Notes en marge
Fedwa G.B
L’aphorisme n’est qu’une tromperie. La vérité est bien trop complexe pour tenir dans une formule. Pendant longtemps, c’était un art aristocrate que celui de la formule. Aujourd’hui, écrire de façon éclatée n’est plus une façon de se démarquer, c’est une conséquence naturelle de l’érosion de notre attention. Le luxe, ce serait de garder sa conscience entière, d’écrire de longs paragraphes sans limite de caractères.
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Le pari :
Dieu existe.
Dieu n’existe pas.
Ces deux formules veulent dire exactement la même chose.
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Je ne suis pas une énergumène. Je réfléchis. Je choisis. Je grandis. La vie est un oignon sans fin, couches en dentelles d’épreuves. Nous ne mourrons jamais. Nous transitons. La libido est une affaire d’esprit. Force de vie. Orange et clous de girofle. C’est l’heure de la fête. Les années sont abolies. Nous vivons un jour éternel et sous son soleil incandescent, nous brûlons d’inconfort. Dès lors, comment vivre ?
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Si tu penses que les autres n’en ont rien à faire de ta souffrance, c’est vrai. Les gens sont recroquevillés sur leurs plaies et sur leurs bidules du plaisir, ils n’ont pas le temps de regarder ailleurs. Ils sont hypnotisés par cette éternelle danse, entre plaisir et déplaisir. Et chaque fois que ce dernier pointe, ils ont une moue de dégoût et se retournent vite vers leurs bidules du plaisir, cherchant un divertissement rapide pour remonter la pente, et ainsi de suite.
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— Qu’est-ce que la beauté ?
— Le corps au repos.
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La nature est un phénomène de croyance, une invention pour s’affermir devant l’adversité et notre propre insignifiance face au monde, ici pour supposer une « humanité », une grandeur à s’appeler Homme et à s’opposer au reste du vivant.
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Je pensais que c’était ma fille et un désir de maternité qui s’exprimait par cette vision, mais ce n’était qu’une vision sublimée de moi-même, un désir d’être autre que moi-même, libérée de mes tares et du cumul des années.
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Sol Invictus.
L’époque, les hormones, les humeurs fugaces n’ont aucun effet sur moi. Je suis connectée directement à la source de la Vie Véritable.
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Quand elle disait qu’il faut aussi s’éloigner de la marge de temps en temps pour panser ses plaies, je ne l’entendais pas seulement comme les blessures résultant du statut de marginale, mais aussi celles que les marginaux s’infligent les uns aux autres, comme des coqs dans un enclos trop exigu qu’on aurait oublié de débecter.
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L’esprit affamé se dévore lui-même.
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Il n’y a pas de synonymes, chaque mot est une nuance radicalement unique sur la palette du langage.
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Quand j’écris, c’est avec et pour les autres, malgré moi.
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Je suis toujours en conversation avec le monde.
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Le travail de sape est lent. Le travail de reconstruction est encore plus lent. Et il faudra le faire plusieurs fois dans une vie. Voilà de quoi s’occuper admirablement.
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Mon savoir était alors limité aux contours de mon monde : ce que je voyais, écoutais et sentais au quotidien. Depuis l’arrivée du feed, mon savoir englobe la planète entière, ainsi que les innombrables discussions qui l’entourent, à tout moment de la journée. Quand je me connecte, mes sens sont hors-services. Je deviens un dieu omniscient, je n’en ai ni la gloire ni la force.
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Je me suis accommodée de la mauvaise mécanique de l’existence.
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— Comment je comprends ?
— Je sens.
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C’est à l’ouverture du premier McDo à Agadir que j’ai ressenti pour la première fois l’absurdité de l’existence. Sous les lumières fluorescentes de la salle, les narines saturées des parfums gras et fades, j’ai fait pour la première fois l’expérience de la perte de sens. Je devais avoir six ans.
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Il ne faut pas renoncer à regarder, à examiner et à décortiquer. Tourner son dos au monde, au nom d’une forme dégénérescente du « self care », c’est là justement jouer le jeu du système sans rien y gagner : car le repli sur soi n’a jamais guéri personne de l’anxiété. C’est aux prises avec le monde et ses troubles que l’on retrouve son épicentre de calme et de confiance.
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Dorénavant, tout échange avec autrui sera condamné à l’incomplétude.
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Il se passe tellement de choses laides que je me surprends parfois à espérer me réveiller dans le théâtre magique du Loup des steppes, pour me rendre compte que tout cela n’était qu’un songe, que les cadavres ne sont que des figurines amochées par le jeu innocent d’un enfant. Mais cela n’arrive jamais et je continue à être ivre de réalité.
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Sur la terrasse de mes espoirs éclatés, je me suis abandonnée à l’être.
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Nous exigeons de la femme et de l’homme moderne d’être infiniment adaptables, de traverser le chaos sans se laisser troubler, pour continuer à produire à un rythme régulier. C’est pour cela que nous avons autant besoin des philosophies du renoncement et de la constance au milieu de la tempête telles que le stoïcisme. Toutes les philosophies sont utiles, mais leur récupération par la culture dominante est toujours un symptôme à examiner avec vigilance.
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Pendant longtemps, l’homme s’est cru être l’ossature du monde.
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En nous connectant, nous mettons à nu toute la virtualité qu’a été l’aventure humaine jusqu’ici.
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Dans toutes ces tergiversions sur la nature humaine, nous avons oublié que nous sommes des animaux sensibles. Notre nature première, c’est cela. Tout en terminaisons nerveuses, nous vibrons au contact du monde, nous sommes tout entiers résonnance. Et tous les efforts pour faire de nous des êtres raisonnables ne servent à rien si l’on n’intègre pas cette vérité première.
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La conscience malheureuse est toujours centrée sur le sujet.
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L’industrie de la thérapie propose un arsenal d’outils (coping skills) dont le but inavoué est de rassurer toutes les classes sociales dans leurs positions actuelles, pour leur donner bonne conscience.
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blissmania, n.f.
– un sentiment de joie doit toujours être poussée vers sa forme totale : la félicité.
– la conviction d’avoir un droit inaliénable au bonheur.
– la recherche, par tous les moyens, de cet état de félicité avec la certitude de pouvoir le posséder un jour. La certitude, jamais l’évènement.
– prétention bourgeoise au bonheur comme droit universel.
– phénomène timidement critiqué par la notion de « toxic positivity », notion qui reste finalement sage et positive. C’est-à-dire qu’elle ne menace pas l’ordre bourgeois.
– quête de bonne conscience quand celle-ci devient une impossibilité.
– désir de me fuir, de me laver de qui je suis, de substituer à une faiblesse interne un système d’exploitation externe.
– tentative moderne de donner un sens à la souffrance humaine.
Nous avons déjà la vie éternelle. Ce que nous cherchons, c’est la subjectivité éternelle.
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Le style n’est-il pas le condensé de nos faiblesses, de nos particularismes ?
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L’essence même du monde est un récit.
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Le capitalisme est une pulsion comme une autre. Capitaliser, accumuler, croitre sans but. C’est une poétique de l’excès. C’est notre rapport à cette pulsion qui change à travers l’histoire, nous l’élevons en Morale puis en Raison et nous n’arrivons plus à voir l’infini des possibles en dehors de cette logique faite vérité, de sorte qu’une partie des désirs humains est prise pour la totalité.
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Le mensonge est impossible.
Dès que je commence à me formuler, dans ma tête, le mensonge que je vais dire, il devient une conviction.
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L’espace virtuel consacre de façon définitive les pôles tragiques et ludiques de la vie. Pôles qui se valent et s’entre-chevauchent. Nous cessons de nous voiler la face. Nous mettons à nu toute la virtualité qu’a été l’aventure humaine jusqu’ici.
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— Pourquoi ça ne marchait pas ?
— J’essayais d’écrire comme un homme, de faire des jeux de mots et d’esprit, d’épater la galerie.
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Bleu invincible.
La limite du logos, son précipice. La fin de tout discours. C’est quand nous avons l’humilité de nous taire et d’écouter le bruit inarticulé du monde.
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Cynisme : peur panique du bonheur.
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Ce que j’ai appris d’Ibn Sina :
La nécessité de penser l’évident.
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Tayri.
Chez nous, l’amour est une fièvre.
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L’escargot dans mon pot de fleurs m’a appris ceci : un jour, la coquille sera vide et rien de cela n’aura plus d’importance.
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La mort comme une simple déconnexion.
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Typologie des plaisirs :
– Plaisir triste et tendre.
– Plaisir malin et farouche.
– Entre les deux, il n’y a que des variations infinies.
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En mon centre, il n’y a pas de noyau : c’est un espace creux, le jeu de lumières et de formes que reflètent mes couches superposées et autour d’elles, les couches d’un monde autre et fauve.
Mon cœur est un losange de vide. Mon corps, une réalité morbide.
Entre les deux, un flot de vie ininterrompu fait tenir l’édifice fragile. C’est cette eau qui coule en pente douce que l’on croit sonder lorsqu’on parle d’âme. C’est pourtant vrai qu’elle est éternelle, car entrer et sortir de la conscience n’est pas disparaitre. Le monde existe par-delà la conscience. Il est sourd est aveugle, tout comme nous, pendant une infinité de temps.
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— Qu’est-ce qu’une femme ?
—C’est tout ce dont on n’a pas voulu pour faire un homme.
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Le seul moyen de guérir : démissionner de toute ambition.
Il faut faillir à tous les devoirs, c’est le seul moyen de parer au dérèglement intérieur.
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La maison aussi est une écologie et elle ne répond pas seulement aux besoins de sûreté, en y ajoutant que la sécurité n’est pas que matérielle, elle est aussi mentale et affective. Ce n’est pas le simple contenant de nos corps et de nos objets, mais un espace pour rêver et se transcender. Une maison dont l’écologie est propice à la vie véritable est un savant équilibre entre le calme et le bruit, le plein et le vide, la lumière et l’ombre, la solitude et la communauté. Chaque chambre a sa fonction et de préférence sa couleur : bleu pour dormir, jaune pour réfléchir, rouge pour s’activer. Maintenant, quand l’espace devient un luxe et que la sphère privée ne répond plus qu’aux besoins pratiques, habiter le monde devient impossible.
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Œuvre : esquisse d’une obsession.
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La compréhension est une affaire de répétition sans fin.
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Aujourd’hui, je sais que mon corps est ce qu’il est : une tentative de la nature comme une autre. Mais à une époque pas très lointaine, alors que je me familiarisais avec mon devenir féminin, il était fait grand cas d’un certain idéal physique, inhumain, contempteur du corps animal, identité totale de la femme. Cela aussi contribue au blues de l’été, mais je me soigne.
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Pour mon bonheur aussi, je dois beaucoup travailler. Je ne peux jamais souffler.
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Nous sommes des objets et inévitablement, nous nous étiolons. Nous penser d’abord comme sujets, voilà ce qui nous rend difficile d’accepter les variations de la vie et de la mort, variations sur le même thème.
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L’écriture est toujours une transgression de la langue. L’étranger, le barbare, est celui qui travaille le plus la langue, qui la réveille de ses usages limitants, qui lui ébauche un avenir.
Trahir la langue, c’est la servir, autrement.
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Prière du soir.
Prier les dieux inconnus de continuer à nous laisser tranquilles.
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La souffrance est une expérience et pas une identité. La souffrance est une épreuve collective et ce n’est pas ce qui fait mon unicité.
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C’est l’ambivalence et les tentatives manquées de se faire approuver, non l’inadaptation en soi, qui font souffrir.
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Ce qui me gêne dans ce texte, c’est l’utilisation du terme « autre » ou « autrui » à répétition, sans jamais les adoucir. Mais l’altérité est-elle jamais douce ?
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Tout texte doit avoir une fin. Calculée ou provoquée.
Fedwa G.B. (Agadir, Maroc)
Traductrice, elle tient un blog littéraire où elle partage ses retours de lecture.
Elle s’essaie actuellement à l’aphorisme (www.notesenmarge.blog).