Qui sont les barbares ?
Youssef Seddik
Alors ? Qui sont donc les barbares ? Il ne s’agit pas de pointer du doigt un peuple, une région du monde, ni même les citoyens d’un État rendu fou par sa puissance à un moment quelconque de son histoire. Si je risque une réponse qui ne serait pas l’expression déguisée du ressentiment, je me dois de la puiser du fond de mon vécu d’Arabe d’islam, non de ce que les désarrois des miens tout au long des siècles ont fait de leur représentation de la religion fondée par cet homme nommé Muhammad, et dans la divine parole qu’il a transmise au monde.
Mon vécu à moi s’inscrit dans un « islam de terre » que des idéologies anciennes ou plus ou moins récentes ont transfiguré et subverti, rendu étranger à son éclat premier même aux tenants du savoir, aux intellectuels, islamologues, juristes et politiques. Cet islam-là demeure, partout naïvement gardé par les petites gens, intact depuis un millénaire et demi. Un seul indice montre à quel point cet islam ne peut être que le bon : au cours de mes nombreux voyages à travers le monde islamique, du XinXiang chinois au Sénégal, et bien sûr dans le monde arabe, j’ai pu assister à des centaines d’enterrements ; partout et à chaque fois, tout à la fin des obsèques, les endeuillés, paumes de la main vers le ciel, entament la récitation murmurée de la courte sourate qui ouvre le Coran avant de célébrer le prophète Muhammad en ces termes, toujours identiques : « Ô toi, défenseur de la vérité, par la seule vérité ! »
Cette vérité de l’islam, rendue malheureusement absente à la pensée et dans les espaces de décisions publiques, n’est pas historiquement native du jour où cette religion a surgi dans l’histoire. Elle arrive à cet islam des gens simples d’un legs fort lointain, des premières civilisations suméro-akkadiennes et mésopotamiennes, yéménites et sabéennes, nilotiques et égyptiennes, ioniennes et helléniques. De ce legs, le Coran « bien lu » n’est que la remémorisation et la synthèse.
Ce très long parcours a apprivoisé la barbarie essentielle logée en l’homme, et ce par l’aménagement de ce qu’on appelle aujourd’hui l’espace public. Il est intéressant en ce sens que le texte fondateur de l’islam n’a pas lié la transgression barbare au face-à-face homme-femme et à la visibilité du sexe comme dans le concept du péché originel, inaugural de l’humanité selon la Genèse. Pour l’islam et dans le Coran, la toute première transgression est le meurtre du semblable. Là, le Coran précisément souligne que le désir de tuer est lié au fait même d’être un humain. Il est essentiel, pour cette lecture conséquente du Coran que nous avons engagée, de noter que, dans le récit qui met en scène le premier meurtre de cette humanité biblique, le texte révélé de l’islam renonce à nommer et le meurtrier et sa victime. Il évite tout aussi bien de déterminer la nature de l’offrande que Dieu accepte de l’un et refuse de l’autre, innocentant ainsi l’« agriculteur Caïn », retirant du coup un privilège éternel au « pâtre Abel ». Plus important encore, dans le même passage qui relate une seule fois ce récit, l’un de ces deux enfants d’Adam dit à son futur meurtrier, son frère :
« Si tu tends la main sur moi pour me tuer, je ne tendrai pas la main sur toi pour te tuer, Je crains Dieu maître des univers car ainsi tu auras rassemblé en toi et mon péché et le tien, tu en seras alors au nombre des compagnons de l’enfer, cela étant la sanction des gens de la démesure. »
Il est dit ici, dans une clarté saisissante, que n’importe lequel parmi les frères humains possède virtuellement cette culpabilité qui peut devenir et se réaliser dans l’acte du meurtre. Le tout est de dompter cette tentation constitutive de l’humain et de la différer indéfiniment. Il y a donc une opposition perpétuelle toujours menaçante de destruction et de violence entre deux humanités : celle qu’a définie un Thomas Hobbes, par exemple, par l’adage : « L’homme est un loup pour l’homme», et celle qui, loin de méconnaître la première, s’efforce continuellement d’en reporter la nuisance par la Loi.
* * *
Conclusion de Qui sont les barbares ?: Itinéraire d’un penseur d’islam
Editions de l’Aube (25 octobre 2007)
Publiée en accord avec l’auteur
Youssef Seddik (Tozeur, 1943)
Philosophe, anthropologue et islamologue tunisien spécialiste de la Grèce antique et de l’anthropologie du Coran