Une tentative d’évasion
Hannah Hartz
Dès le premier regard, l’œuvre d’Omar Mahfoudi (né en 1981) nous saisit par un sentiment d’étrangeté. Sous des tonalités bleutées émergent des paysages atmosphériques, peuplés d’arbres et de plaines animés. Sujet prédominant dans l’œuvre de l’artiste, la Nature accentue le clivage symbolique entre civilisation urbaine et monde sauvage. Entourée d’une végétation aux feuillages denses ou enveloppée d’une eau profonde, la figure humaine surgit dans ce paysage impénétrable comme un élément interrogateur. Le regard absent, s’envolant parfois vers un lointain invisible, les personnages habitent les toiles de manière flottante, incertaine. Ce sont des silhouettes que l’on aperçoit de loin, insaisissables, noyées dans une nature abondante. Pour l’artiste, il s’agit de « l’être dans ses origines »[1], l’Homme dénué des prescriptions sociales qui se meut dans une tension constante entre désir de liberté et besoin de protection. Dans cette constellation, le rôle de la nature est double, constituant à la fois un refuge accueillant et un danger redoutable. Telle une apparition chimérique, l’être s’y meut sous des traits fuyants, traduisant une oscillation continue entre présence et absence, visible et invisible.
Ce sont des paysages oniriques que l’artiste nous donne à voir, des terres imaginaires où il s’agirait de « comprendre que les rêves sont aussi une forme de vie »[2]. Telle une échappée, les œuvres d’Omar Mahfoudi proposent un monde autre, où rêves et réalités se confondent dans un imaginaire fantasmagorique. Les figures solitaires, personnages imaginés incorporant parfois des réminiscences émergées ou encore des projections d’une émotion instantanée, reflètent dès lors un dialogue équivoque entre environnement extérieur et monde intérieur. Reflet d’un exil allégorique, l’œuvre dépeint un état de solitude et d’errance qui devient la condition primordiale pour la quête de Soi. L’isolement des êtres reflète alors tout autant le rapport de l’artiste à son œuvre, le moment où – seul face à la toile – il engage un dialogue silencieux qui passe par l’émergence de ces présences picturales.
La récurrence des paysages désertiques vient appuyer cette impression d’éloignement solitaire, projetant le personnage et le spectateur dans un état de recueillement contemplatif. Les nuances dorées évoquent aussi bien les lueurs des dunes infinies que le songe d’un Eldorado enfoui, un lieu idyllique et inatteignable, suscitant une nostalgie profonde. Les teintes lumineuses se couplent à des tonalités bleues et roses-violettes, crépusculaires, exprimant une mélancolie sous-jacente à l’ensemble de l’œuvre d’Omar Mahfoudi. Constitué de ces tonalités cosmiques, le désert reflète le dépassement de soi et de toute chose, s’ouvrant vers l’infini des possibles et une continuité de métamorphoses[3]. C’est ainsi une force transformatrice qui émane de ces paysages désertiques, transposant l’image descriptif vers l’abstraction d’une fiction picturale.
Suivant cette dynamique fluctuante, les contours se fluidifient vers des formes animées, expressions d’une œuvre en mouvement. Ancrée dans l’étendu de coulures et de nuances, l’œuvre d’Omar Mahfoudi vacille entre abstraction et figuration, éludant toute catégorisation. Les traces d’une histoire personnelle s’y mêlent à un imaginaire fantasmé, articulant ainsi un espace de l’entre-deux. Entre rêve et réalité, entre règne végétal et civilisation humaine, la figure incorpore cet état intermédiaire. Tels des personnages romanesques, les êtres picturaux sont à la fois les protagonistes et les outils d’une toile contant un récit autre de la présence humaine et des questionnements ontologiques qu’elle implique. Pour Omar Mahfoudi, l’acte de peindre revient alors à « écouter la toile » et à se laisser guider par le chant de l’œuvre en train de se constituer. Libérant une force enchanteresse, l’œuvre véhicule une narration entraînante, à l’image de la mélodie des joueurs de flûte qui reviennent dans le répertoire pictural de l’artiste. L’évocation de cette image auditive nous renvoie à l’incantation opérée par les charmeurs de serpents, invitant le spectateur à se laisser absorber par l’histoire portée par la toile. Cette dimension musicale de la peinture révèle alors tout autant son aspect théâtral. Invoquant un monde fictif, plus ou moins lointain, l’œuvre d’Omar Mahfoudi suscite l’imaginaire du conte et des légendes transmises au sein des théâtres populaires, telle la halqa sur les grandes places publiques au Maroc.
La force attirante exercée par les joueurs de flûte convoque tout autant l’enchantement de la flûte de Pan et l’univers mythologique. Ainsi, la couronne de fleurs du portrait bleu – Dionysos (2024) – se rapproche-t-elle, pour l’artiste, à la fameuse couronne de lierre de la divinité grecque. Sur un arrière-fond monochrome délavé et traversé par des rayons lumineux, le personnage s’érige dans des tonalités bleutées, lui conférant un aspect fantomatique. Dionysos étant le dieu voyageur par excellence, le rapprochement qu’effectue Omar Mahfoudi entre cette divinité mythologique et son propre personnage se noue dans leur statut immuable de l’Autre. Le regard ténébreux, la figure représentée pourrait incarner une version moderne du dieu grec aux traits androgynes qui tend à se travestir et qui trouble par son altérité. C’est la condition d’éternel étranger qui lie cette peinture à la figure dionysiaque, soulignant l’importance du départ et de l’errance constante.
L’œuvre d’Omar Mahfoudi, par son aptitude à condenser des univers multiples, se fait le récit de traversées continues, en recherche d’un ailleurs. Révoquant la vue depuis la terrasse de la maison maternelle de son enfance à Tanger, l’artiste se souvient de son propre regard divaguant vers le détroit de Gibraltar. Cette vision du détroit, qui était comme le « reflet du monde de l’au-delà », entre terres séparées, renoue avec la question de l’entre-deux. Entre territoires et cultures pluriels, la quête des personnages peints renvoie au propre itinéraire de l’artiste. Le choix du fictif, d’un onirisme assumé, devient une manière d’interroger les frontières entre le monde que nous habitons et celui que nous désirons.
Dans un jeu de lignes horizontales et verticales, la peinture se compose ainsi en terre autre, un espace en suspens, révélant une réalité abstraite. Questionnant le rôle de l’image picturale en tant que représentation subjective, l’œuvre d’Omar Mahfoudi convoque à la fois une expression intime et l’intervention de la peinture en tant que force indépendante. Sous le rôle double de guide et d’observateur, le peintre s’abandonne par moments à l’autonomie de la matière, considérant les coulures de peinture diluée comme un procédé « incontrôlable ». La liberté organique de la couleur est ainsi revendiquée comme partie intégrante de l’œuvre en train de se constituer. Incitant à une contemplation méditative, le cheminement des coulures invite à « se laisser surprendre » tout en suivant les traces du geste de départ – un geste qui reste, chez Omar Mahfoudi, profondément intuitif.
Hannah Hartz (Luxembourg, 1995)
Férue d’art et de littérature, elle s’intéresse particulièrement aux échanges intermédiaux et transculturels entre artistes plasticiens et écrivains, notamment entre l’Europe et l’Afrique du Nord.