Maroc-Mashriq
naissance d’un champ 1/3
Chakib Ararou
Au début du XXe siècle, alors que le Maroc entre dans la nuit coloniale, la transformation des voies de communication et l’introduction tardive de l’imprimerie en langue arabe transforment le paysage culturel. Par les routes maritimes qui relient désormais le pays au Mashriq, une idée nouvelle de la littérature, celle forgée par la nahda, fait son entrée dans le monde savant et lettré marocain.
Une première efflorescence de journaux, revues et anthologies imprimées fait entrer le lectorat marocain, encore rare et privilégié, dans des débats jusqu’alors inconnus de lui sur les notions de littérature, de poésie et de critique et leur relation au politique. Les grandes figures de la littérature égyptienne ou libanaise de l’époque servent de repères à une génération en quête de modèles.
Dans ce premier volet d’une série consacrée à la naissance du champ littéraire marocain moderne et à sa relation au Mashriq, l’auteur plante le décor de cette période de transformation décisive et pose les premiers jalons historiques de la future scène littéraire arabophone marocaine, celle que nous connaissons aujourd’hui.
Ruses de l’imprimé
Dans la première moitié du XXe siècle, la culture marocaine connaît un bouleversement profond, qui s’amorce avant même sa mise sous tutelle coloniale en 1912. Le développement tardif de l’imprimerie et de la presse, à la toute fin du XIXe siècle, transforme lentement mais sûrement le rapport à l’écrit. À l’initiative des premiers titres de presse en langue arabe, on trouve notamment des Libanais, comme les frères Farajallah et Arthur Nammour, venus de Saïda s’installer à Tanger pour y fonder un journal. Lisân al-Maghrib, créé en 1907, commence à diffuser des idées politiques venues de Turquie et d’Égypte, débouchant en 1908 sur un projet de constitution avorté. Le bateau à vapeur ouvre de nouvelles routes vers la Mecque et vers le Mashriq, qui par leur rapidité supplantent les itinéraires consacrés du voyage terrestre. Par ces nouvelles voies parvient au Maroc une nouvelle forme de vie des idées, celle qu’a développée la Nahda à l’est de l’aire arabophone à l’aide de moyens techniques auxquels le royaume chérifien commence à peine, pour sa part, à s’initier.
Le monde nouveau de la presse et du livre imprimé fait d’abord son apparition, à petits pas, dans la vie des classes urbaines aisées. Fès, en particulier, concentre une bonne part du lectorat d’un pays encore très faiblement alphabétisé. Le passage du manuscrit à l’imprimé est aussi une sortie de la culture locale et patrimoniale, et une ouverture nouvelle vers un Est bouillonnant. En témoignent les souvenirs consignés dans les œuvres de la première génération de romanciers marocains de langue arabe (Abdelmajid Benjelloun, Abdelkrim Ghallab) qui se passionnent pour les pages culturelles d’Al-Ahrâm ou d’Al-Mu’ayyid, pour les débats littéraires de la revue Al-Risâla. Au cours des années 1920, les autorités coloniales autorisent également la création d’écoles dites libres (al-madâris al-hurra), à destination des centres urbains comme Rabat, Tanger, Fès ou Casablanca. Ces dernières s’inspirent des pratiques pédagogiques du Mashriq pour établir leurs programmes, et y font figurer les œuvres littéraires de la nahda.
En marge de ces écoles crées à Rabat-Salé, Tanger, Fès ou Marrakech, ainsi que de l’Université Qarawiyine, se forment des clubs littéraires ou culturels où se rencontre la jeunesse lettrée. Les échanges y portent sur la littérature et la culture marocaines et arabes et leur articulation avec la lutte politique. Les interventions des orateurs servent fréquemment de base à des publications ultérieures, quand elles ne sont pas reproduites in extenso dans la presse naissante. La sociologie des lettrés évolue également lors de la période étudiée. La perte de puissance de Fès, amorcée dans la seconde moitié du XIXe siècle et actée par le transfert de la capitale à Rabat pour le protectorat français, et Tétouan pour l’espagnol, s’accompagne d’une remise en question de l’hégémonie d’Al-Qarawiyîn sur l’enseignement et de son statut de prescriptrice de la culture légitime. L’essor de la presse et les débats littéraires et culturels qui l’accompagnent se font pour l’essentiel, et de manière contiguë au développement des écoles libres, à Rabat et Salé d’une part, de l’autre à Tanger et Tétouan où la censure sur les livres et la presse est du reste de moindre ampleur qu’en zone française[1]. Abdallah Laroui a noté l’essor de ces deux centres urbains à la charnière du XIXe et du XXe siècles, et notamment le développement de leurs relations économiques et culturelles avec le Mashriq, facilité par l’essor de la navigation à vapeur[2].
C’est dans ces classes aisées et lettrées qu’émerge au Maroc la première ébauche d’un champ littéraire[3], soit, pour aller vite d’un microcosme revendiquant une forme d’autonomie vis-à-vis du macrocosme social, se proposant lui-même de définir la norme esthétique et se structurant par une distribution inégale des positions. Les références de ce premier noyau viennent pour l’essentiel d’Égypte et du Shâm. À titre d’exemple, un vibrant hommage est rendu au poète Ahmed Chawqi à la Qarawiyine, au quarantième jour de deuil après sa mort en 1932, à l’initiative d’un groupe d’étudiants mené par Allal al-Fassi. À cette occasion, plusieurs dizaines d’intervenants proposent leur analyse de l’œuvre du prince des poètes, leur thrène en son hommage, leur tour d’horizon des réactions éplorées suscitées par le décès du maître aux quatre coins du monde arabe. La poésie, jusqu’ici marginale dans le canon scolaire et toujours enseignée par un seul, se trouve ainsi discutée par plusieurs. La parole magistrale univoque cède un peu de sa place à la parole plurielle.
Urgence de la critique
Le débat politique marocain se soucie également de littérature, notamment dans les cercles qui formeront rapidement le noyau du parti de l’Istiqlal. le futur chef du parti de l’Istiqlal, Allal al-Fâsi, publie en 1937 dans la revue Al-Atlas un article intitulé « Notre besoin de littérature », où il donne à la littérature, productrices de guides pour le peuple et d’éclaireurs pour la lutte, la priorité sur toutes les compétences scientifiques et techniques pour éveiller la conscience nationale des marocains et faire face à la domination coloniale. Dans les premiers journaux marocains de langue arabe, défenseurs du primat des lettres et de celui sciences croisent ainsi le fer tout au long des années 1930.
Mais le véritable acte de naissance de ce champ se situe peut-être ailleurs, et avant. En 1929, Mohammed Belabbas al-Qabbâj, un tout jeune fqih de Rabat (les notices biographiques dont je dispose lui donnent 13 ans au moment de la parution de son ouvrage !), constitue pour la première fois une anthologie de la poésie marocaine contemporaine, Al-Adab al-ʿarabi fi l-Maghrib al-Aqsâ. Dans l’introduction de celle-ci, loin de brosser un portrait élogieux des qualités littéraires de ses contemporains, al-Qabbâj se lamente du décalage entre la grande qualité de la poésie arabe moderne en général, motif de fierté et de satisfaction, et celle, exécrable, de la poésie marocaine, parent pauvre de la oumma qui n’a pas encore brisé le carcan des formes traditionnelles.
Premier critique littéraire marocain, et des plus impitoyables, al-Qabbâj en appelle à passer au crible toutes les formes héritées (thrène, satire, panégyrique, poésie courtoise, énigme) et à se libérer de leur carcan. À travers elle, c’est une pratique de cour qui se trouve brocardée, dans laquelle la poésie est essentiellement un agrément, et donc un moyen. On accompagne le voyage du Sultan d’un poème à sa gloire, on pleure la mémoire d’un notable. Le corpus proposé par l’anthologie présente les auteurs (il n’y a aucune poétesse) du plus âgé au plus jeune et les classifie en retenant le critère générationnel, posé d’emblée comme synonyme d’adaptation à la modernité. On s’aperçoit cependant que la première moitié du corpus, qui correspond aux auteurs nés entre 1850 et 1880 dominée par les natifs de Fès ou les rares étudiants sélectionnés à travers le Maroc pour étudier Al-Qarawiyîn ; la seconde, correspondant à la génération née dans les années 1880-1890, se distribue en termes de lieu de naissance et de scolarisation entre Rabat-Salé et Tanger. Pour al-Qabbaj, la poésie doit désormais devenir une fin. Son modèle : la nahda du Mashriq, train lancé à pleine vitesse vers des horizons de création insoupçonnés sous nos latitudes, et auquel devrait être raccroché d’urgence le pauvre wagon marocain, cabossé, désuet, hors d’usage. Le conflit générationnel, qui reviendra par la suite comme un leitmotiv dans les débats littéraires du protectorat, cache donc une concurrence entre différentes nouvelles capitales culturelles potentielles, s’affirmant face à Fès et à sa légitimité historique. Du même coup, l’Université Al-Qarawiyîn se trouve remise en question dans son statut de prescriptrice de la culture légitime.
Connaissances de l’Est
L’objectif affiché d’al-Qabbâj comme de nombreux auteurs après lui est de raccrocher le wagon marocain au train de la nahda orientale, porteuse d’une modernité alternative. Dans ce champ littéraire embryonnaire dont le discours est largement subordonné au mouvement naissant pour l’indépendance du Maroc, la nahda du Mashriq se trouve au croisement de plusieurs points de dissensus et présente plusieurs avantages : une proposition de modernisation en langue originale, sans besoin de se référer directement à l’une des langues coloniales. Le Mashriq dispose d’une longue expérience de la culture de l’imprimé, amorcée dès le début du siècle précédent en Égypte, et au Liban dès le XVIIIe siècle. Elle est le lieu de longs et passionnants débats sur la confrontation avec les impérialismes européens, produits de configurations historiques comparables à celle que vit le Maroc un siècle après. Elle propose enfin un modèle d’accommodement des lettres arabes aux genres de la culture hégémonique (roman, théâtre, nouvelle), inconnus dans le Maroc du début du XXe siècle. La littérature de la nahda fournit donc une modernité arabe clé en main à opposer à l’acculturation coloniale. Elle donne en outre des outils pour contester le modèle culturel du Maroc précolonial, considéré comme archaïque, et surtout failli et vaincu.
Se met en place une rhétorique qui fera long feu : celle du sursaut contre le déclin, du réveil nécessaire pour sortir le pays de son inertie et de sa torpeur (al-jumûd wa l-khumûd, selon les termes de Qabbâj). Ce discours, caractéristique du discours nahdawi que commencent à importer au Maroc certains penseurs religieux imprégnés de salafiya comme Bouchaïb al-Doukkali, le propre maître d’al-Qabbaj, offre une structure narrative toute trouvée pour expliquer et s’expliquer la nuit coloniale. Pour sortir de cette dernière, une littérature nationale est vue comme indispensable. Le Caire en sera la première qibla, et il s’agira également d’y faire reconnaître l’existence d’un patrimoine littéraire propre au Maroc. Ces auteurs d’un nouveau type et ce lectorat la presse et de la critique littéraire du Mashriq se découvrent en effet fort peu et fort mal représentée dans les tableaux de la littérature arabe classique venus de l’Est. L’enjeu est donc double: constituer un patrimoine littéraire plaçant le Maroc sur la carte de l’histoire de la littérature arabe, et prendre exemple sur les modèles du Mashriq pour s’imposer dans le présent dans cette littérature. Bref, le champ littéraire marocain embryonnaire naît de deux constats: la méconnaissance de son passé et de sa culture par le grand frère oriental, et sa parfaite marginalité dans l’aire arabe dominée par cet encombrant aîné.
Chakib Ararou (Rabat, 1992)
Chercheur doctorant et traducteur, de nationalités marocaine et française. Il a contribué par des traductions et articles critiques à plusieurs revues et magazines. Il mène actuellement une recherche sur les relations entre la littérature marocaine et le Mashriq à l’université d’Aix-Marseille.