Notes sur les formes graphiques du Manifeste Communiste
Juan Palao
Au temps du spectacle intégré, le graphisme retient encore un lien avec l’écriture, se constituant ainsi comme un mot de passe face aux mots d’ordre. Dans la lecture des créations graphiques modernes, nous croyons pouvoir déceler des agencements et des lignes de fuite. Juan Palao, professeur d’histoire du graphisme, consacre une série de textes (Rubrique Optica) pour décrypter le discours porté par les couvertures de livres…
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Peu de publications articulent aussi clairement leur contenu à leur titre que le Manifeste du parti communiste, rédigé et publié pour la première fois en 1848 en allemand à Londres par Karl Marx et Friedrich Engels. Manifeste, mais aussi déclaration, position, pamphlet, affiche argumentée, ce texte à quatre mains est une commande prise au sérieux. S’adressant à tout le monde, mais spécialement aux Allemands, la couverture est imprimée en caractères gothiques (figure 1), comme il est d’usage en Allemagne au XIXe siècle, où on n’adopte totalement les caractères romains qu’après la Seconde Guerre mondiale. Á vrai dire, les caractères gothiques ne sont déjà plus d’usage dans la première édition d’un autre texte fondamental de Marx, le premier tome du Capital, publié à Hambourg en 1867, qui emploie plusieurs caractères romains plus ou moins gras, avec et sans empattements (figure 2). Cette couverture en gothiques du Manifeste de 1848 n’inclut pas les noms des auteurs, puisque le texte veut justement parler au nom d’un parti, pas n’importe lequel d’ailleurs, et non d’individus, si brillants soient-ils.
Nous renverrons à Spectres de Marx : L’Etat de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale de Jacques Derrida, de 1993, pour éviter la prétention d’expliquer ici l’actualité de Marx en 2023. Ces notes se contenteront de rappeler que dans ce manifeste il est beaucoup question du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie, et qu’il constitue donc un classique, une lecture de culture générale dont il serait bon d’étendre la diffusion à tous les âges et langues, et pour tout lecteur ou lectrice. Une diffusion massive et qui aujourd’hui est tout à fait envisageable grâce à internet. Le marché du livre a été témoin des profondes manifestations des sociétés depuis la généralisation du capitalisme.
Un manifeste, et même celui de Marx et Engels, est aujourd’hui un livre marchandise, conçu essentiellement pour être vendu. Sa fonction politique première est éclipsée par sa valeur marchande. Les couvertures des éditions contemporaines du Manifeste du parti communiste cherchent une place dans une économie du livre saturée de produits qui se succèdent sur une chaîne de brève promotion et mise en dépôt, pour finir parfois au pilon. Seule la vente de livres en ligne assure une certaine permanence des éditions. Les librairies indépendantes, là où elles existent encore, subissent trop de pressions financières pour pouvoir maintenir des fonds conséquents.
La prestigieuse maison d’édition britannique Penguin Books a, ces dernières années, publié le Manifeste en anglais avec des couvertures qui constituent des partis pris peu ambigus. Ainsi, une couverture de 2004 (figure 3) renvoie le texte à son contexte historique, avec la reproduction d’un tableau d’époque, classique, aux accents du nationalisme allemand, avec un traitement typographique sobre et classique, incluant mention de la maison d’éditions, les auteurs et le titre. Cette couverture réduit l’actualité du contenu politique du texte, et s’intègre dans un conservatisme efficace, sans risques, aux antipodes toutefois de l’esprit des auteurs.
En 2018, une autre couverture du même livre et de la même maison d’éditions propose une démarche radicalement différente. Il s’agit maintenant de rajeunir le livre, de le vendre comme un livre pour comprendre le présent, avec comme élément d’attraction une introduction de l’économiste grec et ancien Ministre d’économie du gouvernement malheureux de la formation Syriza, Yanis Varoufakis. Ce nom apparaît sur la couverture dans une taille de police à peine plus petite que celle des auteurs, qui eux-mêmes sont mentionnés avec des tailles de police différentes, les caractères du nom de Karl Marx étant plus grands que ceux d’Engels. Quelqu’un, peut-être le graphiste, aurait estimé que Karl Marx serait plus vendable.
Le titre apparaît en rouge, dans une composition qui joue sur la longueur d’une grille modulaire au bord droit, insérant une partie du titre dans un sens de lecture perpendiculaire. Le travail graphique, inspiré probablement des affiches de Paula Scher pour The Public Theatre, inclut même deux citations qui remplissent les derniers espaces vides. La typographie combine des polices avec et sans empattements.
Contrairement aux intentions claires et divergentes au sein de Penguin Books, les couvertures des éditions arabes du Manifeste semblent être conditionnées par une certaine retenue, voire de la prudence (figures 5 et 6). D’un point de vue du graphisme, la retenue ou la prudence témoignent d’une attitude un peu défaitiste. On dirait qu’il s’agissait de trouver une solution plutôt que d’exploiter le potentiel d’une commande. Cette prudence peut se comprendre pour des raisons contingentes, comme le contexte politique de publication, ou les pratiques déjà en place au sein des maisons d’éditions concernées. L’édition de 1974 de la maison d’édition Dar al-Taqaddum, dans l’URSS de l’époque, est d’une extrême simplicité. La couverture mentionne seulement les noms des auteurs et le titre, en grands caractères, à deux couleurs, rouge et blanc (figure 5). Celle de 2017 de la maison d’édition irakienne Manshurat al-Jamal est à peine plus riche (figure 6). Elle inclut cette fois la mention du nom du traducteur, et des portraits des auteurs, dans une composition à la fois rétrograde et rétrospective. Rétrograde, parce qu’elle s’inscrit dans la continuité l’esthétique soviétique du culte de la personnalité des grandes figures idéologiques canonisées par l’État totalitaire post-stalinien. Rétrospective, parce que les portraits ne sont aucunement traités pour qu’ils disent autre chose que ce qu’ils disaient déjà du temps des auteurs.
Le graphisme contemporain dans le monde arabe ne peut plus se permettre le luxe d’aborder naïvement, comme une simple commande professionnelle, le traitement politique et esthétique d’une couverture d’un livre aussi emblématique. Nous appelons les jeunes graphistes arabes à s’approprier ce type de documents comme un chantier d’engagement et de dépassement des héritages plombés par un passé irrécupérable.
Juan Palao (Madrid, 1978)
Philologue et traducteur. Il enseigne l’histoire du graphisme à l’ESAV Marrakech