La liberté de la lecture

Mohamed Leftah
Pour certaines personnes, le livre et la vie sont choses consubstantielles. Tel Pierre Dumayet, qui vient de publier (octobre 2000, NDLR) une autobiographie d’un genre particulier, puisqu’elle s’intitule: “Autobiographie d’un lecteur”.
Dans ce livre original et allègre, Pierre Dumayet rapporte l’anecdote qui fut à l’origine de l’émission: “Lire c’est vivre”, dont il avait été le promoteur et l’animateur. Alors qu’il préparait un “52 minutes” sur le roman: “ Le Rouge et le Noir”, un jeune américain noir qui préparait une thèse sur Stendhal et deviendra par la suite un professeur célèbre, lui dit avec le plus grand sérieux :
“Madame de Rénal est une blanche; Julien Sorel est un noir”.
Commentaire de Dumayet :
“Il m’a révélé la liberté du lecteur, la liberté de la lecture”.
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Le principe de l’émission susmentionnée, consistait à donner à lire le même livre à cinq ou six personnes, en leur demandant de souligner les phrases qui, spontanément, leur avaient plu ou déplu.
Pour L’Assommoir, il se trouva parmi les lecteurs choisis, un habitué d’un café de la rue Poteau, un vieux gitan qui connaissait par cœur le roman de Zola. Il montra au réalisateur de l’émission le toit d’où le personnage nommé Coupeau, un couvreur, était tombé. Il se plaça à l’endroit où la fille de Coupeau se trouvait quand elle a vu son père glisser, puis tomber. A l’opposé de ce vieux gitan, qui semblait sortir à l’instant de l’univers de Zola, un patron, le seul parmi les autres habitués du café, des travailleurs, n’avait retenu du roman qu’une phrase; plutôt un mot : gigot. Pour lui, en effet :
“Cela prouve qu’a ce moment-là déjà, les ouvriers mangeaient du gigot”.
Une autre émission avait été réalisée autour de : “Un cœur simple”. Une des lectrices, qui avait fait beaucoup de lessive dans sa jeunesse, etait touchée par le fait que Flaubert ait su, et fait savoir, mais subtilement, que Félicité ne lavait pas son linge en même temps que celui de sa patronne. Pour cette lectrice, “en même temps” signifiait dans le cas d’espèce : “avec”.
Une autre lectrice, qui pleurait en parlant, était émerveillée qu’un monsieur ait écrit une vie si simple, si proche de la sienne malgré les époques différentes.
L’écrivain, homme de télévision et critique Pierre Dumayer en 1993 à Paris. ©Getty – Thierry PRAT/Sygma via Getty Images

Ces deux femmes étaient surprises car elles croyaient être seules à savoir ce qu’elles avaient vécu, et elles le trouvaient exprimé dans une œuvre littéraire d’un auteur prestigieux.
Les Déserts de l’Amour, un texte de deux pages de Rimbaud, allait révéler une lectrice au don d’observation très aigu, et qui allait devenir par la suite un metteur en scène connu. Elle avait relevé une dizaine de mots qui, tous, renvoyaient à l’eau, et en déduisait que la scène devait se passer sur un bateau. Elle cita d’abord ce passage :
“Je me souviens de sa chambre de pourpre à vitres de papier jaune et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l’océan”.
Ensuite, cet autre, décrivant la scène érotique dont les partenaires sont le narrateur et une servante :
“Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir”.
Commentaire de Dumayet :
“C’était très personnel, et donc un très bon exemple de la liberté de lire”.
Un cas exemplaire des liens qui peuvent être tissés, secrètement, entre un auteur et un lecteur, est celui du peintre Van Gogh lecteur de : “Tartarin sur les Alpes”, d’Alphonse Daudet.
Avant la parution de ce roman, Daudet apprend qu’il est atteint d’une maladie de la moelle épinière et décide de noter désormais, quotidiennement et jusqu’à sa mort, l’évolution de sa maladie et les souffrances qu’elle lui cause.
Daudet ne savait pas qu’un autre souffrant, Van Gogh, lisait son Tartarin religieusement. Et Van Gogh n’a rien su des souffrances de Daudet.
Tartarin sur les Alpes est un livre drôle, écrit en marge de la douleur. Pourquoi Van Gogh a-t-il tellement tenu à ce livre? C’est qu’il fait un rapprochement entre sa propre situation, sa rupture avec Gauguin, et cette histoire.
Pour Pierre Dumayet, cette douleur de Daudet tendant la main à la souffrance de Van Gogh, autour d’un livre drôle et d’une lecture amère, forme une sorte de “tout” et constitue un “Lire c’est vivre” exemplaire.
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Mais lire peut se révéler parfois dangereux (pour les autres).
Comme exemple, Dumayet cite le cas de Françoise, la servante de la Recherche de Proust, que le narrateur trouve en larmes. Elle lit dans un manuel de médecine la description des douleurs qu’éprouve son aide, et cette lecture la bouleverse tant qu’elle ne songe pas à lui donner le remède approprié indiqué dans le manuel. On dira que Françoise est une lectrice perverse. Mais voici Flaubert qui, en 1846, dans une lettre à Louise Collet, lui fait cet étrange aveu :
“Une lecture m’émeut plus qu’un malheur réel”.
Signalant que Proust a pu lire cette lettre, publiée en 1905, Paul Dumayet commente l’attitude de la servante, et clôt son autobiographie de lecteur, par cette interrogation :
« C’est à se demander si Flaubert n’est pas le modèle de Françoise ».
Texte écrit le 21 septembre 2001
Mohamed Leftah (1946-2008)
Romancier, journaliste et critique littéraire marocain.