Faire saboter Venise (2/3)

Bruno Lemoine
Le projet de la dérive psychogéographique de Ralph Rumney s’intitule La Tour penchée de Venise. On y découvre un roman-photo, de celui qu’on pouvait feuilleter, dans les années 50, dans tous les magazines pour midinettes. Le personnage, que l’on suit sur les planches du roman-photo, est Alan Ansen, un poète américain et ami de Rumney, qui avait accueilli chez lui, dans la Sérénissime, William Burroughs, Gregory Corso et Allen Ginsberg. Alan Ansen « avait un mode de vie que je qualifierais d’hyper-beat. », selon les propres mots de Rumney dans Le Consul. À quelques pas de Guy Debord, le situationnisme prend, à ses débuts avec Ralph Rumney, un caractère international ; il est ainsi, dès la fin des années 50, un pont reliant ce qu’on allait bientôt appeler la contre-culture américaine avec la française : la beat generation se trouve à avoir, quoiqu’on en puisse dire, et dès son origine, des accointances avec le situationnisme, à travers la dérive et le fait d’avoir un comportement peu ou prou addictif à l’alcool et aux drogues[1].

Campanile Santo Stefano vu du Campo San Anzolo, à Saint-Marc à Venise
La Tour penchée de Venise compte six dérives de Ralph Rumney avec Alan Ansen. La première dérive commence à l’Est de la ville, sur Piazzale Roma, proche de la gare et du nœud routier, par où les voyageurs débarquent encore en train, de nos jours. Et, comme il s’agit d’une dérive, comme il n’y a pas lieu de calculer ses pas pour trouver un trésor ni même d’un pèlerinage post-situationniste, on se promène nous-mêmes, on flâne afin de retrouver, pas perdus, les pas du premier homme au vingtième siècle qui nous semble avoir été un tant soit peu libre, et, dès le début, croyant suivre le chemin du psychogéographe anglais Ralph Rumney, on se trompe lamentablement.
Commençant à quelques pas de l’embouchure du grand canal après la gare de Venise, on suit celui-ci afin de rentrer plus avant dans la ville côtière, marcher sur le fondamenta Santa Lucia après avoir traversé le pont de la Constitution jusqu’au pont des Déchaussés… or, le pont de la Constitution, fait de métal et de verre, un pont altier, magique, tel le serpent vert du récit de Goethe, et sur lequel le passant glisse sur des écailles verts-phosphore plutôt qu’il ne marche, un tel pont ne sera construit qu’en 2008… ni serpent vert ni pont de verre n’existaient en 1957, tandis que Ralph Rumney entamait sa dérive à Venise. Le jeune peintre anglais, partant de la piazzale roma, emprunta plutôt le pont de Papadopoli pour entrer dans le quartier résidentiel de Santa Croce, loin du grand canal que les touristes longent encore.
Mais, comme nous n’avons pas d’impératifs, comme nous sommes nous aussi en promenade, nous nous trompons, je l’ai dit, et empruntons le pont de la constitution qui mène à la strada nuova – celle-ci est aujourd’hui le plus grand et le plus long boulevard commercial de Venise, donc le plus emprunté par les touristes – pour terminer, au centre du quartier du Cannareggio, à Campo Santi Apostoli, où se situe la fin de la première dérive consignée dans The Leaning Tower of Venice.

Alan Ansen
J’ai effectué un tel trajet durant le mois de juillet 2022, soit soixante-cinq ans après Ralph Rumney. Soleil brûlant, la chaleur était étouffante et, de la gare routière jusqu’à Campo Santi Apostoli, pas un arbre, pas une ombre sur la route ; le changement climatique faisant aujourd’hui son œuvre mortifère. La strada nuova est actuellement le territoire des marques Starbucks, Vuitton ou Mc Donalds, les échoppes de souvenirs sont tenues par des Pakistanais qui en ont chassé les Vénitiens. Strada nuova est une autoroute pour touristes pressés ; on ne s’y arrête que pour acheter, consommer et repartir aussi sec de la Sérénissime avec son selfie. Les poubelles dégorgeaient alors de cannettes et de papiers sales (la municipalité de Venise a eu la bonne idée, depuis, de faire disparaître les poubelles, obligeant ainsi les touristes à repartir avec leurs déchets).
Naturellement, Ralph Rumney et Alen Ansen auraient eux-mêmes délibérément fui cet axe longeant le grand canal pour les petites rues de Santa Croce, afin de s’isoler de la foule, et trouver l’ombre et la fraîcheur qui leur manquaient. Affecté par les ambiances des quartiers, le marcheur percevait alors, dans l’environnement vénitien, de nouveaux terrains de jeu : « Bien que Play et Game ne soient pas synonymes, ils ne sont pas toujours contradictoires. », écrit à ce propos Ralph Rumney au début de son roman-photo. Le playing est l’improvisation libre dans le jeu, soit la liberté. Le game est la règle du jeu, soit la contrainte : telle est la psychogéographie, un jeu où le playing prend le pas sur le game, un impromptu : de nouvelles règles du jeu s’établissent alors, de nouveaux cadres de communication, soit une zone autonome, ou qui se perçoit comme telle. L’espace urbain semblait pouvoir être alors un lieu où de nouvelles règles s’improvisaient.

C’est l’homme de la masse portant un soleil malade qui est aujourd’hui devenu ce qu’il faut éviter dès la sortie de la gare de Venise. À piazzale Roma, prendre le pont des Déchaussés devant vous et s’enfoncer dans les quartiers populaires pour prendre la calle Nova de S. Simon, où se trouve un bâtiment sinistre, le ministère du travail. L’ironie de l’histoire, c’est que le locus amoenus, les lieux idylliques, deviennent, dans les circonstances actuelles, des lieux de détestation à cause du soleil brûlant et du tourisme de masse. On en viendrait presque à trouver la quiétude assis sur un banc dans un quartier résidentiel tenu par des marchands de sommeil, plutôt que de brûler au soleil de la place Saint Marc.
Mais déjà, au début de ton parcours vénitien, ton image est sur les réseaux sociaux, pris en retro eyed movement par les dizaines de selfies croisés en chemin, ton image parcellarisée, fantôme de toi pris sur la route et que des milliers d’yeux voient simultanément, ici et là sur la planète. Venise n’est plus la république des doges, mais celle de l’homme de la masse, jouant la comédie du bonheur dans la ville-spectacle, et, avec son selfie, se traçant lui et te traçant toi immédiatement. La Sérénissime est devenue la ville du contrôle intégral : plus moyen d’échapper à l’œil de Dieu, puisque chacun d’entre nous, avec son téléphone portable, est devenu une partie, une parcelle de cet œil. Chaque homme semble être un atome de l’œil de Dieu regardant Caïn, et parcelle de Dieu et parcelle de Caïn dans le même temps. Innocent et coupable : « Esse est percipi », écrivait le philosophe Berckeley. Il faudra bientôt payer afin de ne plus être tracé par les satellites et l’homme de la masse ; il faudra payer pour être caché des hommes. Caïn devient ainsi le modèle de l’homme libre fuyant les nouveaux démiurges.

Anish Kapoor, Vantablack, 2014
Avant Strada nuova, quittant le pont des Flèches, on peut voir, à droite, le palais Manfrin Venier dont le propriétaire est l’artiste indien Anish Kapoor, celui qui a acheté le monopole du Vantablack, une variété de noir ayant la propriété d’absorber la lumière à 99,965 %, faisant de ses œuvres des déjections de soleils noirs. Kapoor est aujourd’hui l’un des artistes les plus célèbres au monde, mais aussi le premier homme à avoir acheté le droit exclusif d’une couleur – ou plutôt de l’absence même de couleur – pour un usage artistique. Les installations d’Anish Kapoor tournent autour du thème du jardin des supplices. Ses œuvres présentent du noir absorbant l’ombre et les contrastes, des canons, des machines à broyer et des charniers. Les charniers d’Anish Kapoor ressemblent à de la crème glacée vanille et framboise, comme celle que l’on peut acheter à deux pas de son palais. En y sortant, le noir de Kapoor semblait coller à ma rétine, comme un nouveau point invisible dans l’œil. « Du coup, se demandait la poète Annie le Brun dans Ce qui n’a pas de prix, la seule question est désormais de savoir si l’obscurité du Vantablack va triompher ou non de nos nuits. Avons-nous fini d’aller y chercher le plus clair de nous-mêmes ? »
Des premières dérives surréalistes à nos jours, le renversement est complet : Ralph Rumney, l’ami du peintre Yves Klein, n’aurait pas reconnu en Kapoor un frère, mais un ennemi. A-t-on l’idée d’imaginer Yves Klein achetant les droits exclusifs sur son bleu ? C’est Rumney, à ce qu’il semble, qui a expliqué à Yves Klein comment employer la feuille d’or pour ses tableaux. Tout était free pour Rumney comme pour Debord, free signifiant en anglais libre et gratuit.
Ainsi, la dérive psychogéographique avait-elle pour fin de rendre nos villes autonomes, donc débarrassées de l’argent et du capitalisme financier.
Free, comme le fut, dix ans plus tard, à San Francisco, la dérive des Diggers et d’Emmett Grogan, l’ami de Gary Snyder, d’Alen Ansen, des beat mais aussi des Panthères noires, sur Haight-Ashbury, avant que les hippies et le FBI n’en reviennent à des rapports sociaux fondés sur l’argent et la consommation de masses.
Free est actuellement un mot qui n’existe plus. En tout cas, je n’ai pas trouvé à Venise le chas dans l’aiguille ni la porte de Jérusalem par où une révolution pourrait s’engouffrer, comme Walter Benjamin l’avait en son temps souhaité, loin de là.
Il faut donc reprendre la marche ici même, et parcourir à nouveaux frais l’enceinte de la ville céleste…

Le film In girum imus nocte et consumimur igni de Debord, titre-palindrome pouvant se lire à l’envers comme à l’endroit, tel le cercle chtonien de l’ourobouros, In girum… se termine non par le mot FIN, mais par la phrase « À reprendre depuis le début » Reprendre donc ici depuis le début, comme le narrateur du récit Cinéma de Tanguy Viel se projette sans fin, obsédé, compulsif, le film de Joseph L. Mankiewicz Le limier… Autant maintenant regarder In girum… par le milieu, et le milieu nous amène, par la voie de l’eau, droit sur l’arsenal de Venise (54’31) – voix-off, là, de Guy Debord : « Quant à moi, je n’ai jamais rien regretté de ce que j’ai fait et j’avoue que je suis encore complètement incapable d’imaginer ce que j’aurais pu faire d’autre, étant ce que je suis. »
L’arsenal de Venise, sans qui la Sérénissime n’aurait pas eu de titre sur la méditerranée, sans qui il n’y aurait jamais eu Venise, l’arsenal est la pièce maîtresse du Jeu de la guerre, ce jeu de stratégie conçu par Guy Debord. L’arsenal est aussi, pour Debord, la pièce du roi au jeu d’échecs, celle qu’il ne faut pas perdre. L’un des premiers principes du Jeu de la guerre est simple : si vous voulez gagner la guerre, si vous voulez simplement survivre sur un champ de bataille, vous ne devez pas laisser le camp ennemi vous couper l’accès à vos armes. La première règle à respecter sur un champ d’honneur est une règle de communication : le circuit entre les unités en armes (infanterie, cavalerie, artillerie et transmission) et les arsenaux ne doit pas être rompu – à aucun moment. L’information est donc capitale… C’est pourquoi Michel Strogoff reste, encore de nos jours, le meilleur roman de Jules Verne, car il nous apprend comment un simple messager, comment un simple message peuvent changer la face du monde : si vous voulez survivre, il faut que vous ayez des armes. Ce que la philosophe Elsa Dorlin appelait, dans son dernier livre, se défendre. Il vous faut donc des armes, pas seulement une éthique ou une philosophie de la violence, mais des armes physiques, concrètes, comme des canons et une garde nationale pour la Commune de Paris.
Le Jeu de la guerre fut conçu par le révolutionnaire et joueur de poker Guy Debord en 1955 ; dix ans plus tard, il en dépose le brevet. En janvier 1977, il s’associe à l’éditeur Gérard Lebovici pour fonder, à parts égales, une société dont l’objet est la production, la publication et l’exploitation de jeux, dont Le Jeu de la guerre. Naturellement, l’entreprise fait un four. En 1984, Gérard Lebovici est assassiné dans des circonstances qui restent encore mystérieuses, mais les éditions demeurent, en partie grâce à sa femme. En 1987, l’essai Le Jeu de la guerre de Guy Debord et d’Alice Becker-Ho est publié aux éditions Gérard Lebovici. 1989 : Debord écrit dans Panégyrique, un essai autobiographique :
« Je me suis beaucoup intéressé à la guerre […]. J’ai d’ailleurs réussi, il y a longtemps, à faire apparaître l’essentiel de ses mouvements sur un échiquier assez simple […]. Les surprises de ce Kriegspiel paraissent inépuisables ; et c’est peut-être la seule de mes œuvres, je le crains, à laquelle on osera reconnaître quelque valeur. »[2]
Rien ne reste de ce livre, rien ne reste du Jeu de la guerre, dont Debord estimait pourtant lui-même que sa règle était plus importante que celle de La société du spectacle, et qui affirmait, en substance :
Vous êtes une société libre : ayez des arsenaux ; vous êtes une femme ou un homme libres : ayez des armes. Ou un sabot.
Guy Debord et Alice Becker-Ho jouent au jeu de la guerre, 1977. Photo Jeanne Cornet.

Le premier principe que l’on apprend de ses pères et mères, c’est que la vie n’est pas un jeu. C’est un principe qui semble évident, qui coule de source : la vie est sérieuse, toujours, jusque dans ses moindres ramifications, son air de gravité nous emporte avec elle jusqu’au linceul. C’est ce dont Debord ne croyait pas, lui comme d’autres, lui comme d’autres avaient lu Homo ludens, l’essai très sérieux sur le jeu de l’historien néerlandais Johan Huizinga, traduit en français et publié chez Gallimard en 1951. Huizinga montrait alors que le jeu a une place essentielle dans les cultures, qu’il est même à la source de notre humanité. Mais la place du jeu, si elle est essentielle, est bien circonscrite : le jeu se trouve à côté de la vie, il ne se confond pas avec elle, jamais. D’ailleurs, on parle de parties de jeu, qui ont un déroulement bien défini entre un début et une fin. Le jeu se termine souvent par un gagnant, ou plusieurs, et des perdants ; on calcule alors son score, les participants se serrent la main et ils retournent à leurs affaires.
Aussi, lorsque le philosophe Roger Caillois reprend, dans Les jeux et les hommes, l’essai Homo Ludens de Huizinga, il le reprend sur des points de détails de sa définition du jeu ; lui non plus ne confond pas la vie avec un jeu. Oui, mais alors les Kriegspiel, qu’est-ce que c’est ? Celui de Frédéric Guillaume III, par exemple ? Qu’est-ce donc que ce jeu de guerre, si ce n’est pas un jeu ? si la guerre n’est pas un jeu ? Et pourquoi donc le joueur de poker Guy Debord a-t-il cru que son Jeu de la guerre le rendrait plus célèbre, qu’une telle règle du jeu serait davantage lue que La société du spectacle ? Bluffait-il encore ? Était-ce de la poudre aux yeux, comme celle charriée en abondance dans nos médias ? Le Jeu de la guerre, poudre aux yeux pour Debord ? Le film In girum… poudre aux yeux ?
D’ailleurs, sans doute dans In girum… Debord s’en prend-il à Godard et à sa conception dialectique du cinéma comme permettant au spectateur de prendre conscience de ses conditions d’existence, lorsqu’il déclare : « Les images existantes ne prouvent que les mensonges existants. » ; on s’attend à ce que Godard lui réponde : « Non pas une image juste, juste une image. », une image qui touche juste et fasse mouche selon Godard ; ce dont Debord ne croit pas, ce dont il croit tout le contraire : « Que faudrait-il prouver par des images ? poursuit Debord. Rien n’est jamais prouvé que par le mouvement réel qui dissout les conditions existantes, c’est-à-dire l’organisation des rapports de production d’une époque et les formes de fausse conscience qui ont grandi sur cette base. » Le cinéma n’est pas par lui-même révolutionnaire selon Debord, loin de là, c’est de la poudre aux yeux, de celle que l’on donne aux masses après le journal du soir pour qu’elles s’endorment. Donc Debord lui-même réalise lui aussi, dans In girum… de la poudre aux yeux, et il l’avoue :
« Voici, par exemple, un film où je ne dis que des vérités sur des images qui, toutes, sont insignifiantes ou fausses, un film qui méprise cette poussière d’images qui le composent. Je ne veux rien conserver de l’usage de cet art périmé, sinon, peut-être, le contre-champ du seul monde qui l’a regardé et un traveling sur les idées passagères d’un temps. »
Voilà pourquoi In girum… est le dernier film de Guy Debord.
Après cela, vous avez Venise, à 20 minutes du début, voyez : Debord, après avoir expliqué que le cinéma est un art contre-révolutionnaire, commence à enregistrer en bateau des images de la Sérénissime. Au premier quart du film, donc : la basilique Santa Maria de la Salute, l’un des monuments les plus connus de Venise, apparaît : on en revient donc ici à une carte postale de la cité flottante. Cela montre bien que pour Debord, Venise n’est pas la ville de l’homo ludens, mais celle du spectacle. Cela aurait pu être autrement à la fin des années 50, lorsque Ralph Rumney marchait à Venise en maître, mais Rumney n’a pas rendu à temps son roman-photo The leaning tower of Venice afin qu’il puisse être publié dans L’Internationale situationniste, raison pour laquelle Debord l’a exclu du groupe situationniste.
Cette exclusion se passe deux ans avant 1960, année où Debord adhère à Socialisme ou Barbarie, le groupe militant mené par les philosophes Castoriadis et Claude Lefort. C’est important que je mentionne l’adhésion de Debord au groupe Socialisme ou Barbarie maintenant. J’en viendrai ensuite à l’exclusion de Ralph Rumney par Debord. C’est important à cause de ce principe philosophique, donc éthique et politique : « La vie est un jeu. » des situationnistes. Disons qu’il y a, selon moi, trois grands principes discutés a priori des années 50 aux années 70 : il y a le principe espérance (Ernst Bloch), le principe responsabilité (Hans Jonas) et il y a le principe jeu (celui de la contre-culture). Et ce dernier principe (qui détermine comme les deux autres une politique et une éthique spécifiques) est discuté très sérieusement dans Socialisme ou Barbarie, lorsque Debord adhère au groupe. Parce qu’on pensait alors, après Marx, que la rationalisation de l’organisation des moyens de production, couplée à l’automation des machines, allait donner lieu à une société des loisirs, à savoir une société dans laquelle l’homme a du temps libre, donc une société dans laquelle on pourra finalement inventer son quotidien[3].
Bertolt Brecht (à gauche) et Walter Benjamin (à droite) jouant aux échecs au Danemark en 1934.

Ainsi, à la fin des années 70, dans son essai Le Principe responsabilité, le philosophe Hans Jonas, qui fut l’ami de Walter Benjamin et de Hanna Arendt, parle encore très sérieusement de la société des loisirs. Pour lui, c’est une société où ses membres ont tous un violon d’Ingres comme moyen de subsistance, et, d’un point de vue économique, cela n’est pas pensable, c’est même aberrant, selon Hans Jonas, de penser possible une telle société : même dans une société communiste, selon lui, il faut, d’une manière ou d’une autre, que l’homme peine dans un travail qu’il n’a pas vraiment choisi[4].
De la fin des années 50 à la fin des années 70, tout le monde a écrit pour ou contre la société des loisirs, puisqu’une telle société semblait inéluctable, qu’elle pouvait même être une réponse politique contre la société de consommation émergeant. Donc, Debord, pendant un an, participe aux réunions de Socialisme ou Barbarie et paie sa cotisation, puis il quitte l’organisation, lorsqu’il se rend compte que sa conception de la société des loisirs, celle de la New Babylon de l’artiste Constant, une ville futuriste et changeant au gré des envies de ses habitants – Une ville, d’ailleurs assez proche de celle de l’architecte israélien Yona Friedman, si ce n’est que Friedman se méfiait des avant-gardes artistiques et que sa ville a pour modèle les conceptions du structuralisme : « Nous avons constaté jusqu’ici deux phénomènes, affirmait Friedman dans son texte « L’art et la ville » : l’art doit être compréhensible (message) pour le plus grand nombre de personnes possibles (démocratisation). Les conditions requises pour obtenir ce résultat sont la codification à la portée de tous et la possibilité d’une énorme liste de permutations à partir du code. Nous avons vu aussi que le code peut et doit être appris. Nous avons constaté qu’autrement, au lieu d’art nous trouvons que l’aide-mémoire et le canular. » (« L’art et la ville », 1967) – Contrairement aux idées de l’Internationale Situationniste, pour Socialisme ou Barbarie, New Babylon, ce n’est pas possible, ce n’est pas pensable. Selon Castoriadis, en un sens proche ici des opinions de Yona Friedman, la liberté s’apprend : si l’ouvrier veut discuter de l’urbanisme et avoir droit à la ville, s’il veut décider les lois sans être représenté par un expert, s’il veut être un aristocrate grec sous Périclès, il doit apprendre, il doit se former, il doit travailler. Pour Debord, non, il n’y pas à transiger : il faut donner les clés de Venise au peuple dès maintenant : Homo ludens maintenant !
The Change, Ralph Rumney (1957)

L’origine du nom Venise est Vénus, la déesse de la beauté et de l’amour. Debord dérive autour d’elle à la fin des années 70 par la voie de l’eau, vingt ans avant lui Ralph Rumney empruntait ses calli en piéton, et chacune de leur dérive forme un cercle spiralé concentrique ou un labyrinthe étrusque, chacune dessine la trajectoire d’un papillon de nuit autour d’une flamme. J’ai dit que Rumney fut l’un des premiers membres du situationnisme à avoir été exclu par Debord, c’est même peut-être le premier – je n’irai pas chercher à déterminer qui détient la palme de l’apostasie décernée par le pape du situationnisme, d’autres écrivains abonnés aux cahiers noirs l’ont fait bien avant moi, d’autres le feront après. Pourquoi cela, pourquoi lui, et pourquoi peut-être lui comme premier expulsé du situationnisme ? La version officielle est la suivante : Ralph Rumney n’a pas tenu la promesse qu’il avait alors faite à Debord, celle d’envoyer dans les délais son roman-photo The Leaning Tower of Venice, afin qu’il soit publié dans le premier numéro de la revue L’Internationale Situationniste. Le verdict tombe donc dans le billet « Venise a vaincu Ralph Rumney » de ce premier numéro, le pape du situationnisme rédige la mise à l’index ironique suivante à l’adresse de son meilleur chercheur en dérive psychogéographique : « Les anciens explorateurs, écrit-il, ont connu un pourcentage élevé de pertes au prix duquel on est parvenu à la connaissance d’une géographie objective. Il fallait s’attendre à voir des victimes parmi les nouveaux chercheurs, explorateurs de l’espace social et de ses modes d’emploi. […] Rumney vient donc de disparaître, et son père n’est pas encore parti à sa recherche. Voilà que la jungle vénitienne a été la plus forte, et qu’elle se referme sur un jeune homme, plein de vie et de promesses, qui se perd, qui se dissout parmi nos multiples souvenirs. »
Venise serait donc la jungle ayant perdu le peintre Ralph Rumney, en conséquence sa dérive n’est plus celle du situationnisme. Ici, Guy Debord comparait probablement son ami à un explorateur du Nouveau Monde qui se serait perdu à la recherche de l’Eldorado. Pourtant, il y avait eu des circonstances atténuantes que Guy Debord connaissait, qu’il ne pouvait pas ne pas connaître : Ralph Rumney avait alors eu un enfant avec Pegeen, la propre fille de Peggy Guggenheim, et l’enfant avait été mis au monde à Venise. En Italie, le droit du sol n’existe pas comme en France : si vous naissez en Italie de parents anglais et américains, comme Sandro Rumney, le fils de Ralph et de Pegeen Guggenheim né en juin 1958, en principe vous êtes un apatride, soit un citoyen de seconde zone. Généralement, une telle affaire se résout diplomatiquement : l’enfant se trouve à être reconnu par la nation du père ou de la mère, les consulats font leur travail, mais pas là, pas pour Sandro Rumney. Parce que la mécène Peggy Guggenheim, la mère de Pegeen, est alors riche et célèbre, et qu’elle est bien installée à Venise ; celle-ci cherche alors à protéger sa fille et Ralph Rumney est juste le fils d’un petit pasteur britannique…
Il y a aussi ce tableau de Ralph Rumney, The Change, dont il faut que je parle ici. La riche Peggy Guggenheim, avant qu’il ne rencontre sa fille, voulait, à Londres, le lui acheter, mais Ralph le lui a refusé, parce que la Redfern Gallery, qui l’exposait alors, avait été très correct avec lui. Ralph Rumney refusa la proposition de Peggy Guggenheim, après cela il eut Pegeen, sa fille, c’était plus que la protectrice des arts et des lettres ne put supporter. Ralph Rumney dut alors se battre avec l’administration vénitienne, qui cherchait à plaire à la riche mécène américaine, pour faire reconnaître son fils, et le situationnisme passa à l’as. Le situationnisme est passé à l’as, parce que Ralph a voulu qu’on reconnaisse son fils. Il avait joué son rôle de père, qui a reconnu son fils, et cela aurait dû suffire, mais non. Non, dit alors Venise, cela ne suffit pas. Non, dit Vénus. Alors Ralph fait un combat d’antichambre, il se coupe de sa relation à Debord quelque temps pour que son enfant ne soit pas un bâtard, et Debord ne le lui pardonne pas.
Regardez bien le tableau The Change (Supra), celui-ci a résolument changé la vie du peintre qui l’a réalisé. Un tel tableau a peut-être encore quelque chose à nous apprendre du rapport entre l’art et la vie. The Change est l’anti-Peau de chagrin, ce roman fantastique de Balzac. Parce qu’il n’y a là aucun truc magique, parce que celui qui est resté éternellement jeune n’a pas commandé le tableau, mais qu’il l’a peint lui-même et qu’il ne s’est jamais senti coupable de rien, contrairement au personnage principal de La peau de chagrin de Balzac (à moins que ce soit Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde). Ralph Rumney a connu Peggy Guggenheim et Guy Debord qui, chacun à leur manière, ont cherché à l’évincer, et, d’une certaine manière, ont réussi. Pourtant, lui passe, entier, acceptant les règles des uns et des autres, joueur impassible, au milieu des tables de jeu du Casino Art, Spectacle, Avant-gardes ou Las Vegas.
L’éviction de Ralph Rumney du situationnisme est parfaitement injuste, comme nombre d’autres exclusions qui ont eu lieu après lui, mais ce qui surprend, lorsqu’on lit Le Consul, le livre dans lequel Rumney racontait sa vie à Gérard Berréby, c’est qu’il ne parle de l’attitude de Guy Debord qu’en termes mesurés. Ralph Rumney reconnaît même, beau joueur, avoir perdu la partie du situationnisme : « As-tu un commentaire à faire au sujet de ton exclusion ? », lui demande ainsi Gérard Berréby, et Rumney lui répond : « Oui, je fais deux commentaires : c’est une exclusion polie et gentille. On y reconnaît l’ironie de Guy. D’autant plus qu’à Cosio [la commune italienne en Ligurie où a été fondé le situationnisme] je garde le souvenir d’avoir dit que tout manquement nécessaire à notre bonne marche devait être sanctionné par l’exclusion. »[5]
Le peintre anglais reconnaît donc ses torts dans l’affaire : il se reconnaît, en somme, de ces torts qu’aucun homme ne pourrait accepter, ni même aucune opinion, puisque, en fin de compte, il a pris ses responsabilités de père : en Suisse en 1960, au consulat britannique, son fils était enfin inscrit sur son passeport. Puis Gérard Berréby essaie de le faire parler au sujet des expulsions du situationnisme ayant eu lieu de 60 à 65, et Ralph Rumney, dans Le Consul, critique l’auteur de La société du spectacle à ce propos, mais toujours en parlant de son admiration pour l’homme qu’il fut et pour son parcours. Parce que Debord était un excellent et redoutable analyste de notre société et qu’il a, toute sa vie, cherché à en revenir à ce moment révolutionnaire où la vie et le jeu se mélangent et fusionnent, ce cusp ou point-catastrophe où les principes et les institutions se dénouent, faillissent, où tout est alors possible.
Pourtant, Debord rédigeait, dès la fondation de l’Internationale situationniste, son programme en stratège, proche qu’il était des principes du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz, mais aussi de ceux de l’historien et stratège napoléonien Antoine de Jomini. Et tous ceux qui l’ont suivi dans l’aventure situationniste ont été ses pions dans le Jeu de la guerre qu’il projetait déjà. Cela, ce que Rumney ne dit pas, c’est ce qu’explique l’historien de l’art Emmanuel Guy dans Le jeu de la guerre de Guy Debord[6]. Debord comparait toujours les domaines sociaux et les champs culturels que le situationnisme avait investis aux fronts militaires du stratège de Napoléon Antoine de Jomini. La littérature, l’art, l’architecture et l’urbanisme, la théorie critique, la politique révolutionnaire étaient, pour Debord, différentes positions stratégiques à tenir, soient les fronts militaires qui devaient ou non progresser ; le monde était devenu, pour lui, le théâtre des opérations situationnistes. Donc, au début des années 60, les exclusions faites par Debord de nombre d’artistes, après son départ de Socialisme ou Barbarie, furent affaires de stratégie militaire.
Selon Antoine de Jomini, les changements de front stratégique étaient les manœuvres les plus importantes en temps de guerre, et il écrivit à ce propos : « En formant ainsi une perpendiculaire avec sa propre base on se rend maître des deux côtés de l’échiquier, et on place ainsi l’armée dans une position presque aussi favorable que si elle avait une base à deux faces. »[7] Et l’historien de l’art Emmanuel Guy de conclure à ce propos : « Le changement de front stratégique de l’IS consiste à se déployer à la perpendiculaire de l’art, dans le champ du politique, sans cesser pour autant d’y investir son héritage artistique. »[8] L’art est donc l’une des lignes de front, Mètis et Kaïros, du jeu de la guerre situationniste.
Tout membre du situationnisme était une pièce de jeu dans les mains de Debord. Ce que Ralph Rumney ne pouvait avouer qu’à mi-mot dans Le Consul, c’était que lui-même et son propre fils aient pu être une pièce sur le Jeu de la guerre que Guy Debord mettait en place dès la fin des années 50. Malgré son exclusion, le peintre anglais est resté, toute sa vie, admiratif devant la toile que la première araignée révolutionnaire de l’histoire des avant-gardes avait pu tisser, fier aussi peut-être de lui avoir résisté et donc d’avoir été l’une de ses premières victimes.
Mais il y a une autre carte sur Le Jeu de la guerre que Ralph Rumney dans Le Consul fait aussi semblant, selon moi, de ne pas comprendre, et cette carte est l’écrivaine Michèle Bernstein, la première femme de Guy Debord. Ici, le jeu de la guerre se transforme en jeu de l’amour, comme on va voir…
Bruno LEMOINE
Ecrivain
Récits : Matachine et L’après-journal Nijinski aux éditions al dante.
Anthologie de poésie contemporaine : « L’homme approximatif », (Livre + Film DVD avec l’écrivain François Dominique) aux éditions Al dante.
Poésie contemporaine : revues Action poétique, Nioques, Le Bout des bordes, journal Res Poetica, Do©ks… Réalisation de la revue poésie et art The Black List.
Essais, articles divers : revues Inter art actuel, La Revue des Ressources, Politique de l’auteur
“Pour une hantologie du cinéma“, éditions La Nerthe, décembre 2023