UN PONT DE VOIX : Préface du “Texte de l’absence et autres poèmes”
Salah Stétié
Wadih Saadeh appartient à une génération de poètes libanais profondément influencés par la guerre. Émergeant au milieu des années 1980, cette génération s’est distinguée en rompant avec le style des anciens, qu’il s’agisse des pionniers irakiens comme Sayyâb ou des figures de proue de la revue Shi’r, tels qu’Adonis ou Ounsi el-Hage. Dès le début, Saadeh a choisi une poésie en prose, ancrée dans le quotidien, qui oscille entre les échos de la guerre et les souvenirs d’une enfance rurale. Son œuvre entière peut être perçue comme une méditation lucide au bord du précipice, une tentative d’apprivoiser le vide avec une certaine nonchalance. Sa poésie, exigeante tant sur le plan esthétique qu’éthique, a eu une influence notable, bien que discrète, sur les meilleurs poètes libanais et arabes des deux dernières décennies. Terss publie, avec l’accord du poète, la préface de sa première anthologie en français (traduite par Antoine Jockey), qui présente des poèmes extraits de ses recueils publiés depuis 1973, organisés chronologiquement. Cette préface a été rédigée par le regretté Salah Stétié.
Il faudrait pouvoir lire les poètes sans pensées préconçues, sans interprétation trop vite formulée, sans appropriation subjective non plus et en n’estimant d’eux, de prime abord, que la finesse ou au contraire la violence du parfum (de l’odeur) qui monte de leurs mots, de la corbeille de mots plus ou moins savamment tressés qu’ils nous offrent. Tout poète est d’une certaine façon le premier homme qui prend la parole, – pour dire. Dire quoi ? Les seules choses qui comptent, les mystères, les énigmes, les secrets. J’ajoute que tout, pour un poète, est mystère et que tout lui est énigme et secret : la naissance, la mère, l’amour, la présence-absence du monde, la souffrance, le dépérissement, la mort. La mémoire, ses opacités, ses fragilités. La parole, son jaillissement, son inadéquation aux choses et au sentiment sur les choses, sa miraculeuse adaptation parfois à ce que l’homme porte en lui comme un enfant dans le sein d’une femme et qui exige d’être expulsé et qui finit par l’être.
L’homme est dans le temps : ce mystère. L’homme habite l’espace : cette énigme. L’homme est un pays traversé, irrigué, épanoui, inquiet également, angoissé même d’être, pour le temps et l’espace, rien que l’examen d’un passage. C’est – il faut bien qu’on me comprenne – le poète qui est au centre de ces forces invisibles et le plus souvent de peu de conséquence à l’échelle du théâtre du monde, de ces tourbillons impondérables dont il est l’objet et l’occasion, – et aussi le formulateur. Poète est celui-là pour qui tout est poésie parce que tout, ôtés les mythes provisoires et les supra-structures inventées, le réel, et lui-même au cœur de ce réel, ne sont que nudité. Poète est celui en qui parle la nudité du monde, les enfances du monde accolées à sa propre enfance, éternelle. Les avancées de l’âge n’y feront rien. Poète est celui qui n’a jamais guéri de sa toute première cicatrice, de sa première goutte de sang transparue et demeurée en lui torrent.
J’ai dit du poète qu’il était “au centre” de ce qu’il était, mais j’ai oublié d’ajouter dans la suite de Juarroz, que, pour notre modernité si hasardeuse désormais, il n’existe plus de centre nulle part et que nous sommes en quelque sorte les localisés inlocalisables du décentré. Oui, désormais, face aux permanences léguées par l’histoire en ses antiques racines crues d’éternité – éternité originaire et future – nous n’habitons plus, dans la vitesse acquise et le vertige d’un temps qui nous échappe et semble n’aller qu’à sa perte, que l’indéfini du hasard, ses sursauts, ses entremêlements, ses impasses et ses chutes. Homme fractionné, homme parti en éclats, dans l’espace et le temps fracturés, déchirés, défaçonnés. Homme à la recherche de morceaux de lui-même égarés ou perdus au sein d’un destin mutilé, réduit à n’être plus que de l’être en lambeaux.
On peut trouver que je mets du temps à nommer l’auteur de cette anthologie et à parler de lui. Erreur. Dans tout ce qui précède, je n’ai fait que décrire la poésie de Wadih Saadeh, poète libanais vivant en Australie, écrivant en arabe et que, ce faisant, j’ai tenté de dessiner la carte de géographie de sa parole dans le climat de profonde mélancolie et, disons le mot, de désastre qui est le sien. Étrange paradoxe de ce type de poème qui dit, dans la dislocation des certitudes, l’amour porté par le poète à la vie cependant que cet attachement à la vie dans ses détails les plus ténus, les plus éphémères, souvent arrachés à leur contexte, est éclairé par le soleil de la mort. Wadih va jusqu’à écrire dans ces cahiers qui accompagnent ses textes proprement poétiques et qui lui servent de journal de voyage – pensées et sentiments entrelacés – et d’art poétique aussi bien : « L’écriture est synonyme de la mort ». On dirait même qu’il écrit contre son gré, face à l’impérialisme entr’aperçu du néant : « Nul lieu pour les mots. Ils sont un état d’absence. Un état impossible. Ils viennent et s’en vont comme une ombre. Ils n’ont ni visage ni taille ni lieu ». Et encore : « Des ombres, des ombres, et nulle trace ». Alors, à quoi bon ? C’est là la position philosophique de quelques-uns de poètes et même de non-poètes que nous privilégions dans l’attachement complice que nous ressentons pour eux et pour leur œuvre : Ezra Pound, Henri Michaux, Juarroz, Artaud, Beckett, – pour ne citer que les plus grands, les plus significatifs, ceux dont il arrive peut-être à Wadih Saadeh de feuilleter les livres avec émotion, une émotion qui, au-delà du désarroi existentiel, n’exclut pas un certain romantisme. Car le nihilisme n’est peut-être que l’ombre de l’amour et le romantisme peut être une ouverture sur du vital :
« Ô toi qui possèdes la serrure sacrée, ô gardienne de la porte, ô femme du loquet, ô mère des enfants, nous voulons de l’amour, nous voulons un lieu.
« Que l’eau monte, que la mer se trouble, que la terreur tyrannise les fleuves. Je veux un peu d’eau. Seulement pour que ces poissons dans mon bassin ne meurent pas. »
Voilà donc l’espoir de ce poète : espoir désespéré. Au siècle dernier, un grand moraliste français d’origine roumaine, E.M. Cioran, qui fut l’un de mes plus singuliers amis, avait intitulé l’un parmi les premiers de ses ouvrages : Précis de décomposition. Il y a de cette décomposition, de cette ardeur à nier et à se nier à la base de l’inspiration poétique de Wadih, avec aussi parfois la “loufoquerie” présente dans le théâtre d’un autre Roumain se réclamant, lui, non du nihilisme mais de l’absurde, Eugène Ionesco. Cette loufoquerie n’est pas absente de certains poèmes de Saadeh et le traducteur avec habileté a su la restituer dans la mesure des possibilités d’une traduction, l’arabe étant face au français langue de nature gnomique, ardente et ardue. J’aurais à titrer moi-même cette anthologie réussie, je l’aurais sans doute intitulée du titre d’un de ses chapitres et non sans une arrière-pensée à la Cioran ou à la Michaux : “Récupérer une personne dissoute”, qui est, me semble-t-il, un intitulé fortement signifiant.
Mais il ne s’agit pas seulement de récupérer : il s’agit pour le poète d’unifier, de réunifier le dispersé, là où ce n’est pas tout à fait impossible. Il note : « Je n’ai rien à dire. Je veux seulement parler, fabriquer un pont de voix qui me relie à moi-même. Deux rives éloignées que je relie avec ma voix ».
Peut-être une sérénité, tremblante et éphémère, est-elle ainsi conquise. Dans un poème dédié mentalement à Allen Ginsberg, poète que j’aime et que moi aussi j’admire, Wadih Saadeh écrit, sans jamais oublier l’ironie mélancolique qui lui sert d’ombre :
La fumée, Allen,
La fumée et de jolis tintements !
De l’autre côté, sur la plage
Le sable se tient debout seul
Parfois les poissons lui sortent une pierre
Pour qu’il s’assoie,
Est-ce une scène convenable ?
Dans ma main un jour tué
Et je voudrais l’enterrer calmement
Salah Stétié (1929-2020)
écrivain, poète et critique d’art franco-libanais de langue française de réputation internationale, exerçant la profession de diplomate