Pas de littérature sans sublimation

Gerald Moore
GM : Reprenons cette question vraiment intéressante de ce qu’on veut dire par littérature, l’espace de l’imprévisible, de l’improgrammable, et du rapport de la littérature à quelque chose comme la responsabilité. L’une des choses que l’on commence à voir vraiment dans la littérature de la période après-guerre, alors évidemment en passant par Perec et Duras et Blanchot, est ce qui semble être la réduction constante de l’espace qu’il reste pour les tentatives littéraires d’essayer de construire une sorte de rédemption. La question devient, alors, comment peut-on se servir de la littérature pour créer quelque chose de nouveau sans simplement régénérer les mêmes bêtises, « la même vieille foutaise », ce qui est une phrase de Michel Houellebecq en parlant du retour éternel de Nietzsche. Dans une certaine manière on peut voir toute la littérature et philosophie des derniers soixante ans comme des versions retravaillées de l’éternel retour de Nietzsche. Houellebecq n’en est pas une exception. Dans Les Particules élémentaires par exemple, il y a deux reconstructions parfaites de l’éternel retour, pas du tout conventionnelles. Il y a une figure nietzschéenne transgressive de quelqu’un qui affirme la poésie et la débauche dionysiaque. Et cela ne le mène nulle part, à part le suicide et les asiles, etc. Et il thématise aussi la fabrication technologique du surhomme à vie infinie. Houellebecq retravaille à peu près les mêmes idées – l’humoriste déprimé et le clonage, un cycle interminable de renaissance – précisément dans La Possibilité d’une île. Il est lui-même coincé dans une sorte d’éternel retour, il réécrit le même livre en essayant d’en faire quelque chose de neuf à chaque reprise. Ce qu’on avait avec Perec et toutes les écritures expérimentales du groupe OULIPO était une pareille tentative de créer quelque chose de neuf dans un climat de la marchandisation de l’art, où tout ce qui était nouveau était immédiatement marchandisé et détruit. Et il y a quelque chose de très similaire, je crois, chez Marguerite Duras. C’est la question de Deleuze d’être un peu alcoolique ou un peu schizophrène : comment étendre la représentation jusqu’à capter du nouveau sans s’effondrer dans le non-sens ? Ainsi, chez quelqu’un comme Duras, on trouve des romans qui sont toujours sur le point de devenir un courant de conscience incompréhensible. Et je crois qu’on doit situer Houellebecq dans cette tradition de la recherche de la nouveauté mais où il semble qu’il n’y en a plus – seule la répétition de l’identique quoiqu’à marques différentes. Alors le genre d’écriture expérimentale qu’il choisit c’est de faire des copiés-collés de Wikipédia pour remplacer des descriptions des hôtels où il est resté. En fait ceci est très intéressant. Quand on le lit, on se rend compte qu’il s’agit d’un avatar, d’une brochure, et que c’est censé l’être. Et c’est exactement ce que faisait quelqu’un comme Baudelaire dans « Le Spleen de Paris », qui est composé de bouts qui se digèrent immédiatement, et qui peuvent être oubliés, et ce n’est qu’en le relisant qu’on y trouve de la profondeur.
BS : Je crois bien comprendre ce que tu dis, et en même temps, je ne suis pas convaincu. Quand tu parlais de l’éternel retour, de la « vieille foutaise », là on pourrait dire que finalement, je dis presque la même chose que Houellebecq. En fait, d’abord je crois que l’éternel retour de Nietzsche est quelque chose qu’il faut continuer à interpréter, et sur des bases tout à fait nouvelles, en particulier par rapport à ce que Nietzsche lui-même ne pouvait savoir (c’est l’enjeu de Qu’appelle-ton panser ? 1. L’Immense régression), car comme toujours, quand on interprète philosophiquement une philosophie, on en est l’au-delà. On ne peut pas interpréter une philosophie sans aller au-delà de ce que l’on interprète. Sinon ce n’est pas une interprétation philosophique : c’est une histoire philosophique – au demeurant indispensable. Je soutiens que l’éternel retour de Nietzsche est un contrecoup, une dépression provoquée par le débat alors en cours sur la « mort thermique de l’univers », l’évidence de l’entropie, qui saute à la figure de Nietzsche à travers les livres qu’il lit alors (ce qu’a montré Paolo d’Iorio en vue d’étayer une analyse par ailleurs plutôt contestable). Nietzsche en est accablé, puis il « rebondit », il essaie de se soigner à travers cette pratique thérapeutique qu’est l’affirmation de ce qu’il appelle sa doctrine de l’éternel retour. Cette doctrine, il l’a produite par défaut, mais il faut la prendre très au sérieux : à certains égards, elle annonce la pensée du vivant par Erwin Schrödinger (dans Qu’est-ce que la vie ?), c’est-à-dire que la vie produit toujours du neuf. Ce que d’ailleurs Deleuze va essayer de dire, d’abord dans Différence et répétition. Mais si je dis cela, c’est parce que je ne peux pas m’empêcher de penser que Houellebecq, dans la convocation de ce genre de référence, a une position fondamentalement cynique. C’est-à-dire qu’il ne croit pas à la possibilité – c’est mon sentiment, je me trompe peut-être – de dépasser ce en quoi il n’est capable de voir et de lire qu’une « foutaise ». Du coup il calcule : c’est évidemment un super calculateur. Le rapport que Houellebecq peut avoir à ce genre de référence les dénature, et les transforme en calcul. Comme disait Derrida, on ne peut pas se passer du calcul, donc je ne suis pas en train de faire un procès à Houellebecq du fait qu’il calcule. Mais mon sentiment est que Houellebecq ne fait que calculer. En tout cas, cela me paraît flagrant, parce qu’en plus, du coup, je l’ai lu, je l’ai écouté, j’ai écouté des interviews, et cela me paraît vraiment du marketing, peut-être de haut vol, mais tout de même et avant tout du marketing. Aucun rapport avec la littérature. Je crois qu’il ne croit pas à ces références qu’il convoque, et qu’il les convoque parce qu’elles sont dans l’air du temps. Peut-être suis-je injuste : c’est possible. Je ne trouve cependant rien chez lui de ce que Paul Claudel écrit dans Éventails : « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter ». Compter ainsi, c’est à dire compter (et conter) avec l’incalculable, c’est ce qui échappe à Houellebecq : il ne sait pas compter sur l’empêchement de compter. Il n’a rien d’improbable, autrement dit, tout au contraire : il est un pur produit de cette machine à calculer qu’est devenu l’appareil qui l’a sécrété.

GM : Je suis en fait d’accord qu’il ne croit pas à la moitié des références qu’il évoque. Je pense qu’une des images les plus omniprésentes qui viennent à l’esprit chez Houellebecq, c’est « L’Héautontimorouménos » de Baudelaire, « la vorace Ironie qui me secoue et qui me mord ». Et je me demande si cependant pour Houellebecq, la seule manière de dire quoi que ce soit de façon sincère aujourd’hui n’est pas de devenir si ironique que l’ironie se consume elle-même, se subvertit. Ainsi, on a ces romans qui semblent toujours parler du calcul, mais où les calculs se subvertissent. Il se lamente sur la transformation de Nietzsche en mode de vie, adopté par le genre de personne qui mange des barres de céréales et est obsédé par son poids, ou combien Deleuze devient la marque préférée des amateurs de la pornographie.
C’est le fait que chacune de ces positions qu’il énonce se sabote si visiblement que nous devons prendre en compte. Les personnages qui les énoncent sont brisés jusqu’au point de délégitimer tout ce qu’ils disent. Et je pense qu’on a en cela des moments de nouveauté qu’on a tendance à survoler. On voit Houellebecq réinventer de vieux romans. Son premier roman, L’Extension du domaine de la lutte, réinvente L’Étranger d’Albert Camus, avec un nouveau Meursault, Tisserand, qui n’a même plus l’énergie et la motivation de tuer un type sur la plage. C’est un roman de désaffection, non plus de l’absurde. Soumission est une sorte de réécriture d’À Rebours d’Huysmans, où le protagoniste est un académicien spécialiste fanatique d’Huysmans, athée dont l’athéisme, dans le contexte d’un gouvernement islamiste, lui fait perdre son poste universitaire. Mais ici en fait la critique de l’Islam est très intéressante, dans le sens où elle n’est pas exactement une critique de l’Islam. Le roman suggère que le système universitaire s’améliore quand, subventionné par les pétrodollars de l’Arabie Saoudite, on commence à y mettre des fonds. Quand, à la fin du roman, le protagoniste finit par se convertir à l’Islam, il s’agit d’un choix purement consumériste, où la poursuite de l’intérêt personnel démontre la superficialité de notre adhésion aux valeurs prétendues constitutives. L’une des choses qu’il commence à dire sur l’Islam ici, c’est que ses représentations dans les médias ne parlent que de la consommation. Toute cette fétichisation sur le sexe posthume avec des vierges etc., n’est qu’un prétexte pour faire passer des modes de vies consuméristes, qu’on poursuivrait de toute façon, pour de la religion. Je pourrais dire la même chose par rapport au transhumanisme dans plusieurs autres de ses romans.
Revenons à la question de ce que c’est que la littérature, cette fois par voie de Roland Barthes. Alors, Barthes parle de la littérature en termes de cette relation entre la jouissance et le plaisir, où le plaisir est celui de voir confirmer ses préjugés, et qui produit la gratification mais aucune autre forme de satisfaction plus profonde. La jouissance, par contre, est la projection à long-terme du désir. Elle récompense l’effort de lecture difficile et porte ses fruits à l’achèvement du roman. Selon Jacques Lacan, à l’influence de qui Barthes avoue explicitement devoir beaucoup, la jouissance a aussi à faire avec une intensité insupportable qui la lie à la frustration du désir ainsi qu’à la dépression. Nous voyons chez Houellebecq une sorte de dépression intolérable des plaisirs vides dont l’effet cumulatif est de dissoudre tout achèvement. Ce sont des romans dépourvus de grande récompense, je veux dire de la jouissance à laquelle on s’attend dans les œuvres de Balzac et de Flaubert. Ils n’ont que le plaisir des petites blagues sur les gens moches, les insultes sur la religion, etc. La conséquence majeure en est la vacuité du plaisir, le rire jaune. Oui, on peut accuser Houellebecq d’irresponsabilité pour avoir profité des anxiétés des agriculteurs et des électeurs du Front national, même si je pense qu’il partage tout à fait leur angoisse. Même s’il se l’approprie, il le vit avec eux. En même temps, il montre aussi que ces solutions qu’on nous propose ne nous mènent nulle part. Alors on examine chaque roman et on voit que le genre de solutions que propose Marine Le Pen, qu’elles soient sous la forme de l’action collective chez les agriculteurs dans Sérotonine ou de l’anti-Islam de Lanzarote, comme on voit ailleurs la religion transhumaniste, elles ne donnent aucune satisfaction. La position de Barthes sur le plaisir est que la gratification immédiate est finalement insuffisante. La marque de la littérature, le texte non seulement lisible mais scriptible, celui qui donne de la jouissance, est qu’elle défait les préjugés confirmés par le plaisir. Et Houellebecq les défait aussi. Car il montre qu’ils ne servent qu’à renforcer l’entropie, à exacerber la même entropie dont ils veulent s’échapper.
En fait, ce qui me vient vraiment à l’esprit avec Houellebecq par rapport à toi, c’est ta critique de Foucault et de Lyotard, de Deleuze et de Derrida, tous ceux que Houellebecq décrit, dans les derniers pages des Particules élémentaires, comme des figures dont la « surestimation insensée » fait obstacle à l’émergence d’ « aucune pensée philosophique neuve ». Toi, tu les critiques de s’être contenté de la « résistance », là où résister n’est qu’une forme de se soumettre, et où il vaut beaucoup mieux inventer des alternatives. Houellebecq les critique peut-être d’à peu près la même chose, même si je suis d’accord avec toi qu’il ne paraît pas non plus essayer de créer un avenir différent. Il n’en examine des possibilités que pour les révéler illusoires. À quel point il les propose de façon sincère, je n’en sais rien. Cependant, je me demande également à quel point c’est la responsabilité de l’écrivain de proposer les alternatives. Est-ce que tu ne confonds pas la littérature avec la philosophie ? Houellebecq nous dirait quand même que ce dernier est tout autant épuisé, incapable de proposer des nouveautés.
BS : Derrière tout cela, pour moi, il y a des questions de pharmacologie – et de thérapeutiques du pharmakon aussi toxique que curatif. Houellebecq est un écrivain médiatique dans un sens très particulier, comme on a parlé du philosophe médiatique – on m’accusait d’ailleurs parfois, autrefois, d’être un philosophe médiatique.
GM : J’allais dire exactement la même chose !
BS : Mais je récuse cela – dont nous avions longuement parlé avec Derrida au tout début de Échographies. De la télévision. Je pense qu’il faut savoir prendre la responsabilité de parler quand on a quelque chose à dire, pour autant qu’on a des garanties sur la possibilité de parler, et au risque de s’avérer avoir été naïf. Houellebecq est évidemment « très intelligent », et a une grande capacité analytique (une métis). Mais on n’attend pas de la littérature d’abord une analyse, ni une métis. C’est un supplément noétique, et la noésis n’est pas la métis. Balzac est un immense analyste, mais il est d’abord et avant tout un écrivain qui forge en cela une pensée du siècle. L’analyse vient en plus. Il met l’analyse au service de son écriture, qui n’est pas de l’analyse : c’est de la synthèse. Ce rapport analyse/synthèse est évidemment transductif, et il est du même ordre que le rapport compter/empêchement de compter. Comme tu l’as dit tout à l’heure, Houellebecq cherche – il faut lui faire ce crédit, bien sûr – une « alternative », mais il ne la trouve pas, et cela, parce qu’elle passe fondamentalement par une réinvention de l’écriture. A cet égard, je voudrais d’ailleurs nuancer ton propos : ce que je cherche, c’est à inventer plutôt qu’à résister, mais non à inventer des alternatives. Les alternatives ne peuvent venir que de la société, et telle que de la pensée, de la responsabilité et de l’écriture (y compris bien sûr artistique au sens large, cinématographique, sculpturale dans le sens que Beuys donnait à ce mot, etc.) peuvent la nourrir. Quant à Houellebecq, est-ce qu’il cherche vraiment une « alternative » ? Je crois qu’il ne la trouve pas d’abord parce qu’il ne la cherche pas vraiment. Et il ne la cherche pas vraiment parce qu’il est politiquement problématique. C’est-à-dire qu’il est enfermé dans tout ce qu’il dénonce. C’est un social démocrate, c’est un communiste, c’est un frontiste, il appartient complètement à cette époque, il est tout cela et le contraire de tout cela : il est la merde contemporaine parce qu’il est happé par ces objets qu’il « analyse ». Et là est précisément la responsabilité de la littérature : écrire des objets qui ne la happent pas, puisqu’elle leur donne lieu, c’est à dire nécessité. Écrire est une responsabilité immense. Quand on écrit Soumission dans le contexte des attentats où il a été produit, il y a un parti-pris d’irresponsabilité tout à fait aussi vomitif que celui de Duras en son temps – à ceci près que dans son cas, l’existence même d’un homme et d’une femme, les parents de Gregory, ont été ainsi un peu plus détruits, tandis que dans le cas de Houellebecq, c’est la société française qui est un peu plus détruite. Houellebecq est un irresponsable qui dénonce les irresponsables en les enfonçant dans l’irresponsabilité, et en s’y enfonçant avec eux.
Quant à Barthes, qui avait un immense sens de la responsabilité, et un goût très sûr, il ne l’aurait certainement pas reconnu. S’il y a quelque chose de la jouissance chez Houellebecq, c’est une jouissance sans joie. La jouissance sans joie, c’est ce qui résulte de la destruction de la différance. Nous parlions de Lacan pour qui la jouissance est irréductible cependant que très dangereuse. La jouissance n’est joyeuse que si elle est capable de se différer d’une manière ou d’une autre à l’infini. L’expérience de la littérature, plus que toute autre expérience, consiste précisément en cela. C’est d’ailleurs l’enjeu du Degré zéro de l’écriture. Différer est ce que Houellebecq échoue complètement à faire : tel est son échec. Du coup, il retourne répétitivement à cet échec d’une manière effectivement quasi-suicidaire, comme s’il invitait le monde à se suicider. Il est un symptôme de ce qu’Arnold Toynbee décrit sur le caractère suicidaire de toute civilisation. Il est un très bon exemple de cette pulsion suicidaire collective qu’il ne faut pas suivre. Même si je suis moi-même suicidaire – j’ai écrit là-dessus, et j’écris pour m’en soigner – , je ne connais pas d’autre responsabilité aujourd’hui que celle de différer la possibilité du suicide. Je combats le suicide et tout ce qui le rend possible en commençant par ma propre tendance suicidaire, contre laquelle je lutte presque chaque jour. Houellebecq aggrave la tendance suicidaire avec laquelle il joue. Lui me rend très suicidaire. C’est pourquoi ses livres « me tombent des mains ». Nietzsche parlait de l’importance de savoir sélectionner, de savoir ce qui est bon pour soi. Houellebecq est mauvais pour moi, et j’ai tendance à penser que s’il est mauvais pour moi, il est mauvais pour beaucoup de monde. Il est un phénomène caractéristique du suicide de la littérature et de la fin du livre. Il appartient à ce qu’annonçait Blanchot du même mouvement comme un danger et une nécessité. Houellebecq est la face très dangereuse de ce qui procède par ailleurs d’une nécessité qu’il exploite sans la rendre en rien nécessaire.
Comme toi, j’ai le sentiment que les objets auxquels il s’intéresse, pour autant que je le sache, ce sont souvent aussi mes objets. Je suis évidemment particulièrement exigeant quant à ces objets-là, et quant à ce que l’on en peut faire. On n’a pas le droit d’être « littéraire » au sens frelaté de ce mot sur des sujets pareils. (Quant à la dégradation du frelaté, d’ailleurs, ce que Barthes décrivait dans « Zazie et la littérature » mériterait d’être relu et actualisé.) Pour moi, ces objets exigent un travail dont je n’ai pas le sentiment que Houellebecq le fasse dans le champ de la littérature : il est frivole, d’une grande frivolité suicidaire qui ressasse.
GM : Je voudrais rapporter cette question de la responsabilité en dialogue avec celle du public. Je réfléchis beaucoup au rapport entre l’addiction chez Houellebecq et ce qu’avec Jacques Rancière on peut appeler « l’aisthesis commun ». Pour Rancière, toute communauté se construit autour du « partage du sensible », ou d’un fonds commun d’expérience, entre ses membres. Cela veut dire qu’il faut participer à la construction de cette expérience pour se sentir membre. On n’éprouve un lien affectif avec la société qu’à condition de jouer un rôle et de s’investir dans sa construction. Un des plus grands problèmes contemporains porte cependant sur ce que Bruno Latour, écrivant tout au début de son livre Où atterrir? dans le contexte de l’Anthropocène, décrit comme « l’absence d’un monde commun à partager ». L’idée du monde comme bien public cède sa place à la prolifération de multiples niches privatisées, aux gens qui n’ont qu’à habiter leurs bulles particulières. Ces bulles fonctionnent comme une forme de monade autonome qui mettent fin à la nécessité de vivre dans le domaine public. Cette cessation-là est pour moi inextricable de la question de l’addiction que l’anthropologue Natasha Dow Schüll, dans son livre Addiction by Design, décrit comme moyen de se créer un milieu tranquille à l’abri d’un monde chaotique. Peut-être ce qu’on a avec Houellebecq est moins l’artiste qui trouve une manière d’universaliser l’expérience de sa singularité privée, qu’un exhibitionniste indulgent qui nous invite à l’enceinte du zone de retrait où il s’intoxique – celui où on se retire du chaos du monde, mais qui, comme dans le cas du toxicomane, se révèle être encore plus chaotique auprès de l’autre que celui dont on cherche à s’évader. L’objet-fétiche de l’addict ouvre l’accès à cette zone de retrait, en fonctionnant ainsi comme un ersatz de fond métaphysique, un point de certitude cultivé autour duquel on peut organiser sa vie quelle que soit l’entropie que cela extériorise comme résultat. L’écriture fonctionnerait comme l’objet-fétiche ou plutôt l’action-fétiche de Houellebecq. À travers elle, il s’accroche à sa misère comme le toxicomane à la drogue de son choix, comme la seule chose dont on ne peut pas le priver.
Jean-Pierre Vernant dit de la naissance de la philosophie chez Platon qu’elle occupe l’espace ambigu entre le banquet (to sumposion) et l’agora, condamnée pour l’éternité à osciller entre la débauche et la création du monde. Posons-nous pareil rapport avec la littérature et le public, où la responsabilité comprend la réinvention de la même aisthesis commune qui est de plus en plus prescrite par la sorte de marketing dont Houellebecq fait la satire, tout en le copiant-collant dans ses romans. Tu me dirais donc qu’il n’est pas à l’hauteur de cette ambition sublime. L’en commun que cible Houellebecq n’est pas une expérience d’un au-delà qui unifierait un public, mais des pulsions ignobles que nous avons tous, mais dont la culture nous divisent. Il faut théoriser comment le partage de cette expérience pulsionnelle ne satisfait pas le but de créer un monde partageable.
BS : Il y a là deux sujets qu’il m’intéresserait de creuser : tout d’abord, l’esthétique du commun de Rancière, et donc de la localité – car comment le commun pourrait-il échapper à sa condition locale ? – , ensuite, la question de la retraite, au sens du retrait, et de l’exception. André Leroi-Gourhan a écrit des lignes fondamentales quant à ce qu’il en est que du prêtre, du shaman, de l’artiste, montrant que celui qui vit aux marges de la société en est la condition et comme le cerne, discernant ce qu’il cerne au-delà du discernement. Cette exception se tenant à la limite est précisément le facteur de ce que j’appelle l’anti-anthropie – qui reprend et transpose le concept d’anti-entropie de Francis Bailly, Giuseppe Longo et Maël Montévil. Il s’agit tout aussi bien de la question de l’exception telle que l’analyse Nietzsche, pour qui il n’y a ni localité, ni esthétique du commun, ni aucune forme de vie possible sans exceptions. Il semble que tu vois tout cela chez Houellebecq, et tu as sans doute raison. Et pourtant, j’ai l’impression que cela ne marche pas chez lui. Il tente de se tenir là, mais, précisément, ça ne tient pas.
Il expose impudiquement tout cela comme on vendrait des choses usagées et donc intimes les jours de « vide-grenier ». Les lieux ainsi nommés me paraissent de plus en plus souvent n’être que des dépots laissés par des vagues de merde. Ces témoins intimes de détresse, il n’arrive pas à en faire quelque chose, donc il les cède sur le marché des vides-greniers qu’il croit que la littérature est devenue – une sorte de dépotoire.
Houellebecq est un homme de notre temps – le temps du « dernier homme » : celui qui éprouve la négativité du pharmakon négatif. Il ne faut pas en faire un pharmakos, ni donc répéter ce qu’il fait lui-même en dernier ressort, ou à quoi il contribue en se soumettant à la vague de merde dont au fond il se délecte, tels les rats.
GM : À propos du pharmakon négatif, le roman est aussi une technique pharmacologique, aussi capable de toxicité que de curativité. Disons donc que la littérature nomme la promesse du côté curatif, qui soigne en synthétisant des sphères, des niches privatisées de l’expérience, en trouvant non seulement un langage qui universalise et permet de l’identification, mais qui aussi permet la protection de l’exception.
Il nous reste qu’à soutenir que Houellebecq paraît ne pas s’intéresser à cette vision, ne pas avoir foi dans la capacité rédemptrice de la littérature, dans l’idée qu’elle dépasse une sorte de conjuration ou ajournement très momentané de l’anthropie. L’écriture de l’anthropie devient indissociable de l’anthropie elle-même. Voilà encore son effondrement de la différance. Voilà la déception à lui reprocher. Encore une fois, c’est de la littérature sans sublimation.