Reterrestration
Michel Deguy
Comment se fait-il en effet que personne – à part un nous peu nombreux – ne s’intéresse au c’est-trop-tard de notre âge en fin d’anthropocène, pour désigner lequel je proposai le terme de géocide.
Le sauve-qui-peut a toujours déchaîné, on le sait, le chacun-pour-soi ; et à l’échelle géopolitique le monstrueux collectif (la « grosse bête » de Platon, le « monstre sacrée » du général De Gaulle) ne prend en vue que ses intérêts vitaux mortels aux autres (ou plutôt à tous) : aucun contrat social ne lie une Société des Nations[1]». Trump, Donald Ubu, extrémise cette cécité sous l’étendard du faux (fake). En croisade : America first ! Quatrième guerre mondiale.
Le langage de la communication/information a recouvert toutes les choses du voile de la méconnaissance. La langue – comme le montrait Klemperer pour la novlangue nazie –, qui est le lieu de la possibilité du vrai, si elle ne dit pas ce qui est en question, mais interpose les clichés de la propagande aveuglante, féroce, prive la clairvoyance humaine de la chance de bien juger dans l’espérance de vérité. Or c’est « justement » de la Terre qu’il s’agit, et non de la « planète », dont le nom cosmologique à tout instant invoqué et vociféré fourvoie les « auditeurs », i.e. l’humanité téléspectatrice, de l’illusion d’un avenir. La planète, astre errant (Parménide) depuis et pour des milliards d’années n’a cure de réchauffement ni de refroidissement. Les « vues » du corps céleste « terre » depuis les observatoires cosmiques la déterrestrent. Les humains sont devenus leurs extraterrestres, et les films fabulent leur envahissement destructeur – inéluctable en effet.
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Comment revenir à terre à la Terre ? Bruno Latour en appelle à la « notion de territoire reliée à celle de subsistance » (cf. Le Monde, 22-23 juillet 2018). Cette territorialisation sera-t-elle capable d’une (re)terrestration ? C’est la question. La langue, c’est-à-dire les œuvres, en seront-elles capables ?
Bien sûr, aucun « retour à la terre » pathétique ou niais, ignorant ou vichyssois, n’est ici prôné. Pensée du territoire, non du terroir. Ainsi s’obstiner à nommer « environnementale » l’écologie, c’est se tromper d’échelle pour éviter l’alarme. Pendant un siècle la philosophie a redit que l’humain n’a pas d’« environnement » (UmWelt) ; mais un monde (Welt) ; et que ce monde (in der Welt sein) n’est pas la somme de tous les environnements (la « Nature »). Trier les sacs poubelles n’est pas la solution : leurre criminel des lobbys, polluant, c’est-à-dire détruisant, la ci-devant « terre des hommes » au profit (c’est le mot) de la destruction créatrice schumpétérienne, moteur de la consommation qui fait croître le désert (Nietzsche) avec la « croissance », en régime non kantien de publicité, c’est-à-dire d’irréfutable (ni faux ; ni vrai). L’écologie pensive et pensante, philosophique et donc radicale, sait qu’il faut changer d’économie, ou périr. Une mutation dans la disruption (Bernard Stiegler).
L’injonction à « parler vrai » a changé de sens. Les « gens », comme on les appelle depuis une génération[2]», sont sommés par la téléréalité , et le blocage des convictions étroites superstitieuses et vindicatives, d’exprimer leur « ressenti ». Le parler-vrai de la tradition remémorée par Michel Foucault à la fin de sa vie depuis la parrhêsia grecque en appelle au jugement et à l’effort de la « sagesse ».
Mais c’est le ton de Gilles Deleuze, « pour en finir avec le jugement », et exhorter à une « déterritorialisation » rhizomatique qui imposa le philosophiquement correct. La langue de la parrhêsia a été renversée : langue des arts et de la philosophie, langage des œuvres singulières et foisonnantes de l’ancienne culture du territoire : architecturale, musicale, picturale, littéraire ; langue de ce que Bruno Latour rappelle à nous sous le nom, lui-même devenu squelettique, de subsistance. A réentendre, non comme celui de l’alimentation, ni de la substance métaphysique, mais comme celui de toutes les nourritures terrestres d’un art de la mémoire, dans l’amour des paysages et des monuments du travail humain, un réassolement « poétique » au sens proustien d’un Temps à retrouver comme celui d’une jouissance de lieux où vivre. Mais le culturel a définitivement occulté cette ressource. Au point que la doléance qui ferait entendre l’autre voix, celle de la réinvention transformante et réinstauratrice, ne peut plus être même comprise. Tant l’insouciance politique, sociale et individuelle, à l’égard de l’inéluctable déterritorialisation en régime idolâtre de la relation marchande et touristique au « mondialisé » sans monde , confisque tout l’emploi du temps humain, désormais transféré aux écrans, aux croisières, et aux selfies.
Comment refaire la place, place au vaste contre la Dévastation (ce terme de la traduction de Heidegger dont la pensée du Gestell est devenue suspecte à cause du soutien de ce penseur au régime hitlérien), en sorte que les déplacés, odieux aux populations chauvines identitaires, puissent trouver toute la place sur la terre immense, que la démographie effrayante et la terreur des migrations changent en planète inhabitable, et dont il faut remontrer, par l’Art, la mesure d’immensité. Or ce faire-voir est poétique au sens le plus ancien, le plus ouvert, le plus accueillant ; le plus beau qui soit.
C’est poétiquement que l’homme subsiste – ici-bas, où son Dasein « existential » dévisage la mort sans au-delà. Mesurer l’envergure des comparses de cette existence de l’être-parlant sous le ciel comme sur la terre est la tâche de la reconnaissance par l’art en ses ouvrages, bien distincte de la connaissance scientifique, appelée « Recherche » par Primo Levi, fatum qui entraîne l’humanité dans une autre trans- (ou sur-) humanisation que celle des Renaissances successives où l’attachement à la terre inventait l’universalité de contrée en contrée.[3]».
La difficulté de cette tâche – et à vrai dire l’irrecevabilité de sa doléance – tient à ce que l’attention artistique (non pas « esthétique ») est une attention au peu visible et au de moins en moins visible-audible, parce qu’il n’est pas le visualisable de cette époque dont la technologie prétend nous offrir enfin l’identité au faciès.
Le concret est discret et secret : phases de la concrescence d’un secret non réservé, non ésotérique, non élitaire – bruit du temps à ébruiter, devenu imperceptible sous le vacarme publicitaire planétaire assourdissant propageant la magie du Marché.
Michel Deguy (1930-2022)
Poète, traducteur et essayiste français, fondateur et rédacteur en chef de la revue Po&sie.