Joël Moulin.. Vues improbables
Jean-Bernard Pouy
Terss publie un texte inédit du romancier Jean-Bernard Pouy qui se souvient d’un artiste valdoisien trop tôt disparu, Joël Moulin. Nous tenons à exprimer notre sincère gratitude envers madame Anne-Marie Moulin Pouy pour avoir généreusement ouvert les archives de l’artiste. Cette précieuse initiative permet non seulement de préserver l’héritage artistique Joël Moulin, mais elle offre offert une opportunité unique aux jeunes générations de plonger dans l’univers créatif de cet artiste exceptionnel.
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Joël Moulin avant les yeux d’un bleu incroyable, entre le turquoise délavé et l’azur pâle, ce bleu que l’on retrouve souvent frotté tout au long de ses appréciations du ciel. Même si elle apparait au cours des ans, moins évanescente, devenant ce bleu minéral avec lequel, les peintres le savent bien, on fait des verts romains sublimes, cette couleur aura au moins été, au cours de son intense travail, une valeur, un refuge. Et depuis sa jeunesse, Joël Moulin savait bien l’importance du refuge, lui qui a été longtemps alpiniste. Une passion qui ressemble beaucoup à la peinture et qu’il est dangereux de pratiquer sans entrainement, les yeux fermés. Un plaisir et surtout un travail qui ne vous amène pas au sommet, ça, c’est une vue naïve, mais vous fait monter inexorablement vers le bleu intense des cimes, dans la transparence de l’air, et, là, ça devient une vue imprenable.
De nouvelles transparences et d’inexplicables opacités
Je ne le cache pas, Joël était mon beau-frère. Pendant des années, de Rome à Valmondois, j’ai pu, des heures entières, discuter avec lui des affaires du monde, bien évidemment, mais aussi des bouleversements théoriques liés à l’art et à sa pratique. Nous étions d’accord sur un constat : depuis le début du XXe siècle, et même depuis la fin du siècle précédent, m’art s’est scindé au moins en deux. D’un côté, des artistes maniant la déclaration d’intention et la pétition de principe, et, de l’autre, ceux qui ne veulent rien savoir à l’avance des résultats de leur pratique. Joël faisait partie de ces derniers, se jetant avec conscience, patience et détermination dans ce « travail » qui, de traits de crayon, de cris de pastel en touches et effleurements de brosse, apporte ou n’apporte pas la révélation et, par voie de conséquence, ce que recherche tout artiste, la beauté.
Pourtant, en privé, et puisque je défendais plutôt les artistes conceptuels, jamais il n’a lancé d’anathèmes contre ceux qui avaient choisi de faire précéder leur at par la théorie de l’art. Jamais. Om s’est simplement protégé, non pas dans une tour d’ivoire – aucun dédain mystique, aucu dépit nihiliste ne l’habitaient – mais dans un atelier feuillu où, comme un moine méditatif, il s’est bouché les yeux, ce qui est un comble pour un peintre. Tout en les ouvrant sur le mystère incessamment renouvelé de ma représentation. A travers des thèmes simples, son atelier, un meuble, le même paysage entrevu par la fenêtre, des paysages récurrents de Belle-Île, du Cantal o du Vexin, quelques portraits de proches, il a creusé, fouillé, tenté d’appréhender cette lumière, autant intérieure qu’extérieure, qui s’échappe du motif. Comme Soulages tentant de trouver la luminosité du noir, comme Cézanne fouillant la Sainte-Victoire jusqu’à l’éroder plus sûrement que le mistral, comme Poussin cherchant inlassablement le jaune parfait des collines italiennes, comme Chardin se demandant, toute sa vie, qu’elle est la place idéale du couteau dépassant de la nappe. Sans a priori, sinon celui du travail millle fois recommencé, se laissant guider par l’ergonomie toute particulière qui passe de l’œil à la main, et de l’évolution de cette ergonomie vers une sorte de savoir.
Il avait bien compris que les dernières toiles de Mondrian n’étaient que l’épure patiente de paysages néerlandais, ce réel que l’artiste avait modifié tout au long de sa vie.
Le motif n’a que peu d’intérêt. Une table, un arbre, un pan de maison, un cumulus timide n’ont que peu d’importance. Ce ne sont pas des symboles. Ils sont. C’est tout. Mais quelle est cette lumière qui s’échappe sans cesse de toute chose ? Quelle est la place exacte, dans l’ordre général du monde, d’une table, d’un arbre, d’un nuage ?
Le fameux duel, à pinceaux tirés, entre la figuration et l’abstraction n’avait, dans cette volonté, plus d’intérêt pour lui. Il lui suffisait d’attendre, et il a attendu quelques fois lontemps, et cette attente, on comprend après coup qu’elle fut génératrice de sagesse. Il attendait donc ce qui survient sur la toile, ce qui se produit à travers soi, avec soi ou malgré soi. Grâce à un travail gigantesque et incessant, des milliers de croquis et d’esquisses ; des centaines de petits carnets griffonnés de dessins souvent aussi rapides et évidents que des calligraphies, couverts d’aquarelles tentant de nouvelles transparences ou d’inexplicables opacités. Une accumulation donnant curieusement l’impression d’une ascèse, toute une pratique qui prend compte du temps, du déroulement du temps. Comme si l’œuvre de Joël Moulin était un oxymoron, une sombre clarté, une nonchalante ardeur, une transparent opacité, une interminable immédiateté.
Joël lisait beaucoup, mais je sais que, petit à petit, au fur et à mesure, ses préférences allèrent à Proust (là, encore, le temps…) et à un livre qu’il m’avait fait découvrir, La mort de Virgile d’Herman Broch, certainement à l’instar d’Ulysse de Joyce ou d’Au-dessous du volcan de Malcom Lowry, l’un des romans les plus importants du XXe siècle. Dans ce texte éreintant, le temps n’est pas, tant pis pour Héraclite, linéaire, mais se résout dans une succession discontinue de moments privilégiés. La temporalité de l’existence humaine devient alors une nostalgie existentielle, une connaissance hors du temps. Dès lors, il y a un dynamisme de la durée. Ce qui a toujours fait partie de la recherche constante des peintres qui ne sont jamais sûrs de leur art. Supposons que c’est un hasard que Joël se soit installé à Valmondois. Le dimanche, en nous promenant dans les sous-bois bordant la plaine du Vexin, nous poussions souvent jusqu’au cimetière d’Auvers-Sur-Oise. Là, de l’autre côté du mur d’enceinte, Vicent reposait, ou peignait toujours, allez savoir… Joël alors se taisait, nous faisions demi-tour, et il ne se remettait à parler qu’un kilomètre plus loin, à l’aplomb d’une maison où, parait-il, Souvestre et Allain avaient écrit Fantomas…
Ces moments où le temps ne compte plus
La critique et l’Histoire de l’Art ne peuvent s’empêcher, dans les œuvres et la vie des artistes, d’isoler des « périodes ». On pourrait ainsi dire de Joël Moulin qu’après l’apprentissage, il y a une période « romaine », une ère « belliloise », une autre « bord de l’Oise », des années « atelier ». C’est faux. Il y a, tout au long de sa pratique, des moments privilégiés de vision aboutie. Vulgairement parlant, on pourrait dire qu’il y a des moments ou ça fonctionne. Où l’émotion du regard passe outre, oubliant calcul, reconnaissance ou réflexion. Où le travail s’efface. Où la facture disparaît. Où la beauté se montre, existe à jamais. Tout peintre réel rencontre ces moments où le temps ne compte plus et où le Citron de Manet rejoint ceux de Van Eyck dans l’Agneau mystique. Où la garrigue de Cézanne se colle aux forêts de Patinir. Où la chair de Bacon pourrit sur celle de Rembrandt. Où les ciels de Joël Moulin se mélangent à ceux de Turner.
Je me souviens du sujet du Prix de Rome, l’année où Joël l’a remporté : Le mariage du Ciel et de la Terre. Une évidence qui continuera de, sinon le hanter, du moins le guider. Le ciel, l’air, les élements de la transparence, mais aussi ceux de la nostalgie. L’espace qu’il y a entre les choses du monde. La distance réglée, mesurée, annoncée par la couleur, ces traits qui sont comme les flèches d’un regard décomposé, des stries lumineuses, la matérialisation di travail rétinien. Et les aplats, signes de repos et de force terrienne, sur lesquels tombe cette pluie de couleur. Il en résulte une sensualité au moins aussi évidente que le sensualisme avoué de sa peinture, et une poésie au moins aussi palpable qu’une mise à la ligne.
Joël Moulin n’était pas un être éthéré, ni un évanescent styliste retiré du monde. Pour se coltiner avec le quotidien, le cambouis, la maçonnerie et le bricolage tout azimut, pour ruiner ses puissantes mains à grimper des séracs ou manier d’improbables embarcations à voile, il n’avait pas son pareil. Pour faire l’imbécile et le grossier personnage, non plus.
Et plus ses mains, avec l’âge, s’abîmèrent, plus sa peinture devint fragile, cristalline, précieuse. Ce n’est pas certes par un paradoxe, puisque, peu à peu, c’est l’âme qui est descendue dans les épaules, les bras, les mains, les doigts.
Il a dit, un jour (moi, je suis certain que c’était une boutade) : « Suis-je encore contemporain ? Puis-je encore légitiment peindre des nuages ou un arbre ? » Eh bien, la légitimité, parlons-en. Ou plutôt, n’en parlons plus. Admirons simplement l’important aperçu de son travail intitulé « Vues Imprenables »…
Jean-Bernard Pouy (Paris, 1946)
Auteur libertaire français de roman noir. Il a publié plus de 130 romans.
Au début des années 80, avec les autres auteurs du néo-polar, il relance la Série noire, amoureux des jeux de mots et des canulars, il est parmi eux « le déconneur » selon son expression.