Variations Al-Aqsa, n°3
Fabiana Bartuccelli
« Le monde n’est pas la demeure de Dieu ». Et ton corps n’est pas ta demeure. Mais tes yeux ta bouche tes mains ta voix tes cris tes larmes tes pas de dance tes viscères tout cela crée de la beauté pour le monde tout cela expose au monde sa raison les lignes secrètes de l’intelligence qui se sert de moi et de toi et de tout le monde. Et il faut beaucoup de force pour se donner à la beauté du monde il faut beaucoup de force pour toréer dans le monde il faut porter l’ennemi à la distance la plus courte de ton cœur et à l’heure exacte / quand aussi ton ombre est plus courte / et c’est là que la petite fille remonte à nouveau sur ta poitrine avec ses ailes méridiens et elle monte sur ta poitrine et va à la blessure qu’elle t’avait jadis cousu et elle réouvre ta blessure par sa cicatrice et elle rentre dans ta poitrine et elle enferme ta blessure à nouveau. Et tu portes ton cœur remplis de feu et tu ne tourneras pas le dos au soleil comme tu ne le tourne pas à l’ennemi qu’avance vers toi / et tu frappes au-dessus du cou de sa stratégie et sur tous les bouts des doigts qui tiennent clouée la corde de l’aube / et tu portes le taureau à la distance la plus courte de ton cœur et tu te donnes parce que tu ne te laisses pas avoir.
Al-Shifa Hospital – Gaza city – du 10 au 17 novembre 2023. On bombarde des milliers de blessés. Et les familles des déplacés qu’avaient trouvé là-bas un abri, après l’ordre d’évacuation. Après une nuit d’autres milles et une nuits d’enfer, sans pouvoir s’échapper. La structure est hors service. Pas de carburant. Ils font sauter la centrale électrique. Les corps des martyres sont entassées. On arrivera à les enterrer, 170, dans une fosse commune, creusée dans la cour intérieure de l’hôpital, quatre jours après. Ils rentrent. Coups de feu dans les couloirs. Les cadavres qui n’ont pas pu être enterrés ont été saisis. Humiliations. Injuries. Percussions. Et on déshabille. On met des bandes autour des yeux. Et toi / des bandes tu porteras autour de ces yeux qui ont rêvés pour nous tous et ils t’emmèneront vers une destination inconnue. Et toi / de bandes tu porteras sur tes yeux qui ont rêvés pour nous tous mais ceux qui ont vu ce qu’il y avait dans tes yeux ne reviendront plus. Ils rentrent, et ils veulent aller encore plus en profondeur, semer un autre mensonge et continuer à se diffuser. « Le trou à l’entrée de l’hôpital est une fosse commune, pas un tunnel ». Après 6 jours, 250 personnes y sont enterrées. Dans l’établissement spectrale, 650 patients et blessées graves sont emprisonnés sans médicaments, dont 39 nourrissons, enlevés des couveuses. 3 sont morts. 5 patients dialysés sont en attente de mort, 4 ils mourront le jour d’après. 500 médecins et plus de 5.000 déplacés. Sans eau, tous. « L’armée de l’occupation tire sur quiconque tente de quitter le complexe hospitalier. Ils attaquent tous les départements et sèment la panique ». Ils veulent rentrer et ils rentrent, pourquoi ils ne devraient pas faire d’un hôpital une base militaire déjà prête, avec tous ces animaux humains qui leur font de bouclier. Pourquoi ne pas expérimenter un Guantanamo, ou un avant-gout d’Auschwitz-Birkenau, pour faire oublier à eux aussi le mot liberté. « L’odeur de la mort est partout, des urgences jusqu’au dernier bâtiment de l’hôpital ».
– Nous craignons que l’occupation bombarde et détruise l’hôpital sur nos têtes, et la communauté internationale ne nous a pas fourni une gorgée d’eau ni un litre de carburant (directeur du complexe médical d’Al-Shifa 10/11/23)
– Deux patients sont décédés en soins intensif. Si la situation catastrophique continue ainsi, tous les patients en soins intensifs mourront, et les patients dialysés pourraient mourir déjà à partir de demain en raison de l’incapacité de les soigner et de l’accumulation de toxines dans leur sang (directeur de l’hôpital, 12/11/23)
– L’occupation a visé le service de cardiologie du complexe d’Al-Shifa avec un obus de char, et le bombardement a touché les chambres des patients (ministre de la santé, 15/11/23)
– Les médecins et les civiles sont humiliés, injuriés et battus par les soldats de l’occupation (journaliste près de l’hôpital, 15/11/23)
– L’occupation a arrêté de nombreuses personnes et les a gardées nues et les yeux bandés, avant de les emmener vers une destination inconnue (superviseur hôpital, 15/11/23)
– Il y a des corps qui jonchent les allées du complexe hospitalier et les chambres frigorifiées des morgues ne sont plus alimentées (directeur de l’hôpital, 15/11/23)
– L’armée de l’occupation tire sur quiconque tente de quitter le complexe hospitalier. Ils attaquent tous les départements et sèment la panique (médecin à l’intérieur de l’hôpital, 16/11/23)
– Nous vivons dans des conditions très tragiques et les patients atteints de maladies rénales vivent leurs ‘derniers instants’. Nous crions de soif et nous ne pouvons pas enterrer les corps (directeur de l’hôpital,16/11/23)
– 4 patients dyalisés sont décédés. Les forces israéliennes ont refusé l’entrée du carburant dans l’hôpital (médecin de l’hôpital, 16/11/23)
– L’odeur de la mort est partout, des urgences jusqu’au dernier bâtiment de l’hôpital (médecin à l’intérieur de l’hôpital, 16/11/23)
– Plus de 200 blessés dans le service d’orthopédie risquent la mort (chef du service d’orthopédie, 17/11/23)
– Nous avons perdu 20 patients en soins intensifs en raison de l’arrêt des équipements de survie (porte-parole de la santé, 17/11/23)
– Nous avons réalisé l’amputation des quatre membres sur un enfant, sans anesthésie (chef du service d’orthopédie, 17/11/23)
– L’armée israélienne a volée hier 145 cadavres de l’hôpital Al Shifa et de la fosse commune dans la cour et les a emmenés dans des camions et nous ne savons pas ce qu’ils en ont fait (directeur général du ministère de la santé, 17/11/23)
– L’hôpital n’est plus qu’un bâtiment assiégé dans lequel 7000 civils sont tués sous les yeux du monde entier (directeur de l’hôpital, 17/11/23)
– Le monde nous a abandonnés (le directeur de l’hôpital, 17/11/23)
Et toi, des bandes tu porteras autour de tes yeux qui ont rêvés pour nous tous et ils t’emmèneront vers une destination inconnue. Et toi de bandes tu porteras sur tes yeux qui ont rêvés pour nous tous mais ceux qui ont vu ce qu’il y avait dans tes yeux ne reviendront plus. Et vous savez c’est dur / de tuer qui sait pourquoi il meurt sans oublier que son histoire ne commence pas avec vous. C’est dur / de tuer qui sait qu’il n’est pas seulement votre victime, mais le fruit d’une immensité qui le rattache à tout. Pas seulement à la dignité et légitimité de sa lutte et pas qu’à son histoire dans la terre qui l’héberge, avec laquelle, malgré vous, il n’a jamais rompu. Mais à cette Unité radicale qui vas de la plus petite pierre qu’il arrive à vous lancer jusqu’à la grandeur des cieux où ça a été lancé la première pierre de feu qu’a donné la vie à tous les autres éléments qu’on connait. S’il est une victime, il n’est pas la vôtre. S’il est un martyre, il n’est pas le vôtre. Et s’il est le témoin de Dieu, alors il n’est pas une victime mais un anticorps, la mémoire qui combat, et jamais ne meurt qui meurt pour que la vie ne meure pas. “Et toi, des / bandes tu porteras sur ces tendons / déchirés par la furie d’aimer / radieusement”.
Fabiana Bartuccelli (Reggio Calabria)
Vit à et travaille à Paris. Elle s’occupe d’anthropologie, d’écriture, de traduction, de rêves et de soleil