Poètes errants & vagabonds mystiques

Fawaz Hussain
Ce livre commence comme un récit qu’on aimerait entendre de la bouche d’un voyageur au long cours à peine reposé de la fatigue de la route. Au volant de sa voiture, entre Essaouira et Agadir, le narrateur s’arrête quand un homme lui fait signe de vouloir monter. En l’embarquant, le conducteur fait une « sadaqa fi sabîl Allah », une aumône dans le chemin de Dieu, une attitude recommandée par le Prophète de l’islam car « L’aumône éteint les péchés comme l’eau éteint le feu ». Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’attend pas à l’une de ces rencontres qui s’apparentent à un rendez-vous avec le destin.
S’installant sur la banquette arrière, l’autostoppeur, tout en haillons, répand une très forte odeur de kif et de tabac. Après avoir signalé sa présence, il demande à descendre, quelques kilomètres plus loin et fait alors un geste bien surprenant. Il offre au conducteur tout l’argent qu’il a sur lui, le bénit en récitant des prières connues de lui seul et disparaît dans la vaste terre de Dieu. Le narrateur comprend qu’il vient de croiser le chemin d’un Haddaoui, un compagnon de l’ordre soufi fondé par le saint Sidi Heddi mort en 1805. Alors qui du conducteur-narrateur ou du vagabond mystique embarque l’autre dans son sillage ?
La réponse est vite trouvée car cette rencontre renvoie le narrateur à son enfance à Marrakech, cette ville impériale fondée en 1070 par les Almoravides et agrandie par leurs successeurs les Almohades. C’était une enfance marquée par la figure d’un autre Haddaoui, un loqueteux dénommé M’chicha, un être tout à fait fascinant.
« Quand il souriait, une lumière émanait de son regard. Ses yeux brillaient de tendresse et d’émerveillement, exactement comme cela n’arrive qu’aux enfants. Une certaine idée de l’Esprit émanait de son visage ; cette clarté semblait d’ordre épiphanique, montrait qu’il saisissait et comprenait l’essence des événements et des phénomènes dans leur intégralité. Nous assistions en quelque sorte à un dévoilement. »
Le narrateur se lance ensuite dans une véritable enquête. Il veut tout savoir sur ces vagabonds mystiques du Maroc, ces poètes errants qui semblent porter en eux «une injonction, un appel à l’oubli de soi». Il s’appuie sur de nombreux travaux menés par des occidentaux qui ont étudié le rituel des Heddaoua et l’organisation de leur ordre. Méticuleux dans sa démarche, il enchaîne les volets sur ces grands consommateurs de cannabis. Cette substance permet aux vagabonds mystiques de parvenir à l’extase et étale devant eux les marches vers le ciel. «Il n’y a pas de Haddaoui sans kif».
Derviches tourneurs
© Bibliothèque nationale de France

Après un chapitre consacré au “ghous“, la langue secrète des Haddaoua, le narrateur aborde le rapport que ces clochards célestes entretiennent avec les chats, compagnons de leurs pérégrinations. « Quand le chat meurt, le Haddaoui l’enveloppe dans un tissu, lui fait une sépulture, oriente sa tête vers l’est et marque sa tombe d’une pierre. » Ils les inhument comme s’il s’agissait des fidèles de la foi musulmane. Ils les préparent à rencontrer Dieu, l’Être Suprême, le propriétaire légal de tout souffle sur terre et dans les cieux.
Dans le chapitre traitant de l’initiation spirituelle du Haddaoui, on apprend que si ces hommes acceptent l’aumône, c’est uniquement pour s’humilier devant Dieu et honorer le pacte de pauvreté passé avec leur Maître : « Pour les Haddaoua, qui n’ont aucune ambition d’ascendance, le cheminement n’est qu’une quête dans fin, un chemin vers la purification intérieure, ponctué par de simples pèlerinages au tombeau de leur Maître, Sidi Heddi. Cet horizon les motive et leur suffit. »
De toute évidence, l’auteur aborde longuement la légende entourant la naissance et la mort du fondateur de cette mystique populaire. Dans le dernier volet, les Haddaoua du Maroc deviennent des Derviches de Perse, des Qalandars et des Abdals en Asie centrale, et des Fakirs en Inde. Tout ce monde partage la même quête de la Voie et suit, peut-être, la même illusion :
« S’ils errent sans rendez-vous, c’est qu’ils savent que peut-être le chemin est nécessaire mais qu’au bout il n’y a rien. Ni secret à révéler, ni providence. Rien qu’un miroir ressemblant à un vaste mirage dans le désert, où chacun ne perçoit que son propre reflet. »
Dans Poètes errants & vagabonds mystiques, Abderrazzak Benchaâbane nous embarque dans une aventure passionnante sur la trace des illuminés extatiques de son pays. Dans un style très agréable, il apporte des réponses à un ensemble de pratiques ésotériques au Maroc. Mais ce pays réputé pour la richesse de ses us et coutumes, et par son histoire si mouvementée, restera pour toujours le royaume d’un grand mystère.
Fawaz Hussain (Syrie, 1953)
Docteur ès Lettres, il est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Auteur d’une douzaine de romans et de recueils de nouvelles, il habite dans le 20e arrondissement de Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction. Son livre intitulé « Un été en vrac » vient de paraître aux éditions Al Manar.