Entretien avec Émile Habibi
Conduit par Jean-Paul Chagnollaud et Régine Dhoquois-Cohen
Dans le cadre de ses efforts pour réactiver les archives arabes, la plateforme Terss publie un entretien avec l’écrivain palestinien Émile Habibi, réalisé après la signature des accords d’Oslo. Cet entretien, initialement publié dans le numéro 9 de la revue de l’iReMMO (Confluences, Hiver 1994), a été mené par Jean-Paul Chagnollaud et Régine Dhoquois-Cohen.
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Emile Habibi, écrivain célèbre et respecté, a toujours été une des grandes voix s’exprimant au nom des Palestiniens qui, après 1948, se sont retrouvés comme étrangers sur leur propre terre dans l’Etat qui venait de naître et qui n’était pas le leur. Pendant de nombreuses années, ils ont été victimes de spoliations et de multiples discriminations qui, pour une part, subsistent encore aujourd’hui, même si leur situation actuelle n’est plus comparable à celle des années 50 ou 60. Proche du parti communiste et longtemps député à la Knesset, Emile Habibi a toujours défendu le principe d’une acceptation du plan de partage voté en 1947 par les Nations Unies. Ses positions lui ont valu de violentes critiques de nombreux intellectuels arabes et palestiniens. Il était donc important de connaître son point de vue au lendemain de l’accord du 13 septembre.
— Avant d’en venir à l’actualité, pourriez-vous nous dresser un tableau des attitudes contemporaines des Arabes israéliens à l’égard d’Israël?
On peut distinguer deux courants d’inégale influence. L’un est principalement représenté chez beaucoup d’intellectuels qui craignent, par-dessus tout, que leur identité palestinienne ne soit menacée par ce qu’ils appellent “l’israélisation” des Arabes d’Israël, c’est à dire une intégration dans la société israélienne qui conduirait à la dilution de leur personnalité culturelle. Le second courant est très répandu auprès des gens qui n’ont pas pour habitude de théoriser ou de conceptualiser leur situation. Ils constituent la majorité de notre peuple ; confrontés aux contraintes et aux difficultés de la vie quotidienne, leurs craintes sont bien éloignées de celles des intellectuels. Pour eux, la menace qui pèse sur leur avenir est à l’inverse de l’intégration : ils redoutent d’avoir, un jour, à s’exiler car ils ont toujours pris au sérieux les discours des groupes politiques israéliens qui n’ont cessé de parler du transfert et de l’expulsion des Arabes. Des groupes qui, dans le dernier gouvernement Shamir, avaient des représentants au gouvernement. C’est dans cette perspective qu’ils ont longtemps interprété les multiples mesures prises par Israël pour les reléguer à la périphérie de la société. Leur préoccupation dominante a donc toujours été de tout faire pour tenter de trouver une place au sein de cette société dans tous les domaines et notamment dans l’éducation et la culture.
Ce courant est de plus en plus important comme l’ont montré les résultats des élections législatives et, en particulier, celles de 1992 où la majorité des Arabes d’Israël a voté en faveur des partis sionistes de gauche appartenant au camp de la paix. Personnellement, je considère ce phénomène comme le produit d’une prise de conscience politique décisive. Le combat n’est pas appréhendé de manière idéologique mais d’une façon concrète et pragmatique. C’est sur ces bases que la plupart des Arabes israéliens se déterminent dans leur vie quotidienne comme dans les élections. C’est donc, en partie, grâce à ce mouvement que le Likoud a été écarté du pouvoir et que la coalition menée par Rabin et Pérès a été en mesure d’appliquer son programme de paix. Une telle attitude s’avérait pourtant d’autant plus difficile que l’Etat d’Israël n’a jamais voulu reconnaître ni l’identité des Palestiniens, ni leur représentation par des députés arabes.
Cela a toujours été dit ouvertement. Les gouvernements successifs n’ont jamais admis que des votes arabes à la Knesset puissent soutenir leurs coalitions quand il y a une décision fondamentale à prendre. Rabin lui-même a toujours écarté l’idée que son gouvernement pourrait dépendre de votes arabes. A l’époque du Likoud, c’était encore pire. Tout ceci a provoqué une cassure entre les intellectuels et le peuple. Les premiers avancent des slogans et des mots d’ordre qui ne sont pas suivis. Quant à moi, je suis fier que mon peuple ait compris l’enjeu et que ses réponses aient été à la hauteur de la situation. Ainsi, aujourd’hui, de nombreux Arabes occupent des positions importantes au sein de la société israélienne : nous avons beaucoup d’étudiants, nous sommes présents dans les services et la restauration ; nous avons des vedettes dans le théâtre, dans le football et dans bien d’autres secteurs. Et ce ne sont évidemment pas des faveurs octroyées par le gouvernement israélien mais bien des succès obtenus grâce à l’obstination et la détermination des Arabes d’Israël.
— Quelles furent les réactions de la société arabe israélienne à l’accord du 13 septembre ?
Comme les intellectuels sont en relation avec l’OLP, les différences de sensibilité politique qui traversent la centrale palestinienne se retrouvent, dans une certaine mesure, parmi eux. Ainsi certains sont influencés par les organisations radicales tandis que d’autres le sont par le courant du Fath. Au-delà de ces clivages, on peut dire que tous furent surpris et que beaucoup furent déçus. Mais comme Yasser Arafat lui-même conduit ce changement, ils ont accepté de ne pas s’y opposer. Beaucoup ont cependant le sentiment d’être coincés et se trouvent obligés d’abandonner les positions qu’ils défendaient jusqu’alors; ce n’est pas facile et quelques-uns sont même discrédités.
Mais, en définitive, ils ne représentent qu’une très petite partie des Arabes d’Israël. Quant à l’immense majorité de ce peuple, elle est encore plus enthousiaste que les plus enthousiastes des Palestiniens des territoires occupés. Et cela se comprend facilement : comme ils ont été contraints de coopérer avec l’Etat d’Israël, ils ont toujours vécu dans l’angoisse d’être accusés de traîtres ou de collaborateurs, en particulier par des intellectuels palestiniens. Dans cette nouvelle situation, tout a basculé et désormais ils se sentent à l’aise. D’autant plus qu’ils vont enfin pouvoir sortir de leur isolement par rapport au monde arabe qui leur était interdit en raison de leur nationalité israélienne. Ils espèrent aussi que la reconnaissance mutuelle intervenue entre Israël et l’OLP pourra, à terme, faciliter leur propre lutte pour l’égalité des droits au sein de la société israélienne. Jusqu’à présent elle leur était, en effet, refusée en raison de l’état de guerre.
— Donc, vous croyez en cette dynamique…
Non seulement j’y crois mais je pense avoir joué un rôle, aussi modeste soit-il, pour que cette réconciliation historique soit aujourd’hui une réalité. Ce processus va réussir parce qu’il n’y pas de retraite possible ni pour les leaders israéliens ni pour les dirigeants palestiniens. Ni les uns ni les autres ne peuvent revenir en arrière. Et tous savent que, s’il échouaient, ils seraient aussitôt dévorés par les requins de leur opposition. Imaginez ce qui arriverait à Rabin et à son parti dans une telle hypothèse : leur avenir politique serait ruiné. Et c’est la même chose pour Yasser Arafat.
Dès la victoire de Rabin, j’étais convaincu qu’il n’avait pas d’autre choix que d’avancer vers la paix puisqu’il s’y était engagé dans sa plate-forme électorale; sans cela il n’avait plus d’avenir politique. L’autre raison essentielle est que le pas décisif qui vient d’être franchi ne doit rien au hasard. Il est, au contraire, le résultat naturel d’un long processus historique et même le seul résultat naturel possible. Pérès a cité Winston Churchill qui affirmait que pour sortir d’une situation très complexe, il fallait le faire d’un seul coup car on ne pouvait pas s’y reprendre à deux fois. Or, ce saut historique s’est appuyé sur un terrain solide et stable formé par deux réalités incontournables: le destin des Israéliens dans cette région n’est pas et ne sera pas celui des Croisés; les Palestiniens existent et aucune force ne pourra les faire disparaître. Chacun des deux peuples a payé très cher pour arriver à construire ces réalités. Ce qui est survenu en Palestine, depuis des dizaines d’années, est tout à fait comparable à ce qui s’est passé ailleurs avec la colonisation européenne. Initialement les Israéliens sont les agresseurs et nous avons été les victimes; mais cela ne change rien: malgré tout cela nous devions faire ce compromis; il y a eu des faits accomplis et nous devions les reconnaître.
Nous avons entendu des intellectuels affirmer que nous ne pouvions pas abandonner nos rêves de toujours mais nous, nous ne voulons pas que notre peuple continue à vivre en martyr. Ce qui est permis aux autres peuples doit l’être aussi au nôtre. Personne n’a contesté le droit de Nelson Mandela d’accepter un compromis; au nom de quoi le contesterait-on aux Palestiniens? Nous ne vivons plus au temps où il était possible de régler des questions nationales en cherchant à anéantir les autres. Depuis 1974, les Palestiniens étaient en quête d’une solution de compromis mais ce n’est que récemment que les Israéliens ont compris que leur avenir ne pouvait pas se construire sur la négation du peuple palestinien. Ils ont essayé mais ils ont échoué. Rabin, en particulier, a échoué dans ses tentatives de briser l’Intifada. Et pourtant ils ont eu le temps nécessaire pour le faire avec l’appui des Américains. Nous sommes arrivés à un moment où toutes les options ont été tentées — la force, la non-reconnaissance, la négation de l’Autre — et ont échoué. Beaucoup de gens me disaient: l’avenir nous réserve le pire; je répondais: le pire a déjà été essayé.
— Pensez-vous que les Arabes israéliens vont aussi bénéficier de ce qui se prépare sur le plan économique?
Nous sommes déjà arrivés à la conclusion que nous allons être laissés de côté. Les Palestiniens et les Israéliens vont sans doute coopérer mais les Arabes israéliens qui ont de l’argent sont tenus à l’écart. Nous aurons cependant, peut-être, un bénéfice indirect par les retombées du développement annoncé d’Israël. Par exemple, dans le domaine du tourisme, à Nazareth en particulier… En tout cas, les Arabes israéliens espèrent voir ainsi leur situation économique et sociale s’améliorer. Mais il faut savoir que nous ne vendrons ni nos biens ni nos villages même pour l’éternité au paradis. Nous ne sommes pas les Turcs de Chypre. Ici, ce sont nos terres. Nous avons vécu toute une vie de misère et de lutte en refusant toujours de quitter notre patrie, même à l’époque où la situation était si éprouvante pour nous. Aujourd’hui, alors que nous pouvons enfin espérer recevoir les fruits de notre ténacité, nous accepterions de partir? Evidemment non.
Je me souviens, dans les années cinquante, quand j’étais député à la Knesset, Ben Gourion s’exprimait à la tribune pour dire qu’il ne comprenait pas pourquoi les Palestiniens continuaient à s’infiltrer en Israël alors qu’ils risquaient d’être jetés en prison ou tués. Cela montrait à quel point il ignorait ce que l’amour de la terre peut signifier pour des hommes déracinés.
— Vous paraissez très amer quand vous parlez de tout cela…
Bien sûr que je suis amer. Je le suis quand je vois tout ce que les dirigeants israéliens nous ont fait. Je le suis aussi quand je pense à ces Palestiniens qui m’ont accusé d’être un traître.
Aujourd’hui, ils ne savent plus quoi dire puisqu’Arafat et Rabin se serrent la main! Alors ils prétendent que cette réconciliation est différente des relations que j’ai entretenues en Israël avec les Israéliens. Et pourtant non, ce n’est pas différent. J’ai toujours rêvé de ce moment. Je l’ai toujours voulu. J’ai fait tout ce que je pouvais pour que cela puisse arriver. Parce que j’ai compris le sens de notre histoire. Au moment de l’accord, nous avons vu à la télévision une vieille femme israélienne qui réagissait en disant: “désormais je sais qu’Israël est là pour rester, pour moi c’est la même joie que lors de sa création”. Elle parlait de cet événement comme d’une seconde naissance d’Israël et elle avait raison. Vous savez je me souviens de cette époque, car je suis un vieil homme maintenant, où les dirigeants sionistes faisaient tout pour arracher la reconnaissance des Palestiniens. Et, de génération en génération, ils l’ont recherchée. Aujourd’hui, ils l’ont. C’est la clé de leur avenir et de l’ouverture des portes du monde arabe. Pour nous, qui vivions au quotidien en Israël, c’était la même chose. Nous avions besoin de leur reconnaissance sinon notre destin risquait d’être semblable à celui des Indiens aux Etats-Unis: parqués dans des réserves. Il n’y a pas si longtemps que siégeaient, dans le gouvernement israélien, des ministres qui ne pensaient qu’à l’expulsion des Palestiniens… Tuer des enfants palestiniens devenaient presque quelque chose de banal. Notre existence en tant que Palestiniens était menacée.
Pour la première fois, le mouvement sioniste est obligé de reconnaître l’existence d’un autre peuple en Palestine. Il est révolu le temps où Golda Meir affirmait que le peuple palestinien n’existait pas.
— Pensez-vous que l’antisémitisme se soit développé au sein de la société arabe israélienne?
L’antisémitisme n’est pas une maladie des peuples orientaux mais bien des peuples occidentaux. Nous avons bien des maladies chez nous mais pas l’antisémitisme. Jamais nous ne l’avons eu. Nous ne savons pas ce que c’est. Autrefois en Palestine, nous avons connu une situation d’harmonie dans les relations quotidiennes entre les Arabes et les Juifs mais elle fut détruite par la réalisation du projet du mouvement sioniste. Maintenant tout peut être différent. On pourrait revenir, d’une autre manière, à la coexistence des Juifs et des Arabes comme autrefois. Il y a une semaine, je participais à une manifestation à Naplouse en faveur de la libération de prisonniers politiques palestiniens. A la fin, alors que chacun rentrait chez soi, un jeune Palestinien fut appréhendé par les soldats israéliens qui bloquaient la route. Je me suis approché d’eux pour discuter avec leur commandant et lui demander de le laisser partir. Après un moment d’hésitation, il a accepté. Un tel échange était inconcevable avant cet accord. Ce n’est qu’une petite anecdote mais elle montre que quelque chose de nouveau est en train de se passer. Si le processus continue, les relations entre les uns et les autres vont se transformer. D’autant que les Israéliens et les Palestiniens se ressemblent : ils ont les mêmes faiblesses et les mêmes folies. Souvent, dans mes livres, je me suis demandé qui était le plus fou: l’Israélien ou le Palestinien? Je n’ai toujours pas trouvé de réponse…
— En tant qu’écrivain, pensez-vous que les bouleversements en cours vont modifier ce que vous avez à exprimer?
Actuellement certains intellectuels prétendent que tout ce qui a été dit à propos de la question palestinienne n’a désormais plus aucune valeur. D’autres estiment que nous avons à changer notre langage. Ce n’est pas ma manière de voir. La vraie question est de savoir ce qui était bon et ce qui ne l’était pas ? Ce qui était bon reste bon et ce qui était mauvais reste mauvais… Donc, il est incontestable que certains doivent absolument changer ce qu’ils écrivaient. Mais pas moi.
Émile Habibi (1922-1996)
Homme de lettres palestinien