Le feu et le récit
Giorgio Agamben
À la fin de son livre sur la mystique juive, Scholem raconte cette histoire qui lui avait été transmise par S. J. Agnon :
Quand le Baal Shem avait une tâche difficile devant lui, il allait à une certaine place dans les bois, allumait un feu et méditait en prière, et ce qu’il avait décidé d’accomplir fut fait. Quand, une génération plus tard, le «Maggid» de Meseritz se trouva en face de la même tâche, il alfa à la même place dans les bois et dit: Nous ne pouvons plus allumer le feu, mais nous pouvons encore dire les prières – et ce qu’il désirait faire devint la réalité. De nouveau une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir cette même tâche. Et lui aussi alla dans les bois et dit: Nous ne pouvons plus allumer un feu et nous ne connaissons plus les méditations secrètes qui appartiennent à la prière, mais nous savons la place dans les bois où cela s’est passé, ce doit être suffisant; et cela suffit. Mais quand une autre génération fut passée et que Rabbi Israël de Rishin, invité à accomplir la même tâche, s’assit sur son fauteuil doré dans son château, il dit: Nous ne pouvons plus allumer le feu, nous ne pouvons plus dire les prières, nous ne savons plus la place mais nous pouvons raconter l’histoire de comment cela s’est fait. Et encore une fois cela suffit[1]
Il est possible de lire cette anecdote comme une allégorie de la littérature. L’humanité, dans le cours de son histoire, s’éloigne toujours davantage des sources du l1lYstère et perd peu à peu le souvenir de ce que la tradition lui avait enseigné sur le feu, sur le lieu et la formule – mais les hommes peuvent encore raconter l’histoire de tout cela. Ce qui reste du mystère est la littérature et « ce, commente le rabbin en souriant, doit être suffisant ». Le sens de ce « cela suffit» n’est pourtant pas aisé à saisir, et le destin de la littérature dépend peut-être de la manière dont on peut le comprendre.
Dès lors qu’on le conçoit simplement dans le sens où la perte du feu, du lieu et de la formule constitue en quelque sorte un progrès et que le fruit de ce progrès (la sécularisation) est la libération du récit de ses sources mystiques et la constitution de la littérature devenue autonome et majeure dans une sphère séparée, la culture, alors ce « cela suffit» devient véritablement énigmatique. Cela suffit – mais à quoi? Pourrait-on se satisfaire d’un récit qui n’aurait plus le moindre rapport avec le feu? Au reste, en disant «nous pouvons raconter l’ histoire de comment cela s’est fait», le rabbin affirmait exactement le contraire. « Comment cela s’est fait» signifie perte et oubli, et ce que le récit raconte est justement l’histoire de la perte du feu, du lieu et de la prière. Tout récit – toute la littérature – est, en un certain sens, mémoire de la perte du feu.
Que le roman dérive du mystère est un fait désormais acquis par l’historiographie littéraire. Kerényi et Reinhold Merkelbach, après lui, ont démontré l’existence d’un lien générique entre les mystères païens et le roman antique, dont les Métamorphoses d’Apulée (où le héros a été transformé en âne finit par trouver le salut au cours d’une cérémonie d’initiation aux mystères) constituent un document particulièrement convaincant. Ce lien se manifeste en ce que, exactement comme dans les mystères, nous pouvons voir dans les romans une vie individuelle se lier à un élément divin ou à tout le moins surhumain, de telle manière que les épisodes et les aventures d’une existence humaine acquièrent une signification qui les dépasse et les constitue en mystère. Tout comme l’initié, en assistant dans la pénombre d’Éleusis à l’évocation mimée ou dansée du rapt de Coré par Hadès et de sa réapparition terrestre au printemps, pénétrait lui aussi les mystères pour y trouver une espérance de salut pour sa vie, de même le lecteur, en suivant l’intrigue de situations et d’événements que le roman entrelace avec pitié ou terreur autour de son personnage, participe aussi d’une certaine manière au destin de ce dernier, ne peut manquer d’immiscer sa propre existence dans la sphère du mystère.
Ce mystère cependant s’est défait de tout contenu mythique et de toute perspective religieuse et peut se révéler, à ce titre, d’une certaine manière désespéré, comme c’est le cas pour Isabelle Archer dans le roman d’ Henry James ou pour Anna Karénine; il peut aller jusqu’à montrer une vie qui a perdu tout son mystère, comme dans les vicissitudes d’Emma Bovary ; quoi qu’il en soit, si c’est bien de roman qu’il s’agit, il y aura une initiation, si misérable fût -elle, et fût -elle simplement une initiation à la vie et à son gâchis. Il appartient à la nature du roman d’être tout à la fois perte et commémoration du mystère, égarement et évocation de la formule et du lieu. Si le roman, comme cela semble être toujours davantage le cas, laisse s’effacer la mémoire de sa relation ambiguë avec le mystère, s’il fait disparaître toute trace du salut précaire et fragile d’Éleusis et qu’il prétend ne pas avoir besoin de la formule ou pire, s’il dilapide le mystère dans un mélange de faits privés, alors c’est la forme même du roman qui disparaît en même temps que le souvenir du feu.
L’élément dans lequel le mystère se défait et se perd est l’histoire. C’est un fait sur lequel il convient toujours de revenir: un même terme désigne aussi bien le cours chronologique des affaires humaines que ce que la littérature raconte, aussi bien le geste de l’historien et du chercheur que celui du narrateur. Nous ne pouvons accéder au mystère qu’à travers une histoire et cependant – ou peut être devrait-on dire, en effet l’histoire est ce en quoi le mystère a éteint ou caché ses feux. Dans une lettre de 1937, Scholem essaie de méditer – à partir de son expérience personnelle de spécialiste de la qabbalah – sur les conséquences de ce nœud qui lie deux éléments en apparence contradictoires comme la vérité mystique et l’enquête historique. Il proposait d’écrire «non pas l’histoire, mais la métaphysique de la cabale» ; et, cependant, il se rendit immédiatement compte qu’il n’était pas possible d’accéder au noyau mystique de la tradition (qabbalah signifie «tradition ») sans traverser « le mur de l’histoire ».
La montagne [c’est ainsi qu’il appelle la vérité mystique] n’a besoin d’aucune clef; il suffit seulement de pénétrer le rideau de brouillard qui l’entoure. Pénétrer ce rideau: voilà ce que j’ai tenté de faire. Peut-être vais-je rester bloqué dans le brouillard, peut -être vais-je aller au-devant, pour ainsi dire, d’une « mort professorale» ? La nécessité de la critique historique et de l’historiographie critique, même quand elle requiert des sacrifices, ne peut, cependant, être remplacée par rien d’autre. Certes, l’histoire peut sembler en définitive une illusion, mais il s’agit d’une illusion sans laquelle, dans la réalité temporelle, il n’est pas possible de pénétrer l’essence des choses. Cette totalité mystique de la vérité, dont l’existence vient à manquer quand on la projette dans le temps historique, ne peut apparaître aujourd’hui aux hommes que dans la discipline légitime du commentaire et dans le miroir singulier de la critique philologique. Mon travail, aujourd’hui comme au premier jour, vit au sein de ce paradoxe, dans l’espérance d’une véritable communication de la montagne et du déplacement le plus invisible, le plus infime de l’histoire, qui permette à la vérité de surgir de l’illusion du « développement»[2]
La tâche, que Scholem qualifie de paradoxale consiste, selon l’enseignement de son maître et ami Walter Benjamin, à transformer la philologie en une discipline mystique. Comme dans toute expérience mystique, il faut se plonger corps et âme dans l’opacité et dans les brouillards de l’enquête philologique, avec ses archives tristes et grises, avec ses manuscrits illisibles et ses gloses abstruses. Le risque de se perdre dans la pratique philologique, de perdre de vue à cause de la coniunctivis professoria que cette pratique comporte – l’élément mystique que l’on se propose d’atteindre est très fort. Mais tout comme le Graal s’est perdu dans l’histoire, de la même manière le chercheur doit se perdre dans sa quête[3] philologique, parce que cette perte est justement la seule garantie du sérieux de sa méthode, qui est indissolublement une expérience mystique.
Si faire de l’histoire et raconter une histoire sont, en vérité, un seul et même geste, alors l’écrivain lui-même se trouve face à une tâche paradoxale. Il lui faudra croire uniquement et de manière intransigeante à la littérature – c’est -à-dire à la perte du feu, il lui faudra s’oublier dans l’histoire qu’il tisse autour de ses personnages et, cependant, fût-ce à ce prix, il lui faudra discerner au fond de l’oubli les éclats de lumière noire qui proviennent du mystère perdu.
« Précaire» signifie ce qu’on obtient à travers une prière (praex, requête verbale, distincte de quaestio, une requête faite avec tous les moyens, fussent-ils violents) et qui pour cette raison se révèle fragile et aventureux. Et la littérature est aventureuse et précaire, si elle veut se maintenir dans un rapport juste avec le mystère. Tout comme l’initié d’Éleusis, l’écrivain procède dans le noir et la pénombre sur un sentier suspendu entre dieux infernaux et dieux supérieurs, entre oubli et souvenir. Il y a toutefois un fil, une sorte de sonde lancée vers le mystère, qui lui permet de mesurer la distance qui le sépare du feu. Cette sonde, c’est la langue, et c’est sur la langue que les intervalles et les ruptures qui séparent le récit du feu se marquent comme des blessures implacables. Les genres littéraires sont les plaies que l’oubli du mystère trace sur la langue : tragédie et élégie, hymne et comédie ne sont rien d’autre que les modes dans lesquels la langue pleure son rapport perdu au feu. Aujourd’hui les écrivains ne semblent plus s’aviser de ces blessures. Ils avancent comme aveugles et muets sur l’abîme de leur langue et n’entendent pas la plainte qui monte, ils croient utiliser la langue comme un instrument neutre et ne perçoivent pas le bégaiement rancunier qui exige la formule et le lieu, qui demande des comptes et appelle à la vengeance. Écrire signifie: contempler la langue, et qui ne voit pas et n’aime pas sa langue, qui ne sait pas épeler sa frêle élégie ni percevoir son hymne étouffé, celui-là n’est pas un écrivain.
Le feu et le récit, le mystère et l’histoire sont les deux éléments indispensables de la littérature. Mais comment un élément dont la présence apporte la preuve irréfutable de la perte de l’autre, peut-il témoigner de cette absence, en conjurer l’ombre et le souvenir? Là où il y a récit, le feu s’est éteint, là où il y a mystère, il ne peut y avoir d’histoire.
Dante a su résumer en un vers la situation de l’artiste face à cette tâche insurmontable : «ch’ a l’abito de l’ a rte ha man che trema» [« qui a l’usage de l’art a la main qui tremble »] (Paradis, XIII, 78). La langue de l’écrivain – comme le geste de l’artiste – est un champ parcouru de tensions polaires dont les extrêmes sont le style et la manière. «L’usage de l’art », c’est le style, la possession parfaite de ses moyens, où l’absence du feu est assumée de manière péremptoire, parce que tout est dans l’œuvre et que rien ne peut lui manquer. Il ne saurait y avoir, il n’y a jamais eu de mystère, parce que celui-ci est entièrement exposé ici et maintenant pour toujours. Mais dans ce geste impérieux se produit parfois un tremblement, quelque chose comme une vacillation intime, dans laquelle brusquement le style se met à s’échapper, les couleurs à déteindre, les mots à balbutier, la matière à coaguler et à déborder. Ce tremblement est la manière, qui, dans la déposition de l’usage, atteste une fois encore l’absence du feu et excès. Et en chaque écrivain véritable, en chaque artiste, il y a toujours une manière qui prend les distances du style, un style qui se dés approprie en manière. Et c’est ainsi que le mystère défait et desserre la trame de l’histoire, et que le feu attaque et consume la page du récit.
Henry James a raconté une fois comment naissaient ses récits. Au début, il n’y a que ce qu’il appelle une image en disponibilité, la vision isolée d’un homme et d’une femme encore privés de toute détermination. Ils se présentent donc «disponibles » pour que l’auteur puisse tisser autour d’eux l’intrigue fatale des situations, relations, rencontres et épisodes qui les « fera émerger de la manière la mieux adaptée », pour les faire devenir, à la fin, ce qu’ils sont, « la complication qu’ils ont le plus de chances de produire et de sentir ». À savoir: des personnages.
Ainsi, cette histoire qui, page après page, raconte leurs succès et leurs échecs, leur salut et leur damnation, les exhibe et les révèle est, en même temps, la trame qui les renferme dans un destin, constitue leur vie comme un mysterion. Elle ne les fait «émerger» que pour les renfermer dans une histoire. À la fin, l’image n’est plus disponible », elle a perdu son mystère, elle ne peut plus que périr.
Dans la vie des hommes il arrive aussi quelque chose de semblable. Certes, dans son cours inexorable, l’existence, qui semblait à ses débuts si disponible, si riche de possibilités, perd peu à peu son mystère et éteint un à un ses feux. Elle finit par n’être plus qu’une histoire, insignifiante et désenchantée comme toute histoire. Mais un jour, soudain, – peut-être pas le dernier, le pénultième -, elle retrouve un moment son enchantement, elle paie d’un coup sa désillusion. Ce qui a perdu son mystère est alors vraiment et de manière irréparable mystérieux, vraiment et de manière irréparable indisponible. Le feu qui peut seulement être raconté, le mystère qui s’est tout entier consumé en une histoire, nous coupe maintenant la parole, se referme pour toujours en une image.
Titre original: Ilfuoco e il racconto
Traduit de l’italien par Martin Rueff
© 2015, Éditions Payot & Rivages pour la traduction française
Giorgio Agamben (1942, Rome)
philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg; il est particulièrement tourné vers l’histoire des concepts, surtout en philosophie médiévale et dans l’étude généalogique des catégories du droit et de la théologie. La notion de biopolitique, empruntée à Foucault, est au cœur de nombre de ses ouvrages.