961 heures à Beyrouth:

La Rédaction
Dans ce livre délicat, Ryoko Sekiguchi choisit d’approcher Beyrouth non par ses blessures visibles, mais par ses saveurs secrètes. Durant 961 heures passées dans la capitale libanaise, la poétesse japonaise a suivi les gestes des cuisiniers, écouté les récits des convives et recueilli les parfums qui s’élèvent des tables comme des rues. Chaque plat devient pour elle une histoire, chaque recette une langue à déchiffrer, chaque assiette une mémoire de la ville. Entre poésie et philosophie du goût, Sekiguchi esquisse un portrait intime de Beyrouth, où la cuisine devient à la fois refuge, miroir et promesse de renaissance.
Le livre 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent), publié récemment par la maison d’édition française P.O.L, spécialisée dans la poésie, s’étend sur 256 pages. La poétesse et traductrice japonaise Ryoko Sekiguchi y retrace son rapport au Liban, nourri à la fois par ses souvenirs du Japon et par ses observations et rencontres lors d’une résidence littéraire à Beyrouth. De ce séjour est né un livre conçu comme une traversée culinaire de la ville.
L’intuition de l’invitation de Sekiguchi en 2018 apparaît aujourd’hui avec force : c’était une manière d’approcher Beyrouth à la veille de la catastrophe, un an avant la révolution libanaise. Comment une Japonaise vivant en France, venue de l’Extrême-Orient et du cœur de l’Occident, a-t-elle absorbé la cuisine et les récits des Libanais, jusqu’à les rendre siens ?

Les cuisines de la catastrophe
L’ouvrage se compose de 321 fragments numérotés comme les plats d’un repas. On y trouve des descriptions, des souvenirs, des réflexions, des rencontres, mais jamais de recettes. La ville elle-même est envisagée comme une immense cuisine, au point que ses bâtiments semblent avoir un goût et une odeur. Ce choix, qui peut paraître trompeur en regard du sous-titre culinaire, fait affleurer une nostalgie des assiettes vides et des saveurs disparues.
Sekiguchi mêle dans son récit la mémoire des traumatismes, les lumières de Beyrouth, ses marchés et ses rues, ses habitants et leurs gestes. La découverte d’un plat y devient l’équivalent d’un apprentissage linguistique, et chaque ingrédient un mot de vocabulaire. Le livre explore ainsi la philosophie du goût, cette voracité à la fois urbaine et culturelle qui fait remonter les sens comme la mémoire. Mais il ne propose aucune recette figée : il préfère placer la cuisine au centre d’une approche poétique et réflexive que l’autrice avait déjà esquissée dans ses ouvrages précédents.
Sekiguchi part du constat que la littérature française sur Beyrouth ramène toujours, directement ou non, à la guerre. Elle tente de s’en écarter, mais finit elle aussi par réveiller les fantômes des catastrophes : l’explosion du port, l’effondrement économique, l’insurrection contre le système confessionnel.
Dernier verre avant l’Apocalypse
Tout en se méfiant du pathos, Sekiguchi finit par composer, à son tour, un drame en sourdine — et ce sont les Libanais qui l’y conduisent. Le pays est décrit comme un lieu de perte et de désillusion, riche de ressources naturelles, culturelles et humaines, mais toujours au bord du gouffre.
Parfois, elle établit des parallèles inattendus, comme lorsqu’elle évoque une explosion à Boston en 1919. Ces allers-retours déplacent le lecteur, et relativisent peut-être la douleur libanaise en la confrontant à d’autres tragédies. Mais au fond, ce qu’elle propose, c’est la cuisine comme espace de survie et de résistance, comme manière de retarder l’inéluctable.
Saveurs et mémoires entremêlées
Sekiguchi développe une conception urbaine du goût : la cuisine y est faite de chairs et d’épices, mais aussi de béton et de fer. Beyrouth est mise en miroir avec d’autres villes — Tokyo, Kaboul, Damas, Grenade, Fukushima —, et l’expérience culinaire devient une forme de reportage éclaté.
Les parallèles entre Beyrouth et Fukushima reviennent comme un fil rouge. Puis, par moments, l’auteure se concentre sur la nourriture elle-même : kebbé, taboulé, kaak, lentilles rouges, mansaf, maftoul, bière locale… Elle remonte aussi aux famines du passé, en particulier celle de 1915-1918, qui a marqué la mémoire libanaise et la littérature du pays.
Un dernier dessert avant la fin
En guise de conclusion, Sekiguchi nous ramène vers la table et ses promesses. L’odeur du pain, le tempérament des habitants, la force de la mémoire collective : Beyrouth y apparaît comme un poème qui doit sauver ceux qui y vivent. La cuisine, comme la révolution, reste sans fin tant qu’il y a des gens pour la faire exister, ici ou en exil, afin de retrouver des forces et d’espérer dresser une table idéale.
L’invitation est claire : s’asseoir ensemble, partager les plats et les récits, célébrer la vie malgré tout. Mais derrière l’image de la table se cache aussi une inquiétude : si elle rassemble pour nourrir, elle peut aussi rassembler pour détruire. Alors, pour conjurer ce paradoxe, il ne reste qu’à fermer les yeux et rêver à nos verres heureux, les derniers peut-être, avant que ne sonne l’Heure.