Cahiers
Kit Schluter
Pour entrer dans la chambre qu’il faut traverser, la peau doit être douce et apprêtée pour être tannée. File les poils à la cire et lace les clôtures du corps avec cette ficelle.
On dit pareil du ciel, de son patchwork de signatures amorphes-
Se retrouver sous ce ciel égale à le fermer avec ses propres membres, ses pouces de pluie qui s’étendent du centre de sa paume, à reconnaître une voix mais voir un autre corps.
Ça, c’est un sombre horizon, c’est à dire, vers où t’en vas-tu?
***
Comme je suis enclin à cueillir pour toi des fleurs vivantes, et cependant je me baigne
Dans une infusion de fleurs mortes—plonge dans leurs propositions, encore et encore…
Jetons un œil sur le ciel que nous eûmes autrefois, mais à tâtons, là où des doigts jaunes se rencontrent, et
Où’ d’étranges et humides fentes ruissèlent, ruissèlent, jusqu’à ce que les arbres, une fois sciés, s’effondrent
Comme des cuillerées de riz au lait—et regardons ce ciel,
Nous, son produit, et suivons le regard de l’autre comme l’on suit
Les yeux d’un chat qui chassent une libellule prise entre deux vitres…
***
Les rayons vides déployés comme des antennes posent le pied en terre vierge, et illuminent l’air qui pend en cocons d’ouate au dessus de l’herbe—nous appelons ceux-là des salutations,
Et chacun est un jour étendu au dessus des corps endormis mouvants synchrones avec leurs rêves,
Un sort de mots hautains chargés dans un canon qui, un jour, ne canonnera plus muni d’une telle poudre.
***
Entre les heures où je te trouve entre les mots où les heures ont trouvé leur réconfort entre les avenirs offerts que nous avons connus au jour le jour—et la douceur des jours dans laquelle nous nous sommes noyés au sein de là entre là où je me trouve entre là où tu te trouves—je t’attends comme on attend chez soi quand on n’attend personne.
***
Et nos ombres qui nous suivent fortuitement ? Et les pensées qui nous poussent à penser de prime abord comme des paumes sur nos dos qui recouvrent leur propre image?
Une ombre vieillit-elle quand elle s’allonge, comme, par exemple, quand sous un soleil couchant ou une pleine lune, la tête se dilate à la taille de la poitrine, les jambes poussent longues comme le corps tout entier, l’obscurité nait sous chaque pied de la taille même du fœtus duquel elle est issue.
Et cet aveugle compagnon
Qui nous assure que jamais nous ne sommes vraiment seuls, et dont la négativité révèle notre corps, voit le jour grâce aux espaces que nous occupons.
Je m’attriste pour ce corps, tenu de façonner sa propre compagnie,
Car dès lors que la lumière le touche, une ombre se projette, et d’une façon ou d’une autre, je trouve mon compagnon le plus fidèle.
***
N’attends aucune affirmation—fut-ce la tienne ;
et ne t’affirme pas—puisses-tu être le dernier à t’affirmer,
À avoir les lèvres frottés—seulement par l’air, le plâtre froid des
murs oubliés de la cité ; qu’elles sèchent et craquèlent—afin que
Ceux que tu aimes vrai, et qui te le rendent,
soient les rares qui permettent tes lèvres
Sur leurs corps ; et que les enfants te regardent de guingois,
Et que les anciens détournent leurs regards, par politesse.
***
Ta volonté est le marteau qui me fracasse. Subitement, elle dévale comme une naissance. Un morceau de ce corps, débité de ses croyances, brule en signe de protestation. Les nuages sonnent sept heures.
Dans le feuillage au dessous des collines d’un cimetière du matin, un deuxième corps pend comme une fusée de détresse dans une abîme temporelle. Les nuages sonnent sept heures.
À coté de la sépulture d’Abélard et Héloïse,
Une baraque à hot dogs distribue des préservatifs aux pleureuses. Les nuages sonnent sept heures.
Arriver comme un corps ; réveiller les tensions qui nous signalent un décalage indéniable. Les nuages sonnent sept heures, et on endure le choc du passage de la lumière aux ténèbres qui ne dureront pas.
Les nuages sonnent sept heures, et nous comptons les coups à haute voix. Les nuages sonnent sept heures.
En racontant un rêve, assimilons-nous les matières racontées? C’est à dire, puis-je t’écrire ces histoires que la vie n’a jamais partagées auparavant ? Les nuages sonnent sept heures.
Il était écrit sur une tombe, une tombe, écrit sur une tombe : consignés à perpétuité. Les nuages sonnent sept heures, et nous attendons le huitième coup qui n’arrivera pas, et il se pourrait bien qu’il pleuve.
***
Les heures déferlent. Sous l’action d’une gravité imprévue, elles se retirent dans la torpeur de leurs centres. Nous seuls sommes responsables de cette récession, et ainsi nous trouvons-nous au beau milieu de ladite ; elle nous attire dans un espace de mensonge dès lors que nous en parlons.
Dans notre silence, nous couchons notre gratitude avec délicatesse.
Il y a une terre sur laquelle nous ne pouvons marcher CAR elle est couverte de nos descriptions d’elle-même—il y pousse un feuillage distrayant.
Il est des vérités que tu ne croies pas.
Il y a des angles de temps fuyant qui te logent et t’incitent à te retirer comme les heures.
On sent ici l’infini, à l’aube du réveil, où l’on doit renier ce que l’on croit à la lumière de ce que l’on sait être vrai.
Dois-je résoudre cette suite par une image, ou puis-je ici attendre d’être éparpillé par les préoccupations des dormants ?
Peut-être nos faiblesses, comme des extrêmes opposés, doivent-elles converger, et ainsi ignorerions-nous les longs silences subits ; nous les exilerions vers les failles des jours où nous nous reposons, où l’on franchit l’orée de soi-même.
Sans regrets vivent ceux qui brûleraient pour les mensonges d’un inconnu.
De ces hauteurs, il n’est pas évident que ce soit nous que nous regardions.
***
Si, hier, sur une aile il y avait un crane, une ortie, ou une épine, ce n’était qu’un rappel de ce qui se passera : une perforation de l’attendu.
Si, aujourd’hui, un globe de bureau est exposé à côté d’un crane et d’une bougie éteinte, il n’y aura pas de célébration du temps terrestre.
Demain, personne n’observera plus le momento mori.
***
Indiscrètement, un précipité de voix écoute le matin, accompli, qui me baigne dans ses leçons ; j’appelle ça la nuit.
Quand le soleil se lève, il s’étend dans le matin comme une colline s’étend dans le ciel, discret et singulier. La hâte nous touche avec lenteur,
Cette hâte du matin qui le pousse à se cacher dans une forme nouvelle de l’évolution du jour.
Son langage peut bien être étranger, mais en le répétant un sens parallèle prend forme.
***
D’au-delà de l’église qui repose contre les nuages s’abaissant,
Une force repousse les pèlerins déplacés dont les corps, propulsé par impatience au travers d’une brume de volontés contraires, perdent leur forme.
D’un certain point de vue ils perdent leur profondeur comme cette chambre sans fenêtre où aucun orage ne dérange mon repos ;
D’un autre, ils s’étendent dans ce qui apparait être le temps
Comme une succession de rochers se meurt dans l’eau.
***
Quel besoin ai-je donc sinon le mot « jamais » qui, comme une forteresse dans les nuages, me protège de l’ester du désir englobant ce corps, me persuade de quitter cette église qui dirigerait ce corps vers la pendule?…
Car comme je tomberais sans doute au travers des nuages qui entourent ce château en Espagne—toutefois bien ancré sur ce plancher solide qui me rappelle la nature des nuages—alors je tomberais au travers des nuages d’images qui forment ma mémoire :
Visages que j’ai connus, dévorés, ces sensations lointaines dont je pourrais dépendre comme je compterais sur la chair si le mot « jamais » n’était pas présent pour me rappeler qu’elles ne sont que l’imaginaire d’un passé aussi vivant que la vapeur d’eau dans un ciel pas encore assez froid pour former des nuages…
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« À l’aveugle, je lance des propos dans l’air de la nuit car je ne puis te voir. Et pourtant, dans tout—dans le plus éloigné bruissement des plus petits habitants de l’herbe, dans tous les objets qui naissent et se décomposent avant même qu’ils soient vus, dans tout ce qui peut naître de la force de l’imagination—j’attrapai de toi tout ce que je pus.
J’attrapai de toi cette partie qui ne peut être vue comme manquante jusqu’à ce que tu te trouves sous quelque lumière du soir, seule et sans ombre; une partie de toi qui n’eût pu exister avant que tu ressentes son absence.
Je te façonnai abîme pour compenser mon départ—mais je suis cet abîme—et je suis parti de moi comme je suis parti de toi…»
***
« Si fréquemment et précisément ai-je cherché, et imaginé comme s’il fût mien, un plaisir inconnu ressenti par quelqu’un d’inconnu, que je saurais trouver l’endroit où un tel plaisir se trouverait le soir, là où un tel plaisir se trouverait le jour, et j’ai chassé un tel plaisir, et je me suis assis à côté d’un tel plaisir, et j’ai vu le fin duvet qui ornait son visage, et je l’ai regardé lire—se sentir seul—et je lui ai donné une raison de s’adresser à moi. Alors ai-je parlé à ce plaisir, mais je n’ai jamais demandé son nom, car c’est une qualité des plaisirs inconnus que d’être omniprésents seulement jusqu’à ce que soit trouvé pour eux un nom; une fois nommé, ce plaisir meurt et, son corps raide et enterré, n’intéresse plus rien ni personne. Alors il rend jachère le sol où il repose. »
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Cette voix provenant du retrait de cette nuit sans fenêtre, quand la pluie tombe sur les feuilles d’un chêne, propulse ta voix comme un doigt s’insinue dans une serrure, et sur cette nuit, au travers de l’articulation crevassée, un flot d’araignées rampe devant le pas de porte rouillé comme la pluie tombe sur les feuilles du chêne, comme cette voix, plus grave que dans mes souvenirs, cette voix, comme si attachée et écartelée au dessous de l’inimitable profondeur d’autant de respirations qu’il faudrait pour inverser le passage du temps et prendre la première inspiration à nouveau, cette fois au travers de toi, au travers de ta gorge, ou dans ta voix masquée comme de l’air—avoir toujours pris cette première inspiration en toi, dentelée comme une clé, cette voix, cette clé déterrée après des années, cette clé qui a perdu sa serrure et, enfin, peut être estimée en soi comme cette voix, et la pluie tombe sur la pluie qui fait chanter les feuilles du chêne; cette voix ne parvient jamais aux profondeurs de ce ciel sombre, ni ne revient de ses hauteurs.
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« Étant après trois verres, toujours aussi logique…
Un autre!—O combien devins-je sentimental!
Comme un visage embrassé de mes profondeurs
chaque face emportée, je bus de leur esprit ! »
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Devant ces voix, en chœur, qui montent de dessous les mots parlés, comme si ces mots étaient une chanson, rien ne bouge, rien n’est honteux de ses points de vue moroses qui l’empêchent de vivre l’instant.
Passez encore ces archets sur vos gorges et je vous suivrais dans ces nouvelles attitudes dont les voix du matin émergent de la noirceur de leurs sources comme des pousses de crocus. C’est l’haleine, ça, une haleine ressentie, visage contre visage.
Je t’offre la courbe de la colonne vertébrale, et m’occupe de ce corps qui, comme du verre de foudre, pend des angles de conversation. J’entends une voix sortant du puits ; le reflet que le fond renvoie n’est pas le mien, mais un fil qui, tendu autour de son cou à elle, s’étend entre deux arbres tombés dans des puits pleins de leur propres écorces.
Et qu’une réunion soit l’entrée audacieuse dans un espace autrefois partagé avec lequel il faut se refamiliariser, ou, plus encore, qu’il faut entièrement réinventer.
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Il se peut bien que toutes choses changent quand nous les percevons, comme la lumière au travers des vitraux ; c’est ainsi que nous acquerrons l’urne.
Ou bien peut-être dans la lumière des saisons qui arrivent n’y aura-t-il rien à réfléchir, car la mémoire eût pu être dépensée durant la vie elle-même, quand elle jaillissait d’abord le matin et encore la nuit comme des vagues dans lesquelles nous entrions et desquelles nous nous retirons maintenant.
Ou bien peut-être demain emportera un double-rêve de cette nouvelle année passée en de nouveaux endroits, pour la première fois dans de vieux repaires ; car dans la nouveauté de tout cela, avec seulement la mémoire de l’expiration acquise de laquelle nous sommes nés, peut-être serons-nous capables de vivre la mémoire de cela pour la première fois comme par anticipation de cette première fois, d’une mémoire de cette anticipation, d’une mémoire de cette mémoire, d’avoir vécu ce que ces avenirs eussent déjà pu contenir.
L’histoire peut toujours se raconter avec moins de mots ; être, par exemple, doit suffire, mais poussé par la peur de la conclusion, tu élabores dans une série d’éternités momentanés qui, dans ta confusion se terminent dès que tu cesse de parler.
D’une distance, le paysage semble infini. Ou est-ce quand tu es près—quand tu es là dedans—et l’infini n’est pas singulier et absorbant, mais multiple, inextricable des détails innombrables qui se régénèrent à chaque battement de paupières, à chaque odeur?
Quand tu parles, c’est pareil; quand tu penses, c’est pareil: ton histoire peut toujours se raconter avec moins de mots : être, par exemple, doit suffire.
Kit Schluter (Boston, 1989)
Poète, traducteur et éditeur de livres, vivant à Mexico. Il est l’auteur de Pierrot’s Fingernails (Canarium Books, 2020), et ses poèmes et récits ont également été publiés dans le Boston Review, BOMB, Brooklyn Rail, Folder, Hyperallergic, entre autres.
Sylvain Burgaud (France, 1970)