors, avec un petit marteau dont le lointain écho se répète dans mon oreille : tin, tin, tin… Ce tintement, je l’entends toujours, et j’attends que la fée Morgane m’apporte son diable, pour que je grave son image sur un épais bracelet. Le bracelet du sens, avec ses joyaux renfermant des esprits maléfiques. Et j’y terrasserai la fée. La fée du langage.
Ayoub Mouzaïne (Fès, 1988)
Ecrivain et traducteur. Directeur de publication de la plateforme Terss