Le sombre Paris des Fleurs du mal
Éric Hazan
Si l’on y trouve des pierres inouïes, d’immenses glaces éblouies, des gouffres de diamant, et l’évocation des cités antiques avec, comme l’a vu Proust, « la couleur écarlate qu’elles mettent çà et là dans son œuvre », Les Fleurs du mal sont avant tout parisiennes. Et si Baudelaire n’avait pas opté pour ce titre proposé par son ami Babou, il aurait été en droit de choisir Tableaux parisiens, nom qu’il a donné au groupe de dix-huit poèmes qui s’ouvre avec Paysage où il contemple du haut de sa mansarde « les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité », et qui se clôt dans le vent glacial du Crépuscule du matin :
L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
On ne trouve pourtant dans Les Fleurs du Mal qu’un seul lieu parisien précisément nommé et décrit : le Carrousel, cet étrange quartier qui s’étendait encore entre le Louvre et la grille des Tuileries, « inextricable fouillis de baraques en planches et de masures en torchis, caravansérail du bric-à-brac » comme dit Delvau. C’est en termes voisins que Baudelaire évoque, dans Le Cygne, « le nouveau Carrousel »,
… tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
L’oiseau qui donne son titre au poème (« Un cygne qui s’était évadé de sa cage… »), s’il est évidemment allégorique, n’a rien d’une abstraction : dans le guide Joanne de 1870, il est question d’« une foire perpétuelle de curiosités, de vieilles ferrailles et d’oiseaux vivants ». Les canaris et les oies dans leurs cages du quai de la Mégisserie sont, somme toute, ce qui reste du Carrousel ancien, et si Baudelaire a choisi ce quartier, c’est justement qu’il est en train de disparaître et qu’il lui inspire, sur la caducité, ces vers mille fois cités :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)
À cette notable exception près, on ne trouve dans Les Fleurs du mal aucune adresse – ni d’ailleurs aucune date, comme l’avait remarqué Proust pour qui « le monde de Baudelaire est un étrange sectionnement du temps où seuls de rares jours notables apparaissent ; ce qui explique les fréquentes expressions telles que “Si quelque soir”, etc. ». Mais cette façon délibérée de ne rien situer n’ouvre pas pour autant sur une évocation stylisée, élégiaque ou vaporeusement lyrique : ce qui fait la marque du Paris de Baudelaire, c’est au contraire l’extrême précision. Il ne craint pas – pour cette raison et pour d’autres dont la provocation n’est pas absente – d’utiliser un vocabulaire sans précédent en poésie, comme l’a noté Walter Benjamin qui fut, avec Proust, son lecteur le plus perspicace : « Il reprend des allégories en abondance, mais il transforme radicalement leur caractère grâce à l’environnement linguistique dans lequel il les place. Les Fleurs du mal sont le premier livre à avoir utilisé des mots de provenance non seulement prosaïque mais urbaine dans la poésie lyrique. Elles n’évitent nullement les néologismes qui, dépourvus de patine poétique, frappent l’œil par leur éclat tout neuf. Elles connaissent quinquet, wagon ou omnibus ; elles ne reculent pas devant bilan, réverbère, voirie. Ainsi se crée le vocabulaire lyrique dans lequel, brusquement, surgit une allégorie que rien ne prépare. » On pourrait ajouter : ainsi s’élabore, de loin, cette « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime » qui sera celle du Spleen de Paris.
Entre le Paris de la Comédie humaine et celui des Fleurs du Mal, les quelque vingt années qui s’écoulent sont celles de la révolution industrielle en France. Pourtant, la ville baudelairienne n’est pas encore la ville « moderne » avec ses « obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée », comme il est dit dans le Salon de 1859 à propos de Méryon. Dans le Paris de Baudelaire, dans « la profondeur des perspectives augmentée par la pensée de tous les drames qui y sont contenus », il reste beaucoup de la ville médiévale, celle de Méryon, justement. Il en reste la boue, la célèbre boue parisienne dans les ruisseaux au milieu des rues (on se souvient de la première page du Père Goriot : « …entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge, dans cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomber et de ruisseaux noirs de boue… »). On trouve la boue presque à chaque pas dans les Tableaux parisiens :
Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,
Comme s’il écrasait des morts sous ses savates…
ou encore :
Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons !
et l’on pourrait dire qu’elle est là, implicite, dans les poèmes qui ont pour
thème l’automne :
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.
car c’est le plus souvent un automne glacial et humide :
Pluviôse, irrité contre la terre entière,
De son urne à grands flots verse un froid ténébreux
Aux pâles habitants du voisin cimetière
Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.
De la ville médiévale persiste aussi l’obscurité nocturne. Certes, au cours des longues années de travail sur Les Fleurs du mal, Paris passe lentement de l’éclairage à l’huile (« Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres/Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs… ») au gaz, qui apparaît sur les boulevards et se généralise dans les années 1850 (« Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore/Ton front pâle, embelli par un morbide attrait… »). Mais les quartiers pauvres, les faubourgs sont loin de la Ville lumière. Là, le soir,
À travers les lueurs que tourmente le vent,
La Prostitution s’allume dans les rues…
et à la fin de Brumes et pluies,
Rien n’est plus doux au cœur plein de choses funèbres
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats,
Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres
— Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.
Cette vision de pâles ténèbres, de brouillards et de pluie, « où par les longues nuits la girouette s’enroue », comment l’accorder avec celle du dandy Baudelaire ? C’est que chez lui le mot de dandy a au moins deux sens. D’un côté, le provocateur vestimentaire (le fantastique habit noir « dont la coupe imposée au tailleur contredisait insolemment la mode ») et aphoristique (« Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir » ou bien, déjà plus étrange : « Éternelle supériorité du dandy. Qu’est-ce que le Dandy ? ») De l’autre – et Baudelaire a toujours revendiqué le droit à la contradiction – « le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ». Ce mécanisme moral du monde, Baudelaire n’en cherche pas l’intelligence dans les brasseries du Quartier latin ni dans les grands cafés des boulevards. On l’y rencontre souvent mais il s’y ennuie (« Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne/je me vis accoudé, froid, muet… ») Dans cette grande fête joyeuse qu’est L’Atelier du peintre de Courbet, il est présent certes, mais dans un coin encore, plongé dans un livre, tout seul avec sa pipe.
Le vrai Paris des Fleurs du mal, c’est la rue, qui joue pour Baudelaire un double rôle. Le premier et non le moindre est d’être le lieu essentiel de son travail poétique. Ce n’est pas seulement qu’il n’a rien chez lui qui ressemble à un bureau (a-t-il même un chez-lui, celui qui, entre deux déménagements, note : « Étude de la grande Maladie de l’horreur du domicile. Raisons de la maladie. Accroissement progressif de la maladie.») La longue et exigeante maturation de ses vers se fait en marchant :
… Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Mais la rue est aussi le lieu du choc des rencontres, là « où le spectre en plein jour raccroche le passant ». Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire note que l’« amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité ». Si le mot même de foule ne figure pas, sauf erreur, dans Les Fleurs du mal (il en sera autrement dans les Petits poèmes en prose), c’est bien dans cet immense réservoir qu’il croise le regard singulier d’une femme galante, la Mendiante rousse ou, dans la rue assourdissante, la fugitive beauté de l’inoubliable Passante.
Au temps des Tableaux parisiens, pour « prendre un bain de multitude » il fallait flâner sur les boulevards, entre la Chaussée d’Antin et le carrefour Montmartre – celui que traverse Baudelaire « sautillant dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois… » Mais le Paris baudelairien ne se limite pas à la foule, aux quartiers à la mode (il s’en fatiguera un jour : « Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume… » La fantasque escrime est un sport auquel il s’exerce en solitaire, dans ce qui est alors encore la périphérie de la ville, dans les faubourgs – sur le canal Saint- Martin et le faubourg du Temple sans doute, quand il habitait rue des Marais-du-Temple [Yves-Toudic] ou rue d’Angoulême [Jean Pierre-Timbaud] ; ou bien le long du faubourg Saint-Denis, dans la fumée des trains, quand il logeait à l’hôtel du Chemin de fer du Nord. Ce qui est sûr, c’est que le faubourg est la strate parisienne où Baudelaire rencontre les pauvres êtres qui hantent les Fleurs du mal : la négresse amaigrie et phtisique du Cygne ; le cortège infernal des Sept vieillards ; les ombres ratatinées des Petites vieilles ; les Aveugles, traversant le noir illimité ; et les pauvresses, tramant leurs seins maigres et froids, et les chiffonniers ivres, et les vieux vagabonds piétinant dans la boue. Envers eux, Baudelaire ne montre jamais de pitié, de compassion humanitaire – c’est plus simple, il se sent l’un deux, comme ses bons lecteurs l’ont vu. Benjamin, dans ses notes : « Baudelaire se reconnaît dans le chiffonnier… “On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,/Buttant et se cognant aux murs comme un poète…” » Et Proust, à sa mère qui n’aime pas Baudelaire :
Il est certain que dans un poème sublime comme Les Petites Vieilles, il n’y a pas une de leurs souffrances qui lui échappe. Ce n’est pas seulement leurs immenses douleurs :
Ces yeux sont des puits faits d’un millier de larmes…
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs,
il est dans leurs corps, il frémit avec leurs nerfs,
il frissonne avec leur faiblesse.
Cette identification avec les pauvres, qu’il maintiendra toute sa vie malgré ses blagues et ses provocations, c’est la vraie position politique de Baudelaire, c’est le dernier tour d’un dandy parisien.
Éric Hazan (
Écrivain et éditeur français, fondateur des éditions La Fabrique