Michel Houellebecq
l’apôtre et l’écrit vain
du meurtre littéral de l’autre

Alain Jugnon
Dans ce court essai sur la littérature, on traitera le cas Houellebecq comme il faudrait traiter le cas des antisémites qui récupèrent Nietzsche et celui des antimodernes qui révisent Baudelaire : non par le mépris mais par le bas, matériellement et littéralement, en organisant la critique radicale de leur sale écriture, qui est souvent le seul et unique moyen de leurs mauvaises pensées et de leurs horribles intentions.
“Il était prêtre, natif d’un village de Provence, il était petit, maigre, très pincé, le teint vert, l’œil faux avec un sourire abominable”. Stendhal, La pensée est pouvoir
“Tout pouvoir est devoir. Au siècle où nous sommes, ce pouvoir doit-il rentrer en repos ? Ce devoir doit-il fermer les yeux ? Et le moment est-il venu pour l’art de désarmer ? Moins que jamais. La caravane humaine est, grâce à 1789, parvenue sur un haut plateau, et, l’horizon étant plus vaste, l’art a plus à faire. Voilà tout. A tout élargissement d’horizon correspond un agrandissement de conscience”. Victor Hugo
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On peut en effet penser que le fascisme français du 21ème siècle commence en littérature à la fin du 20ème par :
« Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. A un moment donné, il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller »
Ce sont les toutes premières phrases du premier roman de Michel Houellebecq paru en 1994 : Extension du domaine de la lutte. La lutte en question est explicitée dans l’exergue, juste au dessus des phrases citées : « La nuit est avancée, le jour approche. Dépouillons-nous des œuvres des ténèbres, et revêtons les armes de la lumière ». Quand ce premier roman de Houellebecq commence, c’est déjà saint Paul qui parle, dans ses épîtres aux romains. Et c’était déjà, pour Nietzsche, le prêtre ascétique qui niait et refusait le monde de la vie.
Il y a une « extension du domaine » de la critique et de la clinique à instaurer pour contrer le nihilisme de Michel Houellebecq quand il semblerait que l’époque en appelle à son expertise concernant l’homme, la femme et la vie moderne : chez Houellebecq les becs sont le racisme et le sexisme, c’est ce qu’il faut exposer. Et ce qu’il faut nommer le nihilisme contemporain dans les lettres françaises, soit ce que Nietzsche dénonçait et que Baudelaire chérissait en leur temps, ce temps que l’auteur de Soumission verrait bien redevenir le temps de notre dépression et de notre fin du monde.
1.- Michel Houellebecq, en cette fin d’hiver 2019, est un écrivain français de droite qui s’entretient avec l’extrême droite et qui se trouve en pleine phase de conversion au catholicisme islamophobique et de radicalisation littéraire, en termes de haine de l’autre et de refus de la modernité. Houellebecq, c’est, aujourd’hui même, un peu notre tout petit Baudelaire ou homonculus baudelairus se croyant revenu dans son cauchemar dit « belge » et invectivant ce qu’il prend pour des amis de l’art belge en France. On peut penser en effet que lorsque Houellebecq en appelle à une France libérée de son socialisme et de sa décadence matérialiste et consumériste, il pense très fort à la « Belgique » de Baudelaire : ce lieu de l’autre, cette dystopie qui fait repoussoir pour les écrivains jouant la carte de l’exil intérieur, du refus de la participation culturelle et de l’impossibilité d’être pays parmi les gens d’ici. La France de Houellebecq est une « Belgique » venue de Baudelaire, que l’on veut nue et facile à décrier, et qui conserverait ces noms et ces gens de France, pour les moquer, les mépriser et les honnir.
2.- Contre le progrès, antimoderne, contre les femmes, réactionnaire, il y avait Baudelaire qui finissait son siècle, c’était le poète. Contre la modernité, contre le politiquement correct, contre la démocratie, contre la vie vraie et dans la peur de la fin de la civilisation française, il y a aujourd’hui Michel Houellebecq ; ce n’est pas un poète, pas un fou non plus, il chante l’époque et moque la morale humaniste : on peut bien vendre des millions de roman sur le marché et être dans la nostalgie de la fin d’un monde, de ses valeurs en pleurant la destruction des églises et de la messe en latin. Houellebecq écrit (mal) des livres qu’il vend (bien) pour prophétiser comme Baudelaire la mort de la Belgique quand c’est la France, et la fin des valeurs religieuses ou métaphysiques quand c’est la droitisation du peuple qui prend partout. On verra ici que Michel Houellebecq est loin d’être un intellectuel, un écrivain et un poète comme Charles Baudelaire. Très loin s’en faut. Pas de contradiction et de négativité chez l’écrivain à succès, pas de crise ni de spleen : seulement en toute simplicité bourgeoise la honte d’être au monde et l’imitation du christ pour avoir des fans malgré tout.
3.- C’est Charles, le frère de l’Abbé C., qui parle dans le roman éponyme de Georges Bataille, ce sont les premières phrases du roman du philosophe français :
« Ses yeux brillèrent alors de malice.
– L’amour de Dieu, ajouta-t-il, est le plus tricheur de tous. On aurait dû lui réserver le slogan vulgaire, qui passerait ainsi, et comme insensiblement, du trait d’esprit à un silence fermé…
Alors il laissa ces mots glisser des lèvres (il fumait la pipe), le sourire fuyant :
– Say it with flowers !
Je levai la tête, le dévisageai haineusement, ne pouvant croire qu’il avait osé…
Je ne sais pas même aujourd’hui ce qu’il cherchait.
Un souci de bonne volonté, d’ouverture, parut alors l’emporter en lui sur la prudence. Ce catholicisme brûlant, cette aimable témérité décidément le faisaient s’opposer de façon tranchée au fond d’amitié que nous maintenions entre nous.
Je regardai cet homme voyant, faux et agréable, que jadis je prenais pour un autre moi-même. Il tenait du sacerdoce un pouvoir de tromper, non les autres, mais lui-même : un tel enchantement d’être au monde, une débordante activité, sifflant dans les faubourgs un triomphe de la vertu, n’étaient possible qu’à l’égarement. Des femmes excellent à ces débordements de naïvetés, mais un homme (un prêtre) donne une figure de niais et de m’as-tu-vu à cette comédie de bonté divine ! »
Si Michel Houellebecq, le romancier français, est un personnage de roman comme il en met en scène dans ces romans sur les écrivains, il est un homme qui joue et qui ose comme l’Abbé C. le personnage de Georges Bataille dans son roman écrit à la fin des années quarante. Le catholicisme est pour ce dernier un simple moyen de fausser le jeu humain sans transgression et sans négativité, mais avec tout le nihilisme et tout le mensonge qu’il faut pour dénier et dénigrer la souveraineté tragique présente au cœur de l’individu humain. Les hommes et les femmes chez Houellebecq sont soit des animaux soit des saints, mais des animaux dénaturés et des saints défroqués : le personnage central de chaque roman refusant l’immanence et la tragédie comme les grands théologiens du négatif, eux aussi, refusent la transcendance comme ascenseur vers l’Un. Il y a chez cet écrivain une mystique au rabais qui veut acter une conversion inversée : souvent dans ses romans la vision dans la cathédrale est-elle le moment déclencheur d’une grosse bêtise, d’une bonne blague ou d’une chute clownesque. On tend au tragique, chez Houellebecq, comme parfois on tend au comique chez Louis de Funès, c’est nécessairement suant et crispant. A la toute fin de Extension du domaine de la lutte, l’auteur joue avec sa mort possible, jouable et comptable – pourtant la mort elle-même ne veut pas de l’auteur – elle se manque elle-même dans la dernière ligne du roman : « Le paysage est de plus en plus doux, amical, joyeux ; j’en ai mal à la peau. Je suis au centre du gouffre. Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même »
Tenons que tout le racisme fou et le sexisme malade de Michel Houellebecq se tapit là. Entre le monde et la peau, en sueur et en peur.
4.- « Nietzsche avait vu juste avec son flair de vieille pétasse », lit-on dans Soumission, le roman de Michel Houellebecq, l’écrivain français qui présente le mieux l’état général du nihilisme contemporain dans le poétique et le politique en Europe dans les années 10 du 21ème siècle. Quand on lit le prix Goncourt 2010 et grand romancier de son temps, on saisit deux ou trois choses sur l’état avancé de décadence du genre romanesque et sur le même état de la pensée politique française d’extrême droite : ce qu’on lit est un peu, pour une époque où Nietzsche écrirait encore, du Schopenhauer de gare routière et du Maurras de supermarché. Ce qu’on perçoit intellectuellement est de l’ordre d’un mensonge culturel et cultivé et on a le sentiment renforcé par l’ennui d’une imposture assumée, on dirait même inventive dans l’imposture et le faux.
5.- « Nietzsche avait vu juste avec son flair de vieille pétasse », lit-on dans Soumission, et on comprend que le roman français selon Houellebecq est une destruction accélérée de la pensée, défaite qu’elle est par le fascisme, le sexisme et le racisme. Avec des romans comme Soumission et Extension du domaine de la lutte, l’écrivain français écrit des polars métaphysiques comme les grands dépressifs fins de siècle du 19ème siècle n’osaient pas en rêver : le meurtre du « nègre », l’insulte violente à connotation sexuelle des « salopes » et la haine de l’autre en général s’y côtoient sans précautions morales prises et sans engagements politiques assumés. Houellebecq fait hurler son racisme et son sexisme par des êtres qu’il hait lui-même en tant qu’écrivain nihiliste contempteur de la société moderne. Il s’agit là d’une destruction de la littérature par le roman, imitée des grands écrivains français de la dépression du 19ème siècle, tous revisités par leur suiveur simplement déprimé et dépité de frais. Le roman à succès houellebecquien est décidément fort loin de ces nihilistes grandioses et de ces forcenés de l’Idéal : Huysmans et Baudelaire.
6.- Baudelaire justement. On peut parler des heures et des heures du nihilisme baudelairien, de la haine des hommes et des femmes chez le poète du spleen de Paris. Sans jamais parler de Michel Houellebecq, sans jamais penser à lui, sans jamais évoquer son œuvre ou la qualité de sa réception dans le monde moderne en tant que grand auteur à succès. Pourtant Houellebecq ne jure que par Baudelaire, il semble se voir dans la veste trop grande du poète et dandy, il marche dans les bottes de l’homme de Fusées et c’est bancal. Houellebecq est un nietzschéen mal foutu, un peu honteux, comme mis en sourdine par le génie intimidant du philosophe allemand, mais avec Baudelaire, on sent à le lire qu’il se confronte, qu’il fait de grands gestes, en un mot : il se hausse. L’autre chose qui fait du Moi sans emploi et sans hauteur a priori de Michel Houellebecq, un Moi de surcroît : sans grâce et sans génie, c’est que le Baudelaire dont il se vêt est un vague succédané du Lovecraft qu’il a pris dans son premier livre pour un poète raciste et un écrivain maudit. Le grand écrivain à succès se regarde et se décline au vu de tous ainsi : il a compris, seul et unique, l’horreur mieux que Lovecraft et il écrira le salut mieux que Baudelaire lui-même, malgré le mépris affiché des humanistes, malgré leur amour de l’art et des poètes.
7.- Baudelaire encore, Baudelaire toujours. On lira ici un essai et un roman de Michel Houellebecq quand il se fait admiratif de Lovecraft et de Huysmans pour tourner autour soit de leur haine soit de la conversion qui s’y dévoile, mais avec en mains et pour la précision de l’attaque deux livres de Charles Baudelaire : Fusées et Mon cœur mis à nu qui sont, si l’on peut dire, les actes littéraires du procès Houellebecq que nous instruirons ici. Il n’est que de relire les fusées de Baudelaire envoyées contre son temps, les hommes et les idées contemporaines, pour saisir que l’écrivain soi-disant baudelairien de 2019 est loin, bien loin d’atteindre au sublime de la charge et à la grandeur de la critique – il n’est pas question pour le poète de haïr, il est évident pour lui qu’il faut créer encore pour écrire une condamnation et une imprécation digne de Prométhée en son surplomb et d’Orphée en sa reconquête. Pour mémoire, les premières fusées qui font la guerre menée par Baudelaire (à ne pas comparer avec le petit négoce littéraire de Houellebecq) sont : « Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister », « L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la Prostitution », « Qu’est-ce que l’Art ? Prostitution ». Et on comprend dans cet enchaînement des ténèbres et cette série du Mal ce qui a amené Michel Houellebecq à l’écriture de roman contre l’amour et contre l’art, dans l’imitation penaude et vulgaire de la grande critique tragique de Charles Baudelaire. On voit ici que le poète du spleen a embarqué l’écrivain du pire dans la jouissance du Mal alors qu’il ne s’agit pour Houellebecq que de vendre des romans de gare en nombre et sans joie. Jamais un tel commerce ne pourra atteindre à ce que Baudelaire voyait pour le Poète vivant en société : « Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre »
8.- Lovecraft justement. Parlons-en. Michel Houellebecq commence sa carrière critique dans les lettres françaises par un très court essai sur l’écrivain américain. The Outsiders qui est le titre original du recueil de nouvelles de Lovecraft : Je suis d’ailleurs et paru dans la collection « Présence du futur » chez Denoël, dit bien que si le passage de l’autre côté est le fait et le style d’écrivains comme Baudelaire ou Lovecraft lui-même, ce la se réduit chez Houellebecq à un jeu avec la littérature et à une manière d’imiter le propos pour constituer dans le politique une présence contre-révolutionnaire et réactionnaire, une action contre la pensée et l’art. Houellebecq est un acteur de la vie fasciste en France quand il profite de la haine de Lovecraft de l’étranger et de la peur baudelairienne de la modernité pour balancer sa marchandise antihumaniste et anti-démocratique dans les rayons des supermarchés et dans les papiers de la presse culturelle. Le fascisme chez Houellebecq tient à sa manière si particulière de renvoyer la vie et la pensée à deux déterminants et seulement deux déterminants : le sang et le sperme. Dans Extension du domaine de la lutte, dans le chapitre qui conte l’échec de Tisserand dans la séquence de la traque du nègre dans les dunes, les deux héros en finissent en concluant ainsi :
« – Le sang est partout.
– Je sais. Le sperme aussi est partout. Maintenant j’en ai assez. »
Le très court exergue de ce chapitre (le plus long et le plus violent du livre) dit : « ah, oui, avoir des valeurs ! … » Avec l’écrivain de roman Houellebecq, il n’est jamais utile d’aller très loin dans l’interprétation ou même le commentaire : le crime contre la vie se donne tel quel, brut de brut, les phrases et la littérature y déconsistent, tout le roman de Houellebecq est un hommage au rien, mais c’est ce rien qui meurt en tuant. Les valeurs de Michel Houellebecq : le sang et le sperme sont des valeurs fascistes quand c’est l’ordre du meurtre nouveau, du nègre, de la salope, qui est la grande politique du créateur de récit.
9.- Le Victor Hugo démocrate car plus qu’humaniste et plus que républicain, qui écrivait sur le théâtre et sur Shakespeare pour faire aimer l’humanité, le progrès et la vie citoyenne, hurlait déjà au visage blême d’un abbé Houellebecq fier de sa soumission aux forces des ténèbres et au Mal qui vient :
« La civilisation n’en a pas fini avec les octroyeurs de constitutions, avec les propriétaires de peuples, et avec les hallucinés légitimes et héréditaires, qui s’affirment majestés par la grâce de Dieu, et se croient sur le genre humain droit de manumission. Il importe de faire un peu obstacle, de montrer au passé de la mauvaise volonté, et d’apporter à ces hommes, à ces dogmes, à ces chimères qui s’obstinent, quelque empêchement. L’intelligence, la pensée, la science, l’art sévère, la philosophie doivent veiller et prendre garde aux malentendus. Les faux droits mettent parfaitement en mouvement de vraies armées »
L’humanisme de Victor Hugo est ici un contrepoison au nihilisme de Michel Houellebecq – souvent Hugo est plus efficace que Nietzsche pour le combat anti-nihiliste – : ce dernier perdrait tous ses moyens politiques et médiatiques face au grand homme de la république des Lettres. Et c’est aussi le chantre de la réaction littéraire tous azimuts qui en aurait perdu son latin et sa foi, Philippe Muray, qui, dans les années 80, inventa l’idée de droite de se faire antimoderne, incorrect et réactionnaire pour refaire souche et enracinement franciste (au sens de français et fasciste comme le mouvement politique d’extrême droite des années trente du même nom) dans les lettres. Houellebecq pour étendre la lutte contre le Mal et l’Homme suit de cela, sort de ces catacombes profondes et froides comme une tombe contre-révolutionnaire.
10.- Muray écrivait sur Céline pour Houellebecq qui le lisait – le nihilisme littéraire est une entreprise religieuse de dénigrement et de dénégation des créateurs de livres. Pour Philippe Muray comme pour Michel Houellebecq le roman doit être un système de destruction du livre, intégré et pour démoraliser les générations futures : au nom de la bible et au nom de Bernanos, souvent. Dans son Céline, l’essai dans lequel il renvoie Céline à son humanisme en tant qu’athée et à son antisémitisme en tant qu’écrivain fasciste et nihiliste (il a raison en cela), Muray positionne toute littérature en France comme honte d’être né écrivain et comme malheur d’être poète dans un monde sans foi ni loi, et surtout piégés que nous sommes puisque Dieu nous a abandonnés et que les Lettres jamais ne seront capables de nous redonner un Paradis et deux Ave Maria. Le regret éternel de Muray fonde le je-m’en-foutisme de Houellebecq. Si l’auteur de Soumission n’est pas Baudelaire quand il prend la posture du poète critiquant le monde moderne, il n’est pas non plus Muray au moment où il joue au grand inquisiteur des vices et des fautes de la modernité, parce que celle-ci ose enfin créer du neuf ou inventer la nouvelle littérature humaniste.
Le début du livre sur Céline mettait le jeune Houellebecq face à son drame et le poussait dans le dos pour réussir sa petite affaire nihiliste dans les années dix du 21ème siècle. On y lisait : « Quand ces hommes que les Romains appelaient les « ennemis du genre humain » pénétrèrent dans les temples et fracassèrent les têtes de bois des idoles païennes, ils virent s’en échapper des nichées de souris arrachées à l’ombre aussi confortable que sacrée où elles se reproduisaient depuis des siècles ». La démarche est guerrière, elle est chrétienne d’origine et ce sont les hommes qui créent, païens, athées, prométhéens, qui seront ainsi niés, non désirés et malmenés dans leur propre modernité.
11.- Air froid est une nouvelle de Lovecraft qui certainement a mis le feu aux poudres houellebecquiennes lorsqu’il s’est agi de détester le genre humain : c’était cela, écrire des romans pour déplaire aux humanistes, ou bien écrire des polars très glauques et très noirs comme Jim Thompson mais en français et pour les gares. Avec le Céline de Muray et la crise de civilisation que cela déclenche en lui, Houellebecq a vu tomber au crépuscule sur l’horizon le soleil noir nommé Lovecraft et jusqu’en 2019 il a traqué les Grands Anciens, il a écrit des romans dans le style qu’il croyait admirer du maître américain de l’horreur : il est dommage que chez l’auteur français cela se passe – l’horreur, l’horreur – sur un parking de supermarché à prix cassé ou lors d’une soirée entre copains dans une brasserie du centre-ville. On peut donc penser que l’écrivain Michel Houellebecq sort de là, de ça dirions-nous : il joue l’enfant qui a peur et qui, en petit lecteur tremblant face à l’horreur, prend le froid du racisme qu’il fantasme dans les nouvelles de Lovecraft et le chaud de la haine de l’autre dont il jouissait en aimant Muray comme un bon père. Il est important, ici, pour comprendre la première peur de Michel Houellebecq, de lire le début d’Air froid, la nouvelle de Lovecraft qui fait haïr le genre humain :
Vous me demandez de vous expliquer pourquoi je crains l’air froid, pourquoi je tremble plus que les autres dès que j’entre dans une pièce froide, et parais malade, pris de nausées, lorsque la fraîcheur du soir s’insinue sous la chaleur d’un après-midi de fin d’automne. Il y en a qui disent que je réagis au froid comme d’autres à une mauvaise odeur ; je suis bien le dernier à le démentir. Ce que je vais faire maintenant, c’est vous rendre compte de l’incident le plus abominable qui me soit jamais arrivé et vous laisser le soin de juger, de dire s’il existe une explication satisfaisante à ces réactions qui vous étonnent. C’est une erreur que d’imaginer l’abominable associé toujours indissolublement à l’obscurité, au silence et à la solitude. Moi, je l’ai rencontré dans la clarté d’un milieu d’après-midi, au sein d’une métropole trépidante, alors que je me trouvais soumis à la promiscuité que garantit une pension meublée de la catégorie la plus ordinaire, entouré de ma triste propriétaire et de deux hommes robustes.
La nouvelle finit par ce constat : car, comprenez-vous, je suis mort il y a aujourd’hui dix-huit ans.
Le « tout autre » de l’homme sans qualités houellebecquien est un monstre parce qu’il ne vaut, culturellement et même sexuellement parlant, ni le Père absent ni le Dieu abandonnique.
La naissance est un crime et le roman sa répétition, si ce n’est bêtement sa résurrection : dans Soumission, Michel Houellebecq se fait écrivain poussif et soumis à son sujet quand il laisse son personnage, un professeur d’université veule et collabo, ne pas décider de sa liberté d’agir et de penser et empêche son écriture de saisir un style, une forme littéraire que le sujet appelait. Soumission est un roman blanc comme on parle des mariages blancs et des blancs dans le discours oral : c’est le rien qui fait fondation, c’est la mort qui fait croire à la vie. Quand Houellebecq revient à Lovecraft, intellectuellement et idéologiquement, c’est pour défaire son écriture et passer au blanc sale la littérature noire que l’écrivain de Providence voulait la plus moderne et la plus réaliste possible : le monde de Lovecraft s’expose en plein jour dans les villes tentaculaires et les grands espaces américains. Le récit houellebecquien se mord la queue sans ouvrir les fenêtres. On peut illustrer ce dernier propos en citant encore une fois l’auteur raciste, c’est la fin du chapitre Rouen-Paris dans Extension du domaine de la lutte :
« Un cadre vient s’installer en face de moi, sans doute gêné par le nègre. Qu’est-ce qu’il fout là, lui ! (…) Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte. »
Ce n’est ni du Lovecraft raciste ni du Baudelaire réactionnaire en style indirect libre, c’est du Houellebecq tout craché, au nom du sang et du sperme, les grandes valeurs.
12.- C’est Frédéric Nietzsche, moqué par l’homme sans qualités au début de cet essai, qui emporte le morceau à la fin et permet de sortir, manu philosophicum, Michel Houellebecq de toute la poésie, de toute la pensée et de la vraie littérature.
Dans la première considération inactuelle du philosophe – qui est aussi son entrée sous forme de duel dans la vie philosophique –, David Strauss, l’apôtre et l’écrivain, on lit l’analyse nietzschéenne du bien connu « philistin de la culture », on pense ici que ce philistin-là a toutes les caractéristiques du nihiliste de bas étiage qu’est l’écrivain Houellebecq. Hommage à Nietzsche qui a vu venir, à l’époque de la Commune de Paris et des Illuminations de Rimbaud, la force vive de la bêtise littéraire du plus grand écrivain de nos dernières années sans époque – Michel Houellebecq est décidément un anti-romantique contre-révolutionnaire qui écrit en vain mais pour tenir à deux mains le beurre conservateur de toujours et l’argent du beurre fasciste français de demain.
Dans le texte de Nietzsche, il y a en effet cette déconstruction du personnage de l’écrivain français : « [Le philistin] profita cependant de l’occasion, avec cette sournoiserie commune aux natures viles, pour jeter le discrédit sur toute recherche quelle qu’elle fût et prôner les confortables certitudes. Ses yeux s’ouvrirent au bonheur des philistins : fuyant l’expérimentation sauvage, il se réfugia dans l’idylle et opposa à la soif inquiète et créatrice de l’artiste une certaine satisfaction placide, la satisfaction de sa propre étroitesse, de sa quiétude, voire de son horizon borné. Sans pudeur inutile, il montra du doigt tous les recoins cachés et secrets de sa vie, toutes les joies naïves et touchantes écloses sur les fonds les plus pauvres de son existence inculte, comme de modestes fleurs dans la tourbe de sa vie de philistin »
Contre Houellebecq, on recommence en France, comme le voulait Nietzsche contre le philistin David Strauss, à « chercher, expérimenter, détruire avec une tumultueuse ardeur, à faire naître tant de promesses, d’intuitions, d’espérances diverses et confuses », que les hommes sans qualités peuvent à bon droit craindre.
13.- En Europe, au début du 21ème siècle, il y aura eu une poésie et une littérature – la pensée et la vie qui vont avec – qui auront été empêchées par les romans de Michel Houellebecq, par les interventions médiatiques de Michel Houellebecq, par la réussite économique de l’édition des livres de Michel Houellebecq.
Ce fut le fait de son nihilisme, philosophiquement, et de sa bêtise, littéralement. On n’a pas pris au sérieux cette lâcheté active dans le ton et cette compromission avec les pires idées réactionnaires de ce temps, on n’a pas eu l’intelligence de la critique des années 70 en France pour prévenir ce mal dans l’être et arrêter nette cette évolution de la littérature : de la liberté vers la soumission, de la culture ou de l’art vers l’opinion.
Henri Lefebvre, en 1975, dans un grand livre de philosophie politique envisageait déjà qu’il y avait une contre-culture et une contre-révolution qui au nom de l’Etat, de l’Argent et de l’Ordre (les valeurs nihilistes que Michel Houellebecq glorifie pour défendre la Civilisation et la Vie dans chacun de ces romans français), ferait que notre poésie et notre création littéraire ne parviendraient plus à maintenir notre espèce en vie humaine, en vie très humaine. Dans Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres, on lit :
« Ce que Hegel n’a pas dit le voici : l’Etat salit, tue, détruit tout ce qu’il atteint : ce qui n’arrive pas à fuir. Rien n’y résiste, ni talent, ni spontanéité, ni style. Son hygiène cache fort bien la pollution mais interdit la fécondité (que l’Etat réserve à ses sujettes : les femmes). Le marché de la connaissance ou de l’art a plus d’un côté déplaisant ; il ne stérilise pas comme l’intervention – les subventions, d’ailleurs chichement accordées – de l’Etat. Pour Hegel, l’Etat parachève la capacité créatrice du savoir ; infini dans le fini, il termine le temps en s’établissant dans l’espace. Au contraire : l’Etat tue ce qui tente d’aller plus loin, et l’espace déborde sa compétence, finie par essence, qui trouve ainsi son terme et le principe de son auto-destruction. (…) De sorte que l’auto-destruction de l’Etat voué à sa fin entraînerait la fin de la terre et la mort de l’espèce humaine »
C’est le roman français de Michel Houellebecq qui derrière le nom d’Etat des choses voue aujourd’hui l’espèce humaine à sa destruction par l’Etat-monstre, contre la création et contre la liberté.
Alain Jugnon (Lyon, 1959)
Ecrivain, philosophe et dramaturge français. Il est professeur de philosophie au lycée Lamartine de Mâcon.