Que peut entendre l’âne au gingembre ?
Amran El Maleh
Ash i arf el hmar ilskinjbir? (“Que peut entendre l’âne au gingembre ?”) Lorsqu’un Marocain veut stigmatiser l’incompétence ou l’ignorance dans quelque domaine que ce soit, c’est ce proverbe culinaire qui lui vient spontanément aux lèvres. Ce simple fait illustre la place tenue par la cuisine dans un pays où manger est un rite et où la composition d’un plat obéit à des règles bien établies.
De cet art, le Français ne connaît le plus souvent que le couscous exotico-folklorique, qui s’est taillé un fief sur les bords de la Seine et s’est infiltré dans les plus petites villes de province. Il est parfois difficile, après une expérience décevante, d’imaginer que la cuisine marocaine et la cuisine maghrébine ont leurs lettres de noblesse. Et pourtant ! L’une et l’autre peuvent faire état de quartiers de noblesse que Rodinson, dans ses Recherches sur les documents arabes relatifs à la cuisine, a contribué à révéler.
Dès le dixième siècle, sous les Abbassides, s’est développée une abondante et complète littérature culinaire, et les traités se sont multipliés. La cuisine est alors art de vivre. Elle s’inscrit en bonne place parmi les valeurs d’une civilisation raffinée. Il n’est guère possible d’en douter après avoir lu les témoignages des nombreux poètes et écrivains qui la célèbrent avec talent. L’un des traités qui ont pu être conservés porte un titre éloquent : Livre du lien avec l’ami ou description des bons plats et des parfums. Une gamme culinaire d’une étourdissante richesse étale au fil des pages ses splendeurs. Pour ne citer qu’un exemple, on n’y trouve pas moins de soixante-quatorze façons d’accommoder le poulet.
Au Maroc comme ailleurs, il existe une cuisine de fête, d’apparat, qui diffère de l’alimentation quotidienne, familiale, variable selon les moyens financiers, les milieux sociaux, les traditions régionales. Mais, pour le connaisseur, même le simple verre de thé à la menthe témoigne, dans sa banalité, de qualités subtiles. La plus modeste des ménagères apporte tous ses soins et toute son attention à la préparation de la nourriture, si frugal soit le repas.
Il faut être invité à une table familiale pour découvrir dans toute son ampleur la richesse de la cuisine traditionnelle. C’est là que vous goûterez vraiment dans leur perfection les “tajins” de mouton ou de bœuf accompagnés de légumes ; les différentes préparations de poulet : aux amandes, au citron, aux olives ; le couscous campagnard, copieusement garni de légumes ou austère et raffiné avec sa couronne d’oignons dorés et de raisins secs. Ses grains fins et légers cuits et recuits à la vapeur, délicatement frottés d’huile ou de beurre, doivent se détacher un à un et fondre dans la bouche. Les vrais amateurs le dégustent sans accompagnement et bannissent ces accessoires barbares que sont les merguez, la harissa, les pseudoméchouis au gaz de Lacq si souvent à l’honneur dans les gargotes “orientales” de Pantin ou d’Aubervilliers.
Des dosages secrets
Mais c’est avec la “bstila” fassie (prononcez pastilla) que la gastronomie marocaine atteint ses sommets. Il faut avoir goûté au moins une fois dans sa vie à ce succulent mélange finement haché de chair de pigeon, d’aromates, de miel et de cent autres produits qui entrent dans sa composition.
Il est des plats plus simples mais appréciés des gastronomes : le méchoui (le vrai) cuit à l’étouffée dans un four spécial, les brochettes, la kafka. Comment ne pas évoquer aussi les multiples et délicates salades, la “besara”, faite de fèves arrosées d’huile d’olive, les soupes, parmi lesquelles la fameuse “hrira” des soirs de Ramadan ? Pour un amoureux de la cuisine marocaine, tout est source profonde de plaisirs, en commençant par le pain, cuit à la maison ou dans le four collectif, dont la confection est entourée de tout un rituel et dont la saveur est inégalable.
Des recettes, des proportions, des quantités ? Quelques livres en donnent à l’usage des étrangers de bonne volonté. Mais la Marocaine n’a pas besoin de “fiches de cuisine” ou de manuels. La mère transmet son art à la fille et lui apprend que “tout est dans l’œil et que c’est lui qui mesure”. La cuisinière ne procède pas pour autant par approximations grossières. Pour être non mesurés, les dosages, fruit d’une longue tradition, n’en sont pas moins minutieux. Les épices, par exemple… Il faut savoir les marier sans qu’ils se détruisent, les associer sans qu’ils se concurrencent, les utiliser sans qu’ils altèrent la saveur propre à la viande, aux légumes ou aux fruits qui entrent dans la composition du plat. Ils doivent composer une symphonie.
Le “ras el hanout”, par exemple, résulte du mélange d’une trentaine d’épices, dont certains sont si voisins, qu’il est fort difficile de les distinguer. Le secret de ce dosage est jalousement gardé par quelques “Attar” (marchands d’épices) renommés, surtout à Fès. Nous voilà bien loin de cet ersatz frelaté trop souvent baptisé par des “marchands de soupe” cuisine marocaine. Cet art exige d’ailleurs trop de patience et d’amour pour être commercialisé en grande surface. Il est lié à un mode de vie, à un ensemble de traditions qui subissent durement les coups de la vie moderne. Prendra-t-on encore dans vingt ans, au Maroc, le temps de faire une “bstila “?
Amran El Maleh (1917 – 2010)
Écrivain et intellectuel marocain