Expérience et pauvreté
Walter Benjamin
Écrit entre avril et octobre 1933, publié à Prague à la fin de la même année, le texte « Erfahrung und Armut », dont nous donnons la traduction, est plus que l’essai préparatoire au « Narrateur ». L’épuisement du récit y est rapporté à l’appauvrissement de l’essence de l’expérience : l’art a encore un sens dans la mesure de cet appauvrissement, si c’est possible. L’impossibilité de cette nouvelle situation ouvre à la possibilité de discerner deux barbaries inconciliables : la « bonne » barbarie, si on lit bien, renonce d’un même geste à l’esthétisation du politique (qui culmine dans le nazisme) et à la politisation de l’art (au « communisme », du moins sous sa forme stalinienne). Nous avons traduit d’après l’édition Suhrkamp (Gesamtausgabe) – traduit par Philippe Beck et Bernd Stiegler.
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Dans nos anthologies se trouvait la fable du vieil homme qui, sur son lit de mort, fait croire à ses fils qu’un trésor est caché dans son vignoble. Ils n’avaient qu’à creuser. Ils creusèrent, mais aucune trace de trésor. Cependant, comme l’automne arrive, le vignoble donne une récolte qui n’a pas sa pareille dans le pays entier. Ils s’aperçoivent alors que leur père leur a transmis une expérience : ce n ’est pas dans l’or que réside le bonheur, mais dans l’ardeur au travail. Tant que nous continuions de grandir, d’un ton calme ou menaçant on nous a opposé de telles expériences : «Le blanc-bec, il veut déjà avoir son mot à dire.» «Tu en feras bien l’expérience un jour. » En plus, on savait exactement ce qu’était l’expérience : toujours les gens plus âgés l’avaient transmise aux gens plus jeunes. Brièvement, avec l’autorité de l’âge, sous forme de proverbes ; d’une manière prolixe, la parole facile, sous forme d’histoires ; parfois sous forme de récits de pays étrangers, qu’on faisait près de la cheminée, devant fils et petits-enfants. — Où est donc passé tout cela? Qui tombe encore aujourd’hui sur des gens capables de raconter quelque chose avec honnêteté? Existe-t-il encore aujourd’hui un endroit où nous viennent de mourants des paroles si stables, qui passent comme un anneau de génération en génération (Geschlecht) ! Un proverbe vole-t-il encore aujourd’hui au secours de quelqu’un ? De même, qui tentera seulement d’en finir avec la jeunesse en renvoyant à son expérience ?
Non, c’est clair : le cours de l’expérience a chuté, et ce en une génération (Génération) qui a fait de 1914-1918 l’une des expériences les plus terrifiantes de l’histoire mondiale. Peut-être n’est-ce pas aussi étonnant que cela paraît. Ne pouvait-on le constater alors : les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. Ce qui s’est par la suite déversé, dix ans après, dans le flot des livres de guerre, ce fut tout autre chose que l’expérience, qui court de bouche à oreille. Non, cela n’était pas du tout étonnant. Car jamais expériences ne se sont révélées plus profondément mensongères que les expériences stratégiques à travers la guerre de position, les expériences économiques à travers l’inflation, les expériences corporelles à travers la faim, les expériences morales au travers des puissants. Une génération qu’on conduisait encore à l’école en tramway à chevaux se retrouvait à la belle étoile, dans un paysage où rien n’était demeuré inchangé, sinon les nuages et, au centre, dans un champ de force de courants destructeurs et d’explosions, l’infime et fragile corps de l’homme.
Avec ce terrible déploiement de la technique, un paupérisme (Armseligkeit) tout à fait nouveau s’est abattu sur les hommes. Et le revers même de ce paupérisme, c’est l’oppressante richesse d’idées qui a soulevé les gens — ou plutôt s’est abattue sur eux — avec la résurrection (Wiederbelebung) de l’astrologie et de la « sagesse du yoga », de la Christian Science et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du spiritisme. Car il n’en va pas ici d’un authentique retour à la vie (Wiederbelebung), mais d’une galvanisation. Il faut penser aux magnifiques tableaux d’Ensor, où l’apparition de fantômes remplit les rues des grandes villes : petits-bourgeois aux déguisements carnavalesques, masques difformes couverts de farine, couronnes pailletées aux fronts, se vautrent à perte de vue le long des ruelles.
Ces tableaux ne sont peut-être rien tant que l’image de l’épouvantable et chaotique Renaissance en laquelle un si grand nombre placent leurs espoirs. Mais voici ce qui se montre le plus distinctement : notre pauvreté d’expérience n’est qu’une partie de la grande pauvreté qui a retrouvé un visage aussi net et précis que celui des mendiants au Moyen Age. Que vaut en effet tout l’enseignement de la tradition (Bildungsgut) quand l’expérience même ne nous y rattache pas ? Où cela conduit quand l’expérience devient feinte et détournée, c’est ce que l’affreux mic-mac des styles et des visions du monde au siècle dernier nous a rendu trop distinct pour que l’aveu de notre pauvreté ne puisse être considéré comme honorable. Oui, nous devons l’admettre : cette pauvreté d’expérience n’est pas seulement pauvreté en expériences privées, mais, et ce en général, pauvreté en expériences-de-l’humanité. Et voilà donc une sorte de nouvelle barbarie.
De barbarie? En effet. Nous disons cela afin d’introduire un concept nouveau et positif de la barbarie. Car où la pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à commencer par le commencement ; à bâtir sur du Neuf ; à s’en tirer avec Peu ; à construire à partir de Peu sans regarder à droite ni à gauche. Parmi les grands créateurs, il y a toujours eu les Impitoyables, qui tout d’abord faisaient table rase. Ils voulaient une table à dessin, ils étaient des constructeurs. Ainsi Descartes était un constructeur qui, dans un premier temps, ne voulut pour toute sa philosophie rien que la seule et unique certitude : «Je pense, donc je suis», et c’est de là qu’il partit. Einstein aussi était un constructeur de cette sorte, qui soudain ne s’intéressa plus à rien du vaste monde entier de la physique, sinon à une seule et unique petite discordance entre les équations de Newton et les expériences de l’astronomie. Et c’est ce même commencement radical que les artistes avaient en vue lorsqu’ils se tournèrent vers les mathématiciens et construisirent le monde à partir de formes stéréométriques, comme firent les cubistes, ou eurent recours à des ingénieurs, comme le fit Klee. Car les figures de Klee sont quasiment tracées sur la planche à dessin et, dans l’expression de leur physionomie, elles obéissent surtout à l’Intérieur, comme la carrosserie d’une bonne automobile se plie aussi aux exigences du moteur. A l’Intérieur plus qu’à l’Intériorité : cela fait d’elles des figures barbares.
Ici et là, depuis longtemps, les têtes les mieux faites cherchent à quoi riment ces choses. Une entière désillusion quant à l’époque alliée néanmoins à une reconnaissance sans réserve de cette même époque est leur signe caractéristique. Il revient au même de constater, comme le fait le poète Bert Brecht, que le communisme n’est pas le juste partage de la richesse, mais celui de la pauvreté, — ou de déclarer, comme le fait Adolf Loos, le précurseur de l’architecture moderne : « J ’écris seulement pour les hommes qui possèdent une façon de sentir moderne… Pour des hommes qui se consument dans le désir nostalgique de la Renaissance ou du Rococo, je n’écris pas. » Un artiste aussi enchâssé que le peintre Paul Klee et un autre aussi programmatique que Loos — s’écartent tous deux de l’image établie de l’homme, image solennelle, noble et parée de tous les sacrifices du passé, pour se tourner vers leur contemporain qui crie comme un nouveau-né dans les couches sales de l’époque. Ce contemporain, nul ne l’a salué de manière plus joyeuse et riante que Paul Scheerbart. Certains de ses romans ressemblent de loin à du Jules Verne, mais, et ceci le distingue grandement de Verne —chez qui il ne se trouve toujours que des petits rentiers français ou anglais pour sillonner l’univers dans les véhicules les plus délirants — Scheerbart s’est intéressé à la question de savoir ce que nos télescopes, nos avions et nos fusées font des hommes d’autrefois en les transformant en créatures entièrement nouvelles, dignes d’être remarquées et aimées. D’ailleurs, également, ces créatures parlent déjà dans une langue entièrement nouvelle. Et ce qui dans cette langue est décisif, c’est la tendance à l’Arbitraire-Constructif ; tendance qui s’oppose nommément à l’Organique. C’est par cette tendance que la langue des hommes ou plutôt des gens de Scheerbart ne peut être confondue avec aucune autre ; car ces gens récusent la ressemblance aux humains — ce principe de l’humanisme. Jusque dans leurs noms propres : dans le livre qui tire son nom de son héros, « Lesabéndio », les gens se nomment : Peka, Labu, Sofanti et autres noms ressemblants. Les Russes aussi aiment bien donner à leurs enfants des noms « déshumanisés » : ils les appellent Octobre d’après le mois de la Révolution ou « Pjatiletka » d’après le Plan Quinquennal, ou encore « Awiachim» d’après une société de transport aérien. Aucune rénovation technique de la langue, mais sa mobilisation au service du combat ou du travail ; dans tous les cas, au service de la transformation de la réalité effective, non de sa description.
Mais Scheerbart — pour en revenir à lui — attache le plus grand prix à ce que ses gens — et, d’après leur modèle, ses concitoyens — soient logés dans des appartements correspondants à leur rang : dans des maisons en verre mobiles et coulissantes, telles que Loos et Le Corbusier en ont érigées depuis. Le verre n’est pas pour rien un matériau si dur et lisse, sur lequel rien ne s’accroche. Un matériau froid et sobre, aussi. Les choses en verre n’ont pas d’« aura ». Le verre est en général l’ennemi du secret. Il est aussi l’ennemi de la possession. Le grand poète André Gide a dit un jour : « Chaque chose que je veux posséder me devient opaque. » Les gens tels que Scheerbart rêvent-ils de bâtisses en verre pour avoir reconnu une nouvelle pauvreté ? Mais peut-être une comparaison ici en dira-t-elle plus que la théorie. Qu’on entre dans la chambre des années 80, et, malgré « l’intimité confortable» (« Gemütlichkeit ») qui y règne peut-être, l’impression la plus forte sera : «tu n ’as rien à chercher ici». Tu n ’as rien à chercher ici, car il n ’est pas d ’emplacement, ici, où l’habitant n’aurait déjà laissé sa trace : sur les corniches par des bibelots, sur le fauteuil rembourré par des napperons, aux fenêtres par des transparents, ou encore devant la cheminée par l’écran de poêle. Un beau mot de Brecht aide ici à aller loin, plus loin : «Efface les traces», dit le refrain du premier poème de l’« Anthologie pour les habitants des villes».
Ici, dans la chambre bourgeoise, le comportement opposé est devenu l’habitude. Et inversement, l’« Intérieur »* oblige l’habitant à prendre le plus grand nombre d’habitudes, des habitudes qui sont plus conformes à l’Intérieur* dans lequel il vit qu’à lui même. C’est ce que comprennent tous ceux qui connaissent encore l’état absurde dans lequel tombèrent les habitants de ces chambres remplies de peluches, alors que quelque chose de la maison s’était cassé en deux. La manière même qu’avaient ces habitants de se mettre en colère — et ils savaient jouer en virtuoses de cet affect qui commence peu à peu à disparaître — était surtout la réaction d’un homme dont on a effacé « la trace de ses jours terrestres ». Mais Scheerbart et son verre, et le Bauhaus et son acier ont ouvert la voie : ils ont créé des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. « Après tout ce qui a été dit, déclare Scheebart il y a de cela vingt ans, nous pouvons bien parler d’une “ culture du verre”. Le nouveau milieu de verre changera l’homme complètement. Et il ne reste plus maintenant qu’à souhaiter que la nouvelle culture du verre ne rencontrera pas trop d’opposants. »
Pauvreté d’expérience : on ne doit pas comprendre par là que les hommes aient un désir d’Expérience nouvelle. Non, ils désirent se libérer des expériences, il désirent un monde dans lequel ils puissent faire reconnaître leur pauvreté — l’extérieure et finalement aussi l’intérieure — de façon si pure et distincte qu’il en sorte quelque chose de convenable. Et ils ne sont pas toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire le contraire : ils ont «bouffé» tout cela, la «culture» et l’«homme», jusqu’à en être rassasiés et fatigués. Nul ne se sent plus concerné qu’eux par les mots de Scheerbart : « Vous êtes tous si fatigués — et cela seulement parce que vous ne concentrez pas vos pensées autour d’un projet très simple, mais d’une très grande ampleur. » A la fatigue succède le sommeil, et là il n’est pas rare que le rêve dédommage de la tristesse et du découragement du jour, et montre réalisée la très simple mais très grande existence (Dasein) pour laquelle la force manque au réveil. L’existence (Dasein) de Mickey-Mouse est un rêve de cette sorte pour les hommes d’aujourd’hui.
Cette existence est pleine de miracles, qui non seulement surpassent les miracles techniques, mais les tournent en dérision. Car le plus remarquable en eux, en effet, c’est qu’ils sortent tous, sans machinerie et de manière improvisée, du corps de Mickey-Mouse, de celui de ses partisans et de ses persécuteurs, des meubles les plus quotidiens aussi bien que de l’arbre, des nuages ou de la mer. Nature et Technique, Primitivité et Confort sont ici parfaitement unis et, devant les yeux des gens que les complications infinies du quotidien ont fatigués et dont le but dans la vie surgit seulement comme point de fuite le plus éloigné dans une perspective infinie de moyens, —apparaît, délivrante, une existence (Dasein) qui, à chacune de ses tournures, se suffit à elle-même de la manière la plus simple et en même temps la plus confortable, et dans laquelle une automobile ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille et où le fruit à l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’un ballon aérien. Mais nous souhaitons maintenant prendre de la distance, et du recul.
Pauvres nous sommes devenus. De l’héritage de l’humanité nous avons abandonné une part après l’autre, et nous avons dû souvent l’engager au Mont-de- Piété au centième de sa valeur, pour recevoir comme avance la petite monnaie de l’« Actuel ». Dans l’embrasure de la porte se tient la crise économique, derrière elle, une ombre, la guerre qui vient. S’accrocher est aujourd’hui devenu l’affaire du petit nombre des puissants, et Dieu sait s’ils ne sont pas plus humains que le grand nombre ; en majorité plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, cependant, doivent emménager une nouvelle fois et avec Peu. Ils s’en rapportent aux hommes qui ont fait du Fondamentalement Nouveau leur affaire et leur chose, et qui l’ont fondé sur la compréhension et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs histoires, l’humanité se prépare à survivre, s’il le faut, à la culture. Et le principal, c’est qu’elle le fait en riant. Peut-être ce rire ici et là sonne-t-il barbare. Bien. Puisse donc celui qui est un seul donner parfois un peu d ’humanité à cette masse qui, un jour, le lui rendra avec usure.
Walter Benjamin (1892-1940)
Philosophe, historien de l’art, critique littéraire, critique d’art et traducteur allemand. Il a notamment traduit Balzac, Baudelaire et Proust, et est l’auteur d’une œuvre hétéroclite aux confluents de la littérature, de la philosophie et des sciences sociales