L’énigme des confréries
On peut considérer le cheikh Mohammed Ben Slimane al-Jazouli — héritier de la voie shâdhilite et auteur du célèbre Dalāʾil al-Khayrāt — comme l’une des figures marquantes dans l’histoire des confréries soufies du Maghreb. Il œuvra à unifier les adeptes autour de la récitation de wird, de litanies et de prières adressées à son maître et à Moulay ʿAbd al-Salām ibn Mashīsh. À cette époque, la culture auditive des soufis se limitait encore au dhikr (invocation) et au chant dévotionnel, même si chaque confrérie conservait ses propres pratiques spirituelles. Il arrivait qu’elles se rejoignent selon la proximité de leurs maîtres.
Cependant, la ṭarīqa ʿīsāwiyya, tout en puisant dans l’abondant héritage soufi, suivit une voie à part, que nous allons explorer.
Vers l’an 1467 naît Abū ʿAbd Allāh Muhammad ibn ʿĪsā, fondateur de la ṭarīqa ʿīsāwiyya, surnommé le Cheikh Parfait (al-shaykh al-kāmil) ou encore le soufre rouge (al-kibrīt al-aḥmar) et la bénédiction des gens de la terre et du ciel. Sa voie devient rapidement l’une des plus répandues et des plus controversées — tant sur le plan intellectuel, politique qu’esthétique — durant les siècles suivants.
On peut, à propos de cette controverse, citer l’opinion des juristes malikites au Maroc selon laquelle :
“Ceux qui participent au samāʿ (audition spirituelle) avec ces instruments sont des gens en état (ḥāl). Or, la personne en état mystique est assimilée au fou dans toutes ses manifestations ; on l’accepte ainsi, sans le prendre pour modèle.”
On peut également rappeler la position du sultan Sulaymān al-ʿAlawī (1760–1822) dans sa Lettre sur les instruments de musique, où il mit en garde contre le rapprochement avec Dieu à travers la musique et les danses mystiques (shaṭḥ), qualifiant les membres des confréries ʿīsāwiyya et jīlāliyya de “saints du diable”. Bien que cette position n’ait pas eu force de fatwa, elle était empreinte d’un ton d’interdiction et d’incitation à la méfiance. Elle incarnait une tactique radicale, à la fois politique et religieuse.
C’est ce même regard ambivalent et suspicieux que les autorités coloniales françaises adoptèrent dès leur arrivée en Afrique du Nord — en Algérie comme au Maroc. Qu’il s’agisse de réprimander les figures emblématiques des ʿAïssaoua ou d’interdire leurs rites, ou encore de déprécier leur musique : en 1907, la préfecture d’Oran interdit toute manifestation ʿīsāwiyya dans l’espace public, en raison de son “caractère rugueux et de sa nature perturbatrice pour l’ordre public”. Dans le même esprit, le résident général de France au Maroc ordonna, en 1935, l’interdiction de toutes les démonstrations ʿīsāwiyya à Fès et à Meknès.
Maurice Le Glay écrit, à propos de la danse et de la musique marocaines…
« Je ne connais rien de plus agaçant et de plus pauvre artistiquement que ce spectacle, et l’attrait qu’y trouvent les Marocains, en général, constitue à mes yeux le signe même du gouffre qui sépare nos idées des leurs. »
La confrérie ‘Issaoua, jusqu’à la mort du Cheikh Al-Kamil, enterré à Meknès en 1562, resta fidèle à un soufisme sunnite malékite, attaché à l’unicité, à la pauvreté et à l’évitement des « innovations » religieuses. Cependant, l’émergence de la musique au sein de cette confrérie, et le début de l’attention portée à ses dimensions techniques/esthétiques, spirituelles/corporelles et organisationnelles/économiques, la transformeront en une cible aux yeux des non-initiés, et l’amèneront à tisser des relations plus complexes avec les théologiens, les sultans, et parfois avec d’autres confréries proches d’elle (Jilala, Hamadcha, Derkaoua, etc.), ainsi qu’avec les autorités de la colonisation et des écrivains et historiens qui leur étaient affiliés.
Ce rejet colonial de l’Issaoua, soutenu par l’avis des théologiens et des sultans, n’était pas simplement une réaction de dégoût esthétique ou politique, mais une tentative de se débarrasser des spectres du Moyen Âge qui avaient hanté les catholiques après la révolution industrielle en Europe et dans ses colonies. Ce phénomène peut être observé dans le rituel italien encore pratiqué aujourd’hui, connu sous le nom de tarentisme. Les Français continuaient à voir dans les rituels d’Issaoua une image de paganisme qu’ils croyaient avoir été libérés grâce à la chrétienté, au point que certains écrits français comparaient les Issaouas au sorcier Robert Houdin, et d’autres affirmaient que les ‘Issaouas (les partisans de l’imam Al-Hadi ben Issa) n’étaient en réalité qu’une version déformée des jésuites (les partisans de « Sayyidina Isa »), et certains textes faisaient des parallèles entre leurs danses et la danse de Saint-Guido.
Ce n’est qu’au XVIIe siècle que la musique entre véritablement dans le cadre de la confrérie ‘Issaoua, à l’initiative des descendants du « Cheikh Al-Kamil » qui établirent une hiérarchie de « moukaddams » (responsables), et codifièrent la musique dans les sphères publiques et privées en élaborant des règles poétiques, mélodiques et chorégraphiques précises. Ainsi, ils créèrent des formes musicales distinctes pour la confrérie, devenant des éléments essentiels à la réalisation de la « جذبَة » (extase mystique), sans laquelle la « shouhada » (extase spirituelle) ne pouvait être atteinte.
Les pratiques de la confrérie ‘Issaoua varient en fonction des contextes, des occasions et des régions géographiques, mais elles respectent des règles strictes selon le lieu (maison privée, zaouïa locale, grande zaouïa) et le temps (jours ordinaires, saisons religieuses, anniversaire du Prophète), tout en suivant un système musical rigoureux ponctué d’improvisation. Nous nous contenterons ici de décrire les principales étapes de la Nuit ‘Issaoua, un événement organisé dans les maisons à la demande de leurs propriétaires pour attirer la bénédiction ou pour des raisons de guérison.
La Nuit ‘Issaoua n’était pas un rituel courant parmi les ‘Issaouas, et il n’a pas été prouvé que le Cheikh de la confrérie ni ses disciples le pratiquaient. Certains des moukaddams (responsables) attribuent cette pratique à un besoin spécifique du dévot Sidi Abd al-Rahman al-Shantri, l’un des adeptes de la confrérie, ou à une influence des rituels de Sidi Ali Ben Hamdouche. La Nuit ‘Issaoua se divise en trois étapes principales : le dhikr (rappel), le muluk (royaume) et la hadra (présence spirituelle). La nuit commence par la « dakhla », c’est-à-dire l’entrée, lorsque les membres de la confrérie se tiennent à la porte de la maison. Pendant ce moment, les ‘Issaouas portent, chacun selon son rôle, les drapeaux de la confrérie et les instruments de musique tels que le tambour, la ghita, les bendirs, le nfar, les tariâj, les tambours et la tasses, tandis qu’un membre de la confrérie circule parmi les invités avec un encensoir rempli de bois de agawî et de romarin, connu des Marocains sous le nom de croix, et de l’encens berbère appelé « sargina ».
Nous pouvons entendre, à ce moment, des vers de poésie populaire tels que :
“Les chercheurs n’ont pas trouvé / les désireux n’ont pas obtenu
Ceux qui se tiennent à la porte de Dieu / nos seigneurs sont les hommes de Dieu
Les visiteurs lorsqu’ils viennent / leurs cœurs se réconfortent par Dieu.”
Le moukaddam allume une bougie en s’adressant aux spectateurs : « Que Dieu guérisse le malade et que celui qui cherche un but l’accomplisse. » Les gens commencent à acheter des bougies, et le moukaddam frappe le bendir, préparant l’entrée dans la maison avant de s’installer dans le hall, entouré des membres de la famille, au milieu des chants des femmes et des prières des présents sur le Prophète.
La nuit commence par le dhikr, un processus préparatoire fondé sur l’unité divine et les deux témoignages de foi (la shahada) pour instaurer la paix dans le lieu. Cela commence par la lecture des prières et invocations, en particulier le Hizb Subhan al-Dayim, ou ce que l’on pourrait appeler la « prière chaféite », dont la formule a évolué, ainsi que la récitation de poèmes tels que les « hurm », les « darqawiya » et les « tahdira », en plus des « tawatiya ». Cette étape se caractérise par des rythmes rapides, notamment dans la tahdira, et vise à épuiser les forces du mal chez les personnes attirées, avant de passer à la phase des rois (muluk). La phase du dhikr peut durer environ deux heures, voire plus, en fonction des méthodes des moukaddams et de l’interaction du public avec eux.
Les “Moulouk” (rois) commencent par le Hadoun et le Jilaliya, qui ensemble forment la porte d’entrée des Moulouk, appelée “Bab al-Jilaliya”. Il est possible que, pour commencer, des poèmes en dialecte marocain soient chantés, louant le Prophète ou invoquant les saints et sollicitant l’aide de leurs enfants et petits-enfants, comme préparation à l’affrontement des forces du mal présentes dans l’espace de la cérémonie de la nuit. Ces poèmes ressemblent à ceux du Malhoun dans leur structure, et certains chercheurs ont suggéré une relation paternelle entre l’art du Malhoun et le dhikr des Aissawa.
“Notre Seigneur, Dieu, Dieu, Ô notre Seigneur,
Notre Seigneur, Dieu, mon espoir est en Toi.
Au nom de Dieu, j’ai commencé mon discours,
Et je compléte par des prières, sur celui qui est venu avec le verset.
Si le cheikh est absent, ses enfants sont ici,
Si le cheikh est absent, ses enfants sont avec moi.
Ô maison de la générosité, maison du soin,
Maison de la générosité,
Et si le cheikh est absent, ses enfants sont là…”
À ce moment-là, après l’invocation de Dieu, l’adoration du Prophète et la présentation de la loyauté envers les descendants du fondateur de la voie, les instruments comme le ghita (flûte) et le tabl (tambour) entrent en jeu, coupant l’élan de la prière et racontant à leur manière une histoire différente de celle des historiens et des dynasties dominantes. Les chercheurs et les membres de la confrérie Aissawa s’accordent à dire que le terme moulouk (rois) désigne, dans le contexte des pratiques soufies et chamaniques marocaines, en particulier chez les Gnawa, les djinns ou esprits. La personne “habité” est celle qui est possédée, un être dans un état particulier qui est guidé par la musique. Parfois, et contre toute attente, les Aissawa répondront à l’appel d’un homme ou d’une femme possédée, et une nuit se déroulera sans passer par la phase du dhikr (éloge de Dieu), effaçant ainsi la base du monothéisme et des témoignages de foi. Seules des prières accompagnées de hénna, de danse extatique et de cris seront pratiquées. Ce chapitre dans la cérémonie est connu sous le nom de Bab Knaoua (porte des Gnawa), puisqu’il fait appel à une tradition chamanique d’origine africaine et pré-islamique.
Cela dit, chez les Aissawa, les Moulouk demeurent en règle générale une phase de l’expérience extatique, avant d’être interprétés comme des figures démoniaques. Mais alors, les Moulouk sont-ils des djinns, ou sont-ce les souverains eux-mêmes ? Que se passe-t-il si nous renversons l’interprétation et prétendons que les Moulouk sont des rois ? Contrairement aux rois d’Europe, tels que ceux de France, d’Espagne ou d’Angleterre, les sultans du Maroc n’avaient pas de bénédiction religieuse directe ; leur lignée avec la maison du Prophète n’était qu’un symbole formel, un critère de la succession dynastique, sans valeur spirituelle ou guérisseuse décisive pour le peuple.
Les Aissawa, en revanche, ont transformé certains aspects du soufisme en un puissant outil de pouvoir et d’autorité à travers la musique, qu’ils exercent en dehors des murs des palais : dans les champs, les marchés, les maisons et sur les tombes. C’est là, précisément, que le pouvoir et l’érotisme se rencontrent chez cette confrérie mystérieuse, surtout avec l’initiation du troisième portail des rois, celui des Arabiyat (les femmes arabes). Les instruments musicaux ont la capacité de provoquer des états extatiques et d’émouvoir les gens, que ce soit individuellement ou en groupe. Ils ont également pour effet de « castrer » le phallus politique du système en place, car les éléments de cette porte sont représentés par des djinns féminins qui s’emparent des corps masculins, créant un troisième espace de jouissance et de rébellion, tout en se référant à la dualité homme/femme, bien que les musiciens soient tous des hommes. Cependant, le rôle de la femme est symboliquement présent à travers la division des rôles musicaux : la Hachia (femme) maintient le rythme constant tandis que le Zouaq (homme) improvise et embelli la mélodie.
Quant à la Hadhra (présence divine), elle représente un dépassement des catégories de pureté et d’impureté, politiques et démoniaques, sans renoncer à une érotique qui se manifeste par des danses imitant des animaux, notamment la danse du lion, où hommes et femmes se retrouvent égaux, voire une forme de jouissance sexuelle féminine prédominante. Après cette phase, l’extase s’installe dans la tranquillité divine (Shkina). Les rituels de la Hadhra oscillent entre des formes musicales et dansantes soit divines soit abstraites, modifiant ainsi les caractéristiques sensorielles de l’extase vers un état de calme et de sérénité. Lorsque la Hadhra touche à sa fin et que la nuit approche de son terme, les Aissawa chantent un poème, Azmita, sur un rythme “divin”, qui a été composé au milieu du XXe siècle par le poète Ibrahim al-Dokkali, auteur de plus d’une centaine de poèmes dédiés à la confrérie Aissawa. Le Azmita est également une spécialité culinaire populaire partagée à la fin de la Hadhra, symbolisant la bénédiction et la pauvreté des disciples, qui se tournent vers Dieu.