Le cœur suspicieux de Jénine
Samira Jarrar
Au cœur du camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie, une famille décide de donner les organes de leur fils de 12 ans, tué par un soldat israélien. Le don sauvera la vie de six enfants en Israel. Documentée dans le film The Heart of Jenin, de Marcus Vetter et Leon Geller, l’histoire de la famille Khatib nous raconte d’un acte d’humanité dans la violence. Mais comment est-il possible d’être compatissant quand sa propre humanité est enfermée et aliénée ? Comment l’humanité peut-elle émerger dans le cœur plein de suspicion de la colonie ?
Le Cœur de Jénine (2008), documentaire réalisé par Macus Vetter et Leon Geller, raconte l’histoire d’une famille de réfugiés palestiniens. Les Khatib ont accepté de faire don des organes de leur fils de 12 ans, Ahmad, tué par un soldat de Tsahal, à six enfants israéliens.
La famille Khatib vient du camp de réfugiés de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie. La réalité quotidienne de ce camp est faite de pauvreté, de raids de l’armée israélienne conduisant souvent à des arrestations de jeunes et à des démolitions de maisons, parfois à des assassinats.
L’armée israélienne a occupé le camp durant la seconde Intifada, détruisant des centaines de maisons, chassant plus d’un quart de la population. C’est au lendemain de ces évènements que se déroule le documentaire. Ahmad Khatib jouait avec un pistolet jouet dans les rues du camp et fut arrêté par un soldat de l’Israel Defense Forces. À l’hôpital israélien où l’enfant fut transporté et déclaré mort, on proposa à la famille de donner les organes d’Ahmad pour sauver la vie d’autres enfants, ce qu’elle accepta. Le documentaire suit ensuite le père d’Ahmad dans ses visites aux familles des enfants bénéficiaires, dans un voyage qui mène les spectateurs à travers les checkpoints, les colonies, les violences grandes et petites subies chaque jour par la population palestinienne.
Le documentaire a reçu de nombreux prix et distinctions internationaux. L’attention prêtée au film reflète le goût d’un certain public et d’une certaine presse pour les dons d’organes. Les médias donnent ces histoires en exemples de coexistence entre deux groupes en conflit. Ce discours pacificateur ne problématise pas l’occupation militaire israélienne et ses crimes. Il met les Palestiniens dans une position tragique : alors même que nombre d’entre eux éprouvent de la compassion pour les souffrances des Israéliens à titre individuel, ils ne peuvent l’admettre publiquement. Toute attitude nuancée des Palestiniens vis-à-vis des Israéliens serait en effet instrumentalisée par ces derniers – comme pour c’est le cas pour les dons d’organes – pour perpétuer leur présence coloniale.
Pour les Palestiniens en tant que groupe occupé, la lutte anticoloniale est le pilier de l’identité collective et le recours indispensable à toute survie. Le boycott des institutions et produits israéliens fut une stratégie de masse dans toute l’histoire récente du pays, dès les années 1920. Aujourd’hui encore, plus on refuse de s’abaisser à un compromis avec l’occupant, plus digne et respectable on paraît aux yeux de la communauté – les combattants et les martyrs au-dessus de tous les autres. En Palestine occupée, le soupçon que quelqu’un se révèle être un informateur pour le compte de l’État israélien ou de ses affidés est constamment présent.
L’histoire de la famille Khatib est exemplaire à plus d’un titre. Leur donation est un acte altruiste qui vise à secourir d’autres enfants – lesquels, selon cette famille, n’ont rien à voir avec le conflit. De nombreuses personnes, y compris palestiniennes, ont vu dans ce don un acte d’une humanité et d’une noblesse difficiles à croire : comment la famille pouvait-elle éprouver une telle compassion pour des membres de la société dont proviennent les assassins de son fils ? Selon le père d’Ahmad, Ismaïl, rester fidèle à sa propre compassion est un acte de résistance contre l’occupant et ses tentatives de déshumanisation des Palestiniens. Il demande dans le film : « Tu penses que les Israéliens ont aimé ce que j’ai fait ? Je ne crois pas… Ils auraient préféré qu’un palestinien tue un enfant plutôt que d’en sauver un. »
La décision de donner les organes n’a pas été facile, et Ismaïl et Abla Khatib ont toujours été conscients du caractère problématique de leur choix. En apprenant que certains des bénéficiaires seraient des Juifs israéliens, Ismaïl a demandé l’avis de Zakaria Zubaidi, ancien chef de la Brigade des martyrs d’al-Aqsa à Jénine, considéré comme un héros de la résistance par les Palestiniens. C’est uniquement une fois l’accord de Zubaidi obtenu (« Ce ne sont pas des Juifs que tu sauves mais des êtres humains », déclare-t-il dans le film), puis celui de l’Imam local, qu’Ismaïl et son épouse ont laissé la voie libre à l’hôpital pour procéder à la donation. Ismaïl lui-même, réfugié, a été dans sa jeunesse un résistant actif, incarcéré dans une prison israélienne pour son activité politique. En sus de cela, en perdant son fils assassiné par un soldat israélien, il est devenu père de martyr, c’est-à-dire figure de la souffrance et de la résistance nationales. Ismaïl est donc perçu comme une figure respectable de la communauté. Cette stature morale et l’accord de Zubaidi auraient dû lui permettre de prendre sa décision sans être soupçonné de collaboration.
Pourtant, suite à la donation, des rumeurs malveillantes ont commencé à circuler dans le camp à propos des Khatib. Certains insinuent encore aujourd’hui que la famille aurait tiré avantage de la tragédie et se serait enrichie grâce à la célébrité glanée à la sortie du film. Il se dit qu’Ismaïl aurait empoché l’argent que les organismes internationaux lui auraient accordé pour la réalisation de son projet de centre de loisirs pour enfants dans le camp, dédié à la mémoire d’Ahmad. D’autres déplorent que la famille ait été manipulée à l’avantage des intérêts israéliens, d’autres encore ne comprennent tout simplement pas qu’on ait pu sauver la vie de qui « vous tuera demain ».
Dans la prison coloniale, c’est un cœur bien suspicieux que celui de Jénine. Aliéné par les confrontations entre l’humanité d’autrui et la sienne, il est dramatiquement voué à la brisure.
Samira Jarrar (1994)
Née de mère italienne et de père palestinien. Elle effectue un doctorat en anthropologie à l’université d’Aix-Marseille sur les transplantations d’organes en Palestine.