Le portail d’Askkur
Ayoub Mouzaïne
« Et ils ont entrepris le sentier ligne droite,
or le sentier du Vrai ne l’est pas. Il est rectiligne de circonférence. »Ibn Arabi, Les Illuminations mecquoises.
La porte semblerait sans vantail. Elle n’a ni serrure ni clé, mais demeure infranchissable. Du sel sur les cils. Veille, le gardien. Entre hauteur et seuil, pas à pas, Khalid El Bastrioui trace la limite circulaire, cadre l’île rocheuse et explose l’horizon pourpre.
Ce qu’on appelle communément porte, ce qu’on nomme borne de l’espace des lois et des secrets, se manifeste hic et nunc comme danse frénétique de l’Askkur : pèlerinage de la perdrix à la nécropole des Haskoura. L’artiste rêve, mais de quoi ? Askkur (ⴰⵙⴽⴽⵓⵔ) veut dire garbon, le mâle de la bartavelle. Les Haskoura sont les fils de la bartavelle migrante. Mi-humains mi-oiseaux, leurs âmes survolent la Méditerranée et conservent le Temps. L’artiste rêve donc de bartavelles et les dessine sur le portail de l’Impossible.
Dans cette installation, El Bastrioui retourne sur les vestiges de la capitale de l’émirat de Nekkur : Al Mazamma. A l’instar de Badis et Temsamane, cette ville médiévale (9ème siècle) fût d’abord abandonnée et ensuite détruite sous le règne des premiers alaouites (17ème siècle). Selon l’historien et géographe andalous al-Bakrī, elle comprenait quatre portes : la porte de Temsamane orientée vers la Mecque ; la porte des Beni Ouriaghel entre la qibla et le pertuis ; la porte du Musalla vers l’Ouest ; et celle des Juifs dans le pertuis même. Là, avec cette œuvre, El Bastrioui plante une cinquième porte entre les eucalyptus et les tournesols. Hagag, ou le tourneur en cercle, voilà comment on nommerait le garbon en hébreu. Le geste de l’artiste, ornementant le fer, semant le sel, ou colorant les ails… se donnerait à voir comme ce qui pousse à l’infini notre impasse rationnelle, esthétique et politique, devant l’incroyable retour des spectres. Et l’expérience de l’attente, sur le seuil d’une porte, cette porte, s’entendrait ainsi comme une condamnation sans sursis. Nul merci. Entendons-la comme la plaie enflammée sur le pied d’un marcheur seul et esseulé vers l’à-venir.
Asskur d’El Bastrioui est une porte parmi les portes. Elle ne donne pas sur l’Espagne, et ne se referme pas sur le Maroc. Asskur porte en elle les illusions et les angoisses d’un Atlas vaincu. Quant à nous, nous portons toutes les portes ouvertes sur l’inachèvement. Faillite de la modernité. La porte, l’autre nom de la tombe qui se redresse désormais pour clamer l’éternel fardeau des mortels. Les civilisations que nous glorifions, les cartes militaires que nous dessinons pour dominer et conquérir ; tout cela frémit devant l’innommable gardien de ces ruines empilées. Quelqu’un frappe à ma porte. Et il dit : dévoile la vue, laisse-moi traverser ! Je dis : Pourvu qu’il se manifeste ! Et il dit : la clé est dans mon gousset, mais la porte n’ouvre point.
Ayoub Mouzaïne (Fès, 1988)
Ecrivain et traducteur. Directeur de publication de la plateforme Terss