Saïd Afifi.. Sur les vestiges d’une cité délaissée
Rim Mejdi
“Je pense toujours que ce qui se passe, ou pourrait se passer au-delà, est en fait déjà là dans le processus même, et que la fin est déjà là, à partir du commencement. Tout se développe en même temps. Les commencements et les fins marchent en parallèle. Cela bouleverse évidemment un peu tout le champ des causes et des effets, on est passé un peu au-delà.”
Jean Baudrillard
Sur les vestiges de la cité gauloise de Glanum (Bouches-du-Rhône), la caméra, contemplative, se déplace avec lenteur. Point de trace humaine, enfin, presque : des édifices grecs et romains s’élancent vers le ciel. Qui a pu habiter ici ? Où est-il passé ? Et pourquoi la cité celtique de Glanum ? L’intention première de l’artiste était de filmer au Maroc, sur les ruines de la ville romaine de Volubilis, n’ayant pas pu avoir les autorisations nécessaires pour le tournage, il s’est tourné vers Glanum, cité celtique aux influences gréco-romaines. Ce déplacement involontaire de l’espace filmique, a donné à son travail une dimension mythique, l’inscrivant davantage dans un passé lointain.
Sur cette absence de figures humaines, la voix d’un homme s’interpose : il parle de sa voix, de notre voix (celle des humains), de la mort des animaux, du vide, de la solitude… Dans quelle finalité ? Pour dire qu’il habite cette absence, qu’il ne peut faire face au manque inhérent au monde. Tandis que cette voix, notre seul repère humain dans ce vieux-nouveau monde, encore inexploré, la caméra se frotte aux textures rêches des rochers, comme pour s’y coller, cherchant un semblant de chaleur, un contact impossible à établir. Ici, la voix-off, la narration extraite du livre de Yannick Haenel «Les renards pâles », remplace l’œil humain, intermédiaire nécessaire à toute expérience sensorio-mentale. Cette voix qui, par sa présence, arrive à établir le lien d’identification, choisit et impose le silence quand ça lui chante. Dans et à travers le silence humain, nous percevons enfin d’autres présences, habituellement occultées. Et nous découvrons un monde avec des formes rocheuses naturelles et virtuelles (VFX), statiques et flottantes, dont la caméra épouse le flottement en un geste d’adoration devant ces formes.
Une fascination du minéral et de l’architectural que Saïd Afifi ne cache surtout pas. Il nous impose, au contraire, dans cette déambulation, une immersion temporelle comme un « hors-temps », sans repère, ni jour, ni nuit. Même la lumière grisâtre, suspendue et impermanente, est le signe même de l’absence humaine. Sans humanité, point de temps ? Semble-t-il s’interroger.
Les motifs de poissons virtuels reviennent comme des rengaines, comme un souvenir et une trace de vie qui fut. De ce passé mystérieux, on se retrouve dans un autre espace (autre et même à la fois). Architecture futuriste, suspendue dans les airs, la question de l’historicité se pose encore : est-ce qu’on est dans le passé ou le futur ? Sont-ils des vestiges d’un passé glorieux ou des présences pré-humaines, percusseuses d’une nouvelle ère ? Il semble faire allusion à Jean Baudrillard qui dit : « Je pense toujours que ce qui se passe, ou pourrait se passer au-delà, est en fait déjà là dans le processus même, et que la fin est déjà là, à partir du commencement. Tout se développe en même temps. Les commencements et les fins marchent en parallèle. Cela bouleverse évidemment un peu tout le champ des causes et des effets, on est passé un peu au-delà !”.
Revenant alors au motif des poissons figés qui se met à s’animer d’un coup. Un compte à rebours qui se met à marcher ? C’est comme si on était témoin des derniers instants avant le début d’un nouveau monde. Et ainsi on assiste à la genèse, à l’instant zéro, à la résurrection de ce monde qui n’était, quelques instants avant, que ruines.
Ici, le motif du poisson sert à animer un monde en apparence « sans divinité », sans maître, par un souffle mystique, mystérieux. Comme un miracle qui surgit sous le silence (apparent) de Dieu. Puis les rochers se mettent aussi à flotter par une force invisible, ces mêmes rochers présents aussi bien dans l’ancien monde (vestiges gaulois) que dans le nouveau (architecture futuriste), représentent les résidus de cet ancien règne, une certaine continuité malgré l’apparente rupture. Ici, nous sommes entraînés dans un rapport cyclique au temps, dont la fascination (une adoration, oserais-je dire) du minéral et de l’Ichtyologie représente le pilier central. Pourquoi cette fixation formelle alors sur ces objets et leurs potentiels virtuels fascinent-ils ?
Les deux motifs sont liés au fossile, traces de vies minéralisées venant de temps mémoriaux et permettant aux humains de faire l’étude de ces temps-là, justement. Cette fascination du fossile, en tant que signe « autoréférentiel » dont l’artiste s’accapare pour construire une grammaire cinématographique propre, s’articule autour de l’étude archéologique et eschatologique du temps, de ses débuts et fins, et par extension de l’Histoire en tant que « champs du réel » que l’artiste entreprend d’explorer par les moyens du cinéma. Mais là où Baudrillard critique cette évolution bouleversée du champ des causes et des effets, et de passage à cet un « peu au-delà », Afifi semble les célébrer comme un ultime triomphe, cohésion, harmonie des temporalités, effacement d’une certaine structure du temps, et avènement/surgissement d’une unité temporelle, qui était toujours là, latente dans les choses, et que la “postmodernité” ne fait que révéler ou plutôt actualiser.
Rim Mejdi (Marrakech, 1989)
Réalisatrice et metteuse en scène. Directrice artistique de la plateforme Terss