Notes sur le cinéma des créateurs
Alain Jugnon
« N’est durable que ce qui est pris dans des rythmes.
Plier le fond à la forme et le sens aux rythmes. »
Robert Bresson« Le nouveau théâtre sera alors plus que le théâtre,
il sera aussi un mouvement culturel
et d’une certaine manière politique. »
Pier Paolo Pasolini
Le cinéma doit créer l’image qu’il faut pour promettre.
Le cinéma doit devenir le dernier universel qu’il faut.
Le cinéma est une idée neuve révolutionnaire ou plus rien.
Le cinéma des créateurs rythmera les vies et les travaux.
Le cinéma des créateurs veut un texte d’auteur, élaboré politiquement, impur poétiquement.
***
Le cinéma des créateurs sera nécessairement une œuvre théorique et théâtrale : ce sont les mêmes mots et les mêmes corps qui seront mis en jeu sous formes de concepts, de percepts et d’affects. La théorie au cinéma, c’est le théâtre : voir Pier Paolo Pasolini et Robert Bresson. Le théâtre au cinéma, c’est du politique et du poétique : lire André Bazin et Jean-Luc Godard.
Si je veux donner un but au cinéma, dans les années vingt du 21ème siècle, ce serait celui-là (ce qui serait politique et poétique) : augmenter la lecture du réel d’un nouveau théâtre qui montrerait la vérité des corps et des gestes humains. Ce cinéma serait la part joyeuse et visible des créateurs de films. Ce cinéma chercherait à inventer un théâtre des matières en ne suivant plus le fil conducteur de l’esprit. Comme le voulait Pier Paolo Pasolini, qui annonçait en 1968 : « Venez assister aux représentations du « théâtre de parole » avec l’idée d’écouter plutôt que de voir (restriction nécessaire pour mieux comprendre les mots que vous entendrez, et donc les idées, qui sont les réels personnages de ce théâtre. »
De la même manière (pour essayer ici une méthode de lecture du cinéma des créateurs), lire la prose de Stéphane Mallarmé, ce ne peut être voir quelque chose comme si l’on volait en hauteur et en beauté l’âme du poète, non, car lire cette prose, c’est comprendre quelque chose quand on entend les idées jouer sur la scène humaine du théâtre concret des corps en vie : « Il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément à quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun : car sitôt cette masse jetée vers quelque trace que c’est une réalité, existant, par exemple, une feuille de papier, dans tel écrit – pas en soi – cela qui est obscur : elle s’agite, ouragan jaloux d’attribuer les ténèbres à quoi que ce soit, profusément, flagramment. »
De la même manière, lire dans les notes pour le cinématographe de Robert Bresson cette théâtralité qui est aussi un théâtre des corps, une machinerie dont l’enjeu poétique se fabrique force politique (la démocratie athénienne inventait le théâtre comme le cinéma contemporain pourrait donner dans l’avenir proche un nouveau théâtre politique, en le jouant présent dans son plan de production : un cinéma du commun pour le commun, des films communistes par-là). Robert Bresson pensait-il à cela en écrivant cette note : « Ton génie n’est pas dans la contrefaçon de la nature (acteurs, décors), mais dans ta manière à toi de choisir et de coordonner des morceaux pris directement à elle par des machines. »
Pour un cinéma des créateurs, pour un théâtre des machines, pour une politique des poètes du film et de la mise en scène.
Bien avant Pasolini et Bresson, le cinéma des créateurs naît formellement et politiquement dans les années 20 du 20ème siècle dans les textes d’Eisenstein pendant la révolution russe. Ce cinéma politique et poétique naît du conflit : l’art du cinéma se construisait pour le cinéaste soviétique comme une science de l’homme vivant. La trace mallarméenne trouve là son pendant directement communiste : les masses se font spectactrices en entendant les films qui contiennent concrètement les idées qui refont à neuf la société. Le cinéma de la société est ici révolutionnaire (techno-scientifiquement et littéralement). Eisenstein, en son temps, avait des accents philosophiques que Pasolini retrouvera dans les années soixante – cinéma « intellectuel » chez l’un, théâtre des « idées » chez l’autre : « Dans le creuset de la flamme dialectique se fond le nouveau facteur de l’édification. Se forge le nouveau réflexe social. (…) [Il s’agit de] faire cabrer le conflit intérieur et, par une solution dialectique, de fournir aux masses spectatrices une nouvelle incitation à l’action et un nouveau moyen de vie créatrice (…). Rendre la sensualité à la science, sa flamme et sa passion au processus intellectuel. Plonger le processus mental abstrait dans le bouillonnement de l’agissante pratique. Rendre à la formule spéculative émasculée toute la splendeur et la richesse de la forme charnellement ressentie. Donner à l’arbitraire formel la netteté d’une formulation idéologique. Voici le défi que nous lançons. Voici les exigences que nous notifions à l’ère de l’art qui vient. » (Au-delà des étoiles, 10/18, 1974) C’était le défi que Pasolini lança au théâtre moderne en 1968. En d’autres termes, ce que Pasolini et Bresson ont fait politiquement et poétiquement au théâtre et au cinéma, au corps dans le film, sur scène et au geste dans la société, ne peut être dit révolutionnaire que si on saisit intellectuellement la dynamique de la dialectique révolutionnaire chez Eisenstein. Pour fabriquer au 21ème siècle un cinéma des créateurs, « il suffit de rester fidèle aux principes du théâtre de Parole, c’est-à-dire à un théâtre qui soit avant tout débat, échange d’idées, lutte littéraire et politique, sur le plan le plus démocratique. » Principes établis en 1968 par Pasolini et rêvés par Eisenstein pour le cinéma en 1929. Le temps ne passe pas, il change le monde.
Le cinéma des créateurs est un cinéma d’idées politiques pour une société poétique : qui se produit elle-même à travers les œuvres d’art qu’elle invente au nom de l’humanité. La démocratie serait alors le seul régime de gouvernement des hommes et des femmes qui attache la citoyenneté à la création des œuvres d’art par les hommes et les femmes seulement.
Dans le cinéma des créateurs toute la place, à l’image, est donnée à la création littéraire. C’est le modèle Flaubert de la littérature qui peut représenter le mieux la contradiction vivante à l’œuvre dans un tel processus cinématographique, selon ce coup de gueule de l’auteur de Madame Bovary (qui est à la prose ce que le discours impur est au Godard de A bout de souffle, une révolution du rythme et du langage) : « Il y a deux hommes en moi. Littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il produit ; celui-là aime à rire et se complaît dans les animalités de l’homme… » (Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852)
Le cinéma des créateurs produit matériellement les lecteurs et les spectateurs dont la société a besoin pour tout changer, tout libérer, tout révolutionner. Une certaine société, certainement moderne, certainement anticapitaliste : pour qu’un cinéma des créateurs soit libre et heureux, il est nécessaire que l’artiste aime rire et cherche la vérité. Les moyens de son art sont ceux qui produisent concrètement une nouvelle idée politique, un nouvel humanisme et de nouveaux modes d’existence pour les lecteurs et les spectateurs des films. Ma propre expérience, concernant cette libération citoyenne de mes capacités de création, aura consisté à voir à vingt ans deux films : Citizen Kane d’Orson Welles et L’amour en fuite de François Truffaut. Deux films créés pour individuer et révolutionner sans s’identifier et sans pathos : un pur bonheur, la naissance du désir de créer par soi-même.
Le cinéma des créateurs raconte toujours la naissance de l’acte de création chez un lecteur ou chez un spectateur. Un peu ce que le narrateur des Chants de Maldoror expérimente en devenant le comte de Lautréamont : un lecteur enhardi parle aux lecteurs embarqués par les phrases et les interpellations du poète. Même interpellation en « lecteur enhardi » chez Orson Welles, et bien sûr chez Truffaut, ce sont les maîtres de l’image-temps, de l’image qui pense et informe en ordonnant le temps de vivre et de mourir des êtres humains qui les approchent et puis les touchent.
Chaque film du créateur au cinéma est une épiphanie. Au sens de James Joyce dans Stephen le héros, le roman où il met en forme la théorie et le théâtre de cette manière d’être au monde : devenir un écrivain, un poète, un dramaturge et un penseur. Dans le roman, cela donne ce moment :
« Tu crois qu’elles vont comprendre ce que tu racontes sur l’amour ? – Je n’en sais rien, au fond, dit Stephen : je n’idéalise pas les filles que je rencontre chaque jour. Je les considère comme des marsupiaux… Quoi qu’il en soit, il me faut exprimer ma nature. – Tu peux toujours écrire des vers, fit Cranly. – Je sens la pluie, dit Stephen. – Il s’arrêta sous une branche d’arbre en attendant les gouttes qui allaient tomber. Cranly, debout près de lui, observait sa pose, et son visage exprimait une satisfaction caustique. » (James Joyce, Stephen le héros)
Au cinéma chez les créateurs de film, cette épiphanie joycienne donnerait un plan remarquable chez Welles ou une séquence mémorable chez Truffaut : quand le cinéma prend. Il y faut la pluie pour mettre en forme le matérialisme de toute image vraie au cinéma. La pluie est plus qu’une métaphore chez Joyce, c’est le système de son écriture, c’est le jeu de sa poésie objective : la pluie appelle la matière cinéma du rapport politique au monde des idées. Il s’agit tout autant d’une pluie d’idées (comme chez Eisenstein) que d’une pluie de sensations (comme chez Bresson). La pluie définit le rythme cinématographique des images vraies du cinéma des créateurs.
Voyons ce film. Aimons ce cinéma.
Stephen, le héros du roman de James Joyce, se promène comme il le fait tout le temps dans Dublin, et observe un groupe d’étudiantes qui, telles les jeunes filles de Proust, sont des fleurs sous les nuages :
« Le papotage des jeunes étudiantes lui parvenait comme une rumeur lointaine, en pulsations espacées. En levant la tête, il voyait la retraite des nuages au-dessus du pays balayé par l’averse. Rapide et légère, la pluie finissait, mais s’attardait encore, grappe de diamants, parmi les arbustes de la cour, où montait l’haleine de la terre noircie. Les compagnes abritées par la colonnade quittaient leur refuge avec force coups d’œil méfiants, bruits clairs de bottines coquettes, jolis retroussis de jupons, sous la frêle armure des parapluies, savamment inclinés. Il les regarda s’en aller vers le couvent – corridors discrets, dortoirs bien sages, chapelets d’heures tranquilles – cependant que les nuées de la pluie se retiraient vers l’ouest et que le bavardage des jeunes gens parvenait jusqu’à lui en pulsations régulières. »
Chaque plan (chaque diamant) d’un film réalisé par un créateur de cinéma est une épiphanie : il produit un monde qui n’existait pas avant la création du film par le créateur. La pluie au cinéma est ainsi nécessairement le marqueur d’une considération matérialiste et politique de l’art de filmer : telle séquence tragique chez Mizoguchi, tel travelling chez Welles encore.
Le cinéma des créateurs est un art inframince et ténu des rythmes qui fondent puis forgent les vies majuscules des femmes et des hommes à la recherche de leur propre création et de leur grand amour.
Au cinéma, quand on regarde bien, quand on pense et ressent, quand on joue et se prend au sérieux, au long des chansons d’amour, au large des guerres qui ont lieu, au cinéma, on cherche un monde nouveau fait des données nouvelles que des corps et des gestes nouveaux nous ont donné à vivre, à voir, à croire : pas question ensuite de nous parler d’illusion d’optique ou de double articulation du langage dans l’humanité. Le cinéma des créateurs a ainsi montré notre futur de vivants et de combattants.
Quand Eisenstein défendait l’idée que le cinéma ne se crée qu’à partir de la forme que prend l’idée politique à l’écran, il affirmait une poésie objective du film : le cinéma des créateurs fait la révolution humaniste avec des films, au cours de la révolution elle-même. Ce cinéma n’administre rien, il n’ordonne rien, il ne planifie aucune économie ni ne réalise aucune théorie officielle, ce cinéma change le monde. Eisenstein écrivait en 1932 dans le journal Kino : « Dans la seizième année de la révolution, le travailleur du cinéma ne peut plus rester « au service » de la révolution – il doit « en faire partie ». Sinon, le cinéma n’existera pas. La forme, c’est avant tout l’idéologie. Et l’idéologie ne se prend plus « en location ». La nature n’a pas prévu de centre de distribution d’idéologie aux ayant-droit. Or, sans une idéologie totalement assimilée par le travailleur-créateur, qu’attendre de lui sinon les fades platitudes du quotidien au lieu des grands événements qui nous entourent, et un point de vue « administratif » sur tout ce qui doit brûler d’enthousiasme pour la construction du socialisme ? » (Au-delà des étoiles, Editions 10/18, p 240 et 241)
Ce qu’Eisenstein appelait encore « idéologie » en 1932, nous le nommerons en 2022 : philosophie de la vie et nouvel humanisme. Pensée du cinéma, art du film. Sans idées, le cinéma français ne fait plus le monde, le cinéma américain ne change plus la vie. Il y a toute la place libre pour un autre cinéma, cinéma d’ailleurs et cinéma d’ici : je suis à Carthage, je regarde l’Occident en face. Pour un cinéma qui fait face.
Le cinéma des créateurs est un cinéma inventé par les travailleurs du cinéma que sont les citoyens des démocraties dans le monde : là où, au centre des villes, les salles de cinéma (les lieux de vie pas les complexes industrieux) ont un visage humain et où les journées cinématographiques sont faites pour rassembler les esprits et les corps des vivants et combattants du quotidien.
Par ailleurs, le cinéma des créateurs est évidemment le cinéma des écrivains dont parle Gilles Deleuze dans Dialogues, le livre de philosophie de la littérature qu’il écrivit avec Claire Parnet.
Le cinéma des philosophes, quand ils sont deleuziens, est un cinéma qui mise tout sur la création des phrases, des scènes et des plans qui changeront la vie et transformeront la société. A la fin du livre Dialogues de Deleuze et Parnet, il y a un chapitre qui s’intitule Politiques, avec un « s ». Ce chapitre commence ainsi : « Individu ou groupes, nous sommes faits de lignes, et ces lignes sont de nature très diverses ». Gilles explique à Claire qu’il existe deux sortes de lignes (que nous sommes) : les lignes segmentaires ou molaires et les lignes moléculaires (ou révolutionnaires ajouterait Félix Guattari). En deux mots, si la ligne molaire nous découpe en tous sens : la famille/la profession, le travail/les vacances, l’armée/l’usine, la ligne moléculaire, elle, trace des petites bifurcations, elle fait des détours, elle esquisse des chutes et des élans, en gros : elle n’a pas de programme, elle fait un diagramme. En même temps, comme dit Deleuze, il y a comme une troisième ligne, une ligne de fuite, une ligne qui passe entre les deux autres ou à travers ou dedans : cette ligne-là nous la fait jouer danseur ou étoile qui naît du chaos, la vie devient alors bien plus rhizomique, schizo-analytique et micropolitique. Deleuze nomme cette troisième ligne, ligne de rupture ou ligne de la panthère rose, elle est la ligne qui file à l’intérieur du plan des créateurs du cinéma, le devenir-imperceptible, qui ne regarde qu’aux mouvements, à l’immanence, qui est la ritournelle : les petites inventions de quelqu’un qui marche dans la rue. Tout le cinéma des créateurs est accordé et appuyé à quelqu’un qui marche dans la rue : le style fait homme dans le plan.
Il y a donc, lisible et remarquable, cet hommage au Sud chez Deleuze, cette vision d’un cinéma micropolitique d’auteur pour un autre film, un autre espace, une autre écriture, altérité qui serait visible au montage : le peuple n’y manquerait plus jamais : « Les grandes ruptures, les grandes oppositions sont toujours négociables ; mais pas la petite fêlure, les ruptures imperceptibles, qui viennent du sud. Nous disons « sud » sans y attacher d’importance. Nous parlons de sud, pour marquer une direction qui n’est plus celle de la ligne à segments. Mais chacun a son sud, situé n’importe où, c’est-à-dire sa ligne de pente ou de fuite. Les nations, les classes, les sexes ont leur sud. Godard : ce qui compte, ce ne sont pas seulement les deux camps opposés sur la grande ligne où ils se confrontent, ce qui compte, c’est aussi la frontière, par où tout passe et file sur une ligne brisée moléculaire autrement orientée. Mai 68, ce fut l’explosion d’une telle ligne moléculaire, irruption des Amazones, frontière qui traçait sa ligne inattendue, entraînant les segments comme des blocs arrachés qui ne se reconnaissent plus ».
*Texte prononcé aux Journées Cinématographiques de Carthage 2022.
Ce texte est inclus dans un livre qui va paraître aux Editions de la cruauté (Montréal, 2023).
Alain Jugnon (Lyon, 1959)
Ecrivain, philosophe et dramaturge français. Il est professeur de philosophie au lycée Lamartine de Mâcon.