Conversation entre El Maleh et Rancière

El Maleh & Rancière
Plongez dans les méandres du passé intellectuel avec la publication de cette conversation saisissante entre Edmond Amran El Maleh et Jacques Rancière, datant de 1981. Exhumée par Mikhael Toumi des archives d’El Maleh, cette rencontre offre un éclairage unique sur des thèmes intemporels qui continuent de sculpter le paysage de notre réflexion contemporaine.
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Jacques Rancière : le temps volé des prolétaires[*].
La fierté du “tour de main”, la solidarité, le combat collectif contre l’exploitation…, ces belles notions font partie des images d’Épinal de l’idéologie ouvriériste. Par-delà les discours, Jacques Rancière a cherché ce qu’étaient la vie et les aspirations réelles des prolétaires.
L’EFFET conjoint de la théorie marxiste et des recherches positives historiques et sociologiques conduit à penser que désormais l’identité du prolétariat est définitivement assurée. L’image du prolétaire, dans cette perspective, serait fidèle, sans effet déformant ni reflet trompeur. Jacques Rancière, maître-assistant à l’université de Paris-VIII, ne partage pas ce sentiment. Ses recherches[1]., sanctionnées par une thèse remarquable et qui vient de paraître, aux éditions Fayard, sous le titre la Nuit des prolétaires, ouvrent la voie à une vision nouvelle de la pensée ouvrière. Travail de recherche qui vise à reconstituer, ” en deçà et au-delà des certitudes dogmatiques sur le Peuple, l’État, la Révolution, la complexité historique et les effets de miroir des pratiques et des discours des acteurs sociaux”. La revue les Révoltes logiques, fondée en 1975 et dont Jacques Rancière est l’un des animateurs, accueille les travaux qui participent du même esprit et du même souci d’opposer les “évidences charnelles” aux “méfaits de l’idéologie.”
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E.A El Maleh : Il serait commode de vous ranger parmi les historiens du mouvement ouvrier. Mais vous récusez cette qualification. Vous rêvez d’un travail visant à “décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher les voies”…
J. Rancière : Par profession, je ne suis pas historien, mais philosophe. J’ai été amené sur le terrain de l’histoire par les impasses de la grande idée des années 1968-1970 : l’union de la contestation intellectuelle et du combat ouvrier. Pour comprendre l’échec ou le détournement des discours et des pratiques marxistes, j’ai voulu revenir jusqu’à ces années 1840-1850 où la théorie marxiste était venue se greffer sur la protestation ouvrière et opposer la conscience du “mouvement réel” aux espérances et aux plans de l’utopie.
L’histoire des mentalités me servait à la fois de modèle et de repoussoir. A sa prédilection pour les longues durées de l’histoire “immobile”, les habitudes alimentaires ou les attitudes devant la mort, je voulais opposer une anthropologie du combat ouvrier : des sociabilités spontanées aux organisations réglées, des chuchotements quotidiens aux grands mots d’ordre, du savoir de l’outil au savoir de l’arme. J’ai vite déchanté : les brochures et journaux ouvriers nous renseignaient surtout sur l’image qu’ils voulaient donner d’eux-mêmes. Les pratiques de résistance ou les sociabilités ouvrières ne nous parvenaient qu’à travers les descriptions de patrons aux abois ou de philanthropes fantasmant sur les promiscuités de la misère ou les orgies du cabaret.
E.A El Maleh : C’est à partir de cet échec que se précise votre orientation…
J. Rancière : Cet échec permettait justement une interrogation sur la fonction critique conférée à l’histoire, sur le rôle présent de l’historien dans notre culture : il est celui qui “démystifie”, qui renvoie les illusions de la subversion gauchiste aux conditions matérielles et aux comportements qu’elles autorisent. Mais cette fonction critique se double d’une production d’évidence plus dogmatique au fond que les idéologies détruites. D’un côté l’historien a le sérieux de la conscience : il a appris de l’ethnologue l’art de faire fonctionner ses objets, de traiter les pratiques comme des discours et les discours comme des pratiques. Mais ces objets ne se contentent pas de vérifier le fonctionnel de la science, ils l’incarnent avec leur poids d’évidence charnelle. En belles images, ils nous montrent que l’ordre social est rationnel et qu’il se réfléchit adéquatement -aujourd’hui comme hier – dans les distributions de l’ordre idéologique et politique existant. L’historien nous donne à la fois la rationalité du concept et l’évidence de l’image : balisage du territoire social, du centre à la périphérie.
Bizarrement, c’est dans l’histoire ouvrière que ça marche moins bien. L’ouvrier, pourtant, c’est le héros même de notre pensée fonctionnaliste : l’homme du fameux “tour de main” qui rend la matière adéquate à la pensée et à la fin de l’objet ; le lutteur qui résiste à l’oppression prend conscience de l’exploitation, s’organise pour combattre. Mais précisément, il y a là trop d’idéologie pour qu’on puisse la résorber jamais dans l’ethnologie des sociabilités populaires ou des pratiques ouvrières. Il faut toujours en donner une interprétation – marxiste ou anarcho-syndicaliste, en termes de culture ou de stratégie… – qui s’avoue comme telle.
C’est là justement que réside la possibilité de “déflécher les voies”. Le discours endimanché du poète ou du militant ouvrier des années 1840 dit cela : ils ne marchent pas ; ils n’arrivent pas à trouver leur satisfaction dans le “tour de main” de la “culture ouvrière”, ni leur identité dans la chaleur du collectif. Derrière la flatterie qui oppose la positivité de leur faire au bavardage et à la rêverie petites-bourgeoises, ils reconnaissent le même statut que Platon conférait jadis à l’artisan : celui d’une âme de troisième classe. Déjà Platon, pour interdire à l’artisan de s’occuper de politique, devait louer sa supériorité de producteur sur les faiseurs de simulacres (peintres ou sophistes). Précisément ceux que j’ai étudiés auraient voulu être fabricants d’ombres (peintres, poètes, philosophes). Et pourtant ce sont eux qui, en bout de course, produisent l’image du fier ouvrier. Mon objet, c’est le parcours paradoxal de cette identification.
One and Three Chairs
Joseph Kosuth
Le Centre Pompidou

Vie saccagée
E.A El Maleh : Ce qui séduit dans votre démarche, c’est cette traversée du désert des abstractions – marxistes ou autres. Vous parvenez à cerner des figures concrètes d’ouvriers, comme celle de ce menuisier-poète saint-simonien. Quel changement de perspective cela apporte-t-il ?
J. Rancière : Figures concrètes, oui, mais il faut s’entendre. Le positivisme régnant a aussi ses figures concrètes : “enfants du peuple” ou “anti-héros” dont la particularité vérifie – mieux, incarne-les généralités approximatives du discours savant. Il s’agit ici, au contraire, de figures divisées, de visages dans le miroir, d’ouvriers qui affrontent leur image et congédient leur concept.
Vous faites allusion au menuisier Gauny. Il nous a laissé des manuscrits assez extraordinaires – correspondances, articles, poèmes : pas de Mémoires d’enfant du peuple, mais l’expérience au présent d’une interrogation proprement philosophique : comment peut-on être ouvrier ?
Il nous décrit, heure par heure, sa journée de travail. Et il n’y est pas question de la belle ouvrage des nostalgiques, pas non plus de la plus-value, mais de la réalité fondamentale du travail prolétaire, le temps volé. Et nous ressentons que nos mots : exploitation, conscience, révolte, sont toujours à côté de l’expérience de cette vie “saccagée”.
Il entreprend de se libérer : pour lui et pour les autres, car nos oppositions sont là aussi dérisoires : les ” chaînes de l’esclavage ” doivent être rompues par des individus déjà libérés. Il prend un travail de parqueteur à la tâche, où il se libère du maître tout en restant et en se sachant exploité : et il nous montre que nous, philosophes, n’avons rien compris aux rapports de l’illusion et du savoir, de la liberté et de la nécessité.
Il va au bout du paradoxe. Il se forge une philosophie de l’ascèse. Quand les ouvriers n’ont à peu près rien à consommer, il récuse la société de consommation.
Il invente une économie de la liberté à la place d’une économie des richesses.
Il nous montre le nerf de la passion militante de ses pairs : pas la “prise de conscience” de l’exploitation (ils le savaient d’avance), pas la solidarité ouvrière (les autres sont d’abord les complices du maître), mais le désir de voir ce qui se passe de l’autre côté, d’être initié à une autre vie. Ils envient aux bourgeois non pas la positivité de leurs richesses mais la négativité de leurs “temps morts”, de leur loisir, de leur nuit. A l’origine du discours de l’émancipation ouvrière, il y a le désir de ne plus être ouvrier : ne plus abîmer ses mains et son âme, mais aussi ne plus avoir à demander ouvrage ou salaire, à défendre des intérêts ; ne plus compter le jour, ne plus dormir la nuit…
Celui-là a la force de vivre son rêve, sa contradiction : être ouvrier sans l’être. Ainsi fait aussi sa sœur en utopie : la couturière Désirée Véret. D’autres, comme la couturière Reine Guindorff ou le typographe Adolphe Boyer, en meurent. Certains, comme le serrurier Gilland, après avoir rêvé la “harpe de David”, tâchent de ramener leur absolu à la mesure des ” intérêts moraux et matériels des ouvriers “. D’autres vont périr de malaria dans ce Texas où ils cherchent l’Icarie. Il en est enfin qui s’enrichissent…par désespoir.
Expérience unique : en face des théoriciens utopistes et des jeunes bourgeois bien intentionnés, qui veulent soigner leurs misères et promouvoir le travail de l’avenir, ces artisans rejouent la question inaugurale de la philosophie : qui a droit à la pensée ? A quelles marques distingue-t-on ceux qui sont nés pour travailler de leurs mains et ceux qui sont nés pour penser ? Ils nous prennent ainsi à revers.
Au lieu d’incarner les concepts de notre science, ils dramatisent notre philosophie. Ils ne fonctionnent plus, ils pensent. Et ce ne sont pas seulement nos niaiseries sur le travail, la conscience et la révolte qui sont récusées. C’est le fonctionnement de ce que nous ne craignons pas d’appeler notre pensée qui est questionné en retour.
Orphelins de Juillet
E.A El Maleh : On sent l’expérience de mai 68 très présente dans votre travail. Comment s’accorde-t-elle avec une recherche sur le dix-neuvième siècle ?
J. Rancière : Le rapport est tout naturel : n’a-t-on pas parlé en 68 d’un retour au dix-neuvième siècle ? En 1967, les gens informés nous voyaient déjà en marche vers le vingt et unième siècle : les étudiants ne s’occupaient plus que d’études et de débouchés, les ouvriers s’embourgeoisaient, vaincus par les délices de la machine à laver. Et puis quelques mois plus tard, on se retrouvait en plein dix-neuvième : les barricades, le drapeau rouge. Bien sûr, avec le retour à l’ordre, la grosse artillerie théorique est venue nous rappeler que le sérieux du mouvement ouvrier, digne et responsable, n’avait décidément rien à voir avec les accès de fièvre des petits-bourgeois qui jouent à la révolution.
Seulement voilà : l’histoire nous montre que les ouvriers n’ont jamais cessé de se comporter comme ces “petits-bourgeois”. Prenez juillet 1830 : dans l’imaginaire d’une génération ouvrière, il joue exactement le même rôle que mai 68. C’est le moment où l’on a décidé que “rien ne serait plus comme avant”. Tout se mesure à ces trois jours de lutte et de fête, de soleil, de gloire et d’amitié, où le peuple a montré ce qu’il était. Pourtant ils y ont souvent beaucoup perdu : les affaires allaient assez bien, ils avaient amassé un petit pécule, ils allaient peut-être s’établir à leur compte. Et après la révolution, les affaires périclitent, tandis que la répression vient vite. Un an après, les saint-simoniens rencontrent des ouvriers jadis à l’aise qui n’ont pas encore retrouvé de travail, ou bien font n’importe quel travail – au demeurant ces “artisans”, supposes si attachés à leur “qualification”, vivent le plus souvent l’existence, supposée inédite, de nos “précaires” et partagent, plus qu’on ne le croit, leur distance vis-à-vis de l’idéologie du travail .Ces orphelins de Juillet s’accrochent à la nouvelle foi. Elle s’effondre vite, elle aussi. Mais cela ne fait rien : dans le collier de leurs espérances, les paroles d’amour saint-simoniennes s’attacheront à la relique des trois journées, elles fortifieront, à travers les tentatives et les revers, la décision désormais inéluctable : ne pas mourir idiots.
Dès qu’on perce la croûte du discours de représentation, et parfois même dans ce discours, on est fasciné par un certain air de famille : un certain décrochement originel, une certaine idée de la vie à changer… C’est aussi que ce temps est celui de la franchise : le vernis de la flatterie ouvriériste ne vient pas encore camoufler le désespoir devant la condition ouvrière ou le mépris pour ces “frères” mêmes que l’on défend.
Au début, mon intérêt pour le dix-neuvième siècle était de type archéologique ou généalogique : je voulais saisir en leur origine les contradictions dont notre présent avait hérité. Chemin faisant, il s’est déplacé : j’ai été de plus en plus attentif à la similitude des rapports existentiels, à la façon de vivre le temps historique, les grandes dates, les cycles de l’espoir, du découragement, du retour à zéro, de l’espoir déplacé. C’est devenu un peu l’histoire intellectuelle d’une génération : comment des ouvriers qui, en 1830, s’étaient dit qu’ils ne vivraient plus comme avant, ont tenu leur engagement.
Vivre deux vies
E.A El Maleh : Le savoir positif rendu à sa cécité, ne reste-t-il au bout du chemin que le désespoir ou le scepticisme ? Pourtant vous vouliez “rendre aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes”…
J. Rancière : Bien sûr, on pourrait conclure : tout a échoué, le saint-simonisme, les associations ouvrières, la communauté icarienne. Et la ruse de la raison a conduit ces ouvriers rêveurs sur les vrais chemins de l’avenir, ceux des disciplines – et des dictatures – du travail roi.
Mais l’histoire se termine autrement : par les lettres d’amour qu’une vieille femme envoie au théoricien et à l’amant des lendemains de Juillet. Elle a toujours vécu dans le rêve et la cécité seule l’oblige, en cette fin de vie et de siècle, à “s’adapter” au réel. Ce n’est pas l’allégorie du désespoir, mais au contraire d’une invincible fermeté à maintenir, dans une vie vouée aux contraintes de la demande prolétaire et aux aléas de la répression politique, le non-consentement initial ; à vivre en même temps la mort de l’utopie et le refus du réel.
Car, si l’utopie est morte, c’est d’avoir voulu faire un monde positif avec les raisons divisées des prolétaires. Il n’y a pas d’homme nouveau, il y a seulement des gens qui essaient de vivre deux vies. Aussi ne désespèrent-ils pas, ne sont-ils pas désespérants. Leur croyance est infiniment plus rusée que ne l’indiquent les désespoirs en carton-pâte de nos orphelins nantis. Leçon d’un refus maintenu, d’une sagesse plus exigeante ; disons, une certaine mesure de l’impossible.
Mon projet, comme celui des Révoltes logiques : transcrire la mémoire de ces affrontement imperceptibles, la trace de ces chemins, la marque de ces ruptures. Rien à voir avec les collectes “populaires” du positivisme historique ou sociologique. Non pas la nostalgie des souvenirs, mais l’insistance des questions, le prolongement d’une brèche. Autre chose aussi que le simple retrait d’une pensée critique : des savoirs, des récits incluant le travail du négatif (le décalibrage, le défléchage…) ; un ordre de discours qui marque la non-conciliation, la différence à soi des “objets” sociaux. Des cartes, des estampes… Pas de photographie, pas de radiographie.
Aucun désespoir là-dedans. Une forte tension. Beaucoup de travail en perspective pour qui ne veut pas mourir idiot. Et tant pis pour les gens fatigués !
Edmond Amran El Maleh ( –
Ecrivain et intellectuel marocain.
Jacques Rancière, (1940 à Alger)
Philosophe français.