MAROC-MASHRIQ : NAISSANCE D’UN CHAMP 2/3
Chakib Ararou
Après avoir posé les jalons fondamentaux de la transformation du paysage littéraire et culturel marocain dans les premières décennies du XXe siècle, l’auteur propose dans ce deuxième volet de « Maroc-Mashriq : naissance d’un champ » d’examiner la discussion sur la critique littéraire qui se fait jour dans l’une des premières revues culturelles du Maroc, Al-Maghrib. L’introduction de cette pratique ne va pas sans heurts. Une nouvelle fois, le protagoniste de l’affaire n’est autre que Mohammed Belabbas al-Qabbâj qui, sous pseudonyme, met le feu aux poudres dans le microcosme lettré marocain. Sans retenir ses coups, al-Qabbâj attaque les représentations collectives de l’adab et de la poésie qui prévalent alors au Maroc, et s’attire à son tour quelques foudres.
De l’éloge au crible
Dans la première moitié des années 1930, un très vif débat naît de la publication d’une série d’articles, dus à Mohammed Belabbas al-Qabbâj qui prend le pseudonyme d’Ibn ‘Abbâd par référence au prince-poète andalou. Ces articles réalisent le projet critique formulé dans l’introduction de son anthologie de 1929, et s’attaquent avec virulence à la norme poétique marocaine, à ses formes et à ses thèmes, ainsi qu’au type de sociabilité qui la produit. La revue Al-Maghrib, fondée en 1932 à Rabat par un ancien professeur d’école libre d’Alger, Mohammed Salah Maysâ[1], a publié l’ensemble de ces articles entre mars 1934 et mars 1935, ainsi qu’une série de réponses.
Donnons-nous une idée de l’écriture d’al-Qabbâj avec cet extrait qui en restitue la tonalité d’ensemble : « La majorité des textes [poétiques marocains] tourne autour de l’éloge, de l’élégie et de l’érotisme vil, dans le seul but de mendier la reconnaissance, une protection et des titres de gloire. […] Nos poètes se doivent de suivre le rythme de l’évolution et de tourner le regard vers ce qui les entoure. […] Quant aux éloges hypocrites, aux lamentations et aux discours amoureux adressés à Layla et Hind, alors qu’il n’y a ni Layla ni Hind, ni personne d’autre à la maison, sans oublier la poésie célébrant les montures, chevaux ou dromadaires, et ceux qui les guident, ou les lamentations sur les ruines, nous en avons entassé assez de recueils pour nous abstenir de poésie pour le restant de nos jours[2]. »
Derrière la critique de la dimension archaïsante et pittoresque de cette littérature, significativement brocardée au nom de l’évolution (tatawwur), on décèle dans ce passage une critique de la fonction même de la poésie : la recherche de la reconnaissance, de la protection et de la gloire correspond aux formes d’acquisition de capital symbolique que les pratiques précoloniales de la poésie savante écrite en arabe au Maroc, subordonnées à l’autorité politique, religieuse ou savante, permettaient. La plupart des exemples convoqués dans les articles d’Ibn ‘Abbâd/al-Qabbâj relèvent du registre du panégyrique et sont des poèmes à la gloire du Sultan, composés à l’occasion de l’Aïd ou de départs en voyage.
Al-Qabbâj oppose à ces pratiques curiales ou fondées sur le lien de maître à disciple un contre-modèle empruntant toutes ses références au Mashriq. La série d’articles est placée sous le signe du Sheikh Mohammed Abdou, principal animateur du mouvement réformiste religieux égyptien de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont il cite ce dit : « Si l’on demande à la vérité de choisir un lieu d’où elle pourrait embrasser du regard tout l’univers, elle ne choisirait d’autre lieu qu’un vers de poésie »). La visée première de la poésie serait donc la connaissance de la vérité, mais al-Qabbâj s’empresse de préciser que cette vérité est celle d’une nation, qu’il détaille ensuite en description fidèle des lieux, reflet des émotions et des espoirs partagés de la société. La poésie est « le paradigme vivant d’une nation, traduit sa civilisation, sa sagesse, ses exploits et les dangers qu’elle a endurés[3]. »
Pour réaliser ce paradigme, c’est à nouveau vers le Mashriq que se tourne al-Qabbâj : « D’innombrables articles critiques ont été publiés dans des journaux orientaux, des revues égyptiennes plus précisément, portant sur les productions des poètes de la région. Ainsi, dès qu’un recueil de poésie est publié, les écrivains s’empressent de l’analyser pour en proposer une lecture. Pourquoi ne suivons-nous pas leur méthode et leur démarche, inspirées de l’Occident[4]? » La pratique de la critique qu’il initie est donc explicitement tributaire de celle qu’il observe dans les revues égyptiennes, et cette série d’articles, en dépit de sa virulence, initie une pratique de l’examen vers à vers et de la mise en question des aspects formels et thématiques du poème dont on ne trouve pas trace dans les décennies précédentes, où les poèmes sont généralement publiés in extenso assortis d’une brève notice vantant les mérites de leur auteur[5].
De quoi la critique littéraire est-elle le nom ?
Dans les réactions publiées par la revue Al-Maghrib aux articles d’al-Qabbâj, c’est le principe même de cette critique ouverte, citant nommément les poètes et les apostrophant, qui se trouve mis en question. Le caractère exogène de cette pratique est mis en relief par plusieurs textes. Un article anonyme, intitulé « Mon bref propos sur la critique », résume le mieux la contre-offensive engendrée par les textes polémiques d’al-Qabbâj. Il signé d’un simple « ami » (sadîq), qui se présente comme un contributeur de la revue, et qui apostrophe Ibn ‘Abbad : « Sache, critique littéraire, que le Maroc n’est pas Paris et que Paris n’est pas Beyrouth. Selon un proverbe oriental répandu, à chaque pays sa vêture et à chaque arbre son ombre. Le Maroc a de louable et anciens usages qu’il hérite et que le fils de cette génération doit prendre en compte et préserver. Le Maroc d’aujourd’hui ne tolère ni ne souffre la critique amère et grossière que le parisien accepte sans doute mieux que le beyrouthin, le beyrouthin mieux que l’irakien et ainsi de suite. Il y sera peut-être disposé dans cinquante ans, mais pas aujourd’hui. Pour moi comme pour d’autres penseurs, le Maroc est un jeune homme aimable, plaisant, courageux et plein d’audace, âgé de vingt ans. Laisse donc ce garçon construire de ses mains le foyer de ses lettres et de ses sciences, avec l’aide des meilleurs savants français[6]. »
Dans ce propos moralisant, qui s’égare par la suite dans la condamnation pêle-mêle du cinéma et des maillots de bains, on note que la critique littéraire est présentée comme un emprunt blâmable à l’étranger qui menace les valeurs et les codes sociaux. L’auteur procède à une naturalisation de cette norme sociale pour présenter une hiérarchie des peuples calquée sur les âges de la vie, infantilisant « le marocain » et le plaçant au bas d’une échelle où le surpasse le Mashriqi, et au sommet de laquelle se trouve enfin le Parisien, ainsi justifié dans son autorité de colon par son degré de maturité civilisationnelle. Le refus de la critique littéraire, pratique liée par l’auteur anonyme à un degré de progrès moral et matériel non encore atteint par l’enfant-Maroc, ne se fait pas, contrairement à ce qu’affirment encore certains chercheurs marocains[7], sur la base d’un discours traditionnaliste, politiquement neutre. Nous sommes bien face à un propos politique, qui part de la rhétorique du particularisme régional, et qui finit par légitimer, d’un seul geste naturalisant et implicitement raciste, l’ordre social précolonial et la légitimité du protectorat.
Derrière le discours littéraire nahdawi et les emprunts symboliques au réformisme religieux et à l’avant-garde littéraire de l’Égypte affleure donc un débat d’un tout autre ordre, qu’on pourrait hâtivement dissocier de la poésie marocaine dont il est question. Ce serait omettre les origines et les positions sociales des auteurs dont il est question dans ce débat : les poèmes vivement critiqués par al-Qabbâj sont les œuvres des personnages éminents comme Abderrahmane Ibn Zaydân, historiographe du royaume et membre de la famille alaouite, ou comme Mohammed al-Baydaoui al-Shangiti, secrétaire du sultan puis pacha de la ville de Taroudant. Malgré le caractère élitiste des critiques d’al-Qabbâj, qui voit notamment dans la multiplication des poètes à son époque une menace, et dans la critique un frein mis à une profusion jugée excessive[8], sa pratique revendiquée de la critique littéraire « à l’égyptienne » est sans conteste perçue comme attaque contre la haute notabilité marocaine en tant qu’elle utilise la poésie comme instrument de prestige et use de son autorité pour soustraire sa production au commentaire.
Chakib Ararou (Rabat, 1992)
Chercheur doctorant et traducteur, de nationalités marocaine et française. Il a contribué par des traductions et articles critiques à plusieurs revues et magazines. Il mène actuellement une recherche sur les relations entre la littérature marocaine et le Mashriq à l’université d’Aix-Marseille.