Feu mon mirage

Benjamin Obligis
La plateforme Terss publie un extrait de Feu Mon Mirage, premier roman de Benjamin Obligis, jeune auteur français vivant à Tours. Cette publication s’inscrit dans une démarche de soutien aux nouvelles voix littéraires en Méditerranée.
Dans cet extrait, Jeanne Réha, dix-neuf ans, entame un voyage initiatique à Palerme après un épisode de dissociation sur le Monte Pellegrino. Entre hallucination, errance et vertige mystique, elle traverse des états de perception troublés, rencontre une vieille femme énigmatique, et glisse peu à peu dans un espace mental saturé de signes, d’ombres et de lumière. Le texte frappe par sa langue lyrique et hallucinatoire, où le monde vivant – bactéries, pierres, souvenirs – dialogue avec l’inconscient, le sacré et le politique.
***

Caccamo
Tout chemin mène aux sentiers sûrs des détours amers. Triste déroute qu’est ma mort à l’instant. Les aurais-je sous terre ces galères ? Que dis-je ? Tels sont les tracas d’une vivante loin du trépas ! Impossible pourtant de bouger, attachée par le vide je ne peux que penser. Que faire d’un corps qui n’obéit plus ? Je ne puis même le porter, l’emmener dans le trou de l’ultime sommeil. Mon cercueil serait-il ma carcasse ? Suis-je bientôt au purgatoire ? Mon âme intacte doit-elle s’élever ou descendre incessamment ? Mes visions sont des songes et mes paroles aussi. Je vois la somme de mes choix comme la coque d’une lentille. Chacune de mes décisions agglomérées formant cette pellicule. Mon être et mes actions sont contenants, mon corps contenu. Qu’est-ce qui causa cette inversion ? Il me faut renvoyer l’esprit dans la boite. Reprendre le contrôle de ma marionnette.
Après ma réincarnation, je comprends que cette désunion n’a pas été un cauchemar. Debout, ma colonne vertébrale à la verticale réfute la thèse du rêve dissociatif.
Reprenant le pilotage de mon corps, je nous retrouve dressés au sommet d’un mont surplombant une mer calme. Ma dissociation serait-elle due à une attaque du syndrome de Stendhal ?
Je vois des étoiles filer dans tous les sens, pleuvoir sur le bleu du ciel, sur celui de l’eau salé. Ces bluettes naissent fugaces et disparaissent. Derrière cette giboulée d’astéroïdes, la ligne d’horizon, plus fine qu’un cheveu, donne l’impression de fusion, entre la flotte et les cieux. Je me retourne et vois le soleil face à la lune, supposition qu’un divin funambule relia jadis les deux astres par un cordon. Tergiversation de mes songes, à l’agonie devant le bleu, derrière cette pluie. Quel bonheur d’être réincarnée, de pouvoir admirer ce chef-d’œuvre intact, non domestiqué. Ce spectacle me fait louer intimement le Seigneur, j’adule la prison de chair qu’il m’a confectionnée, j’adore mon corps, car par lui je vois ; victime à présent du syndrome de Stockholm.
Roman intervient : « Tout va bien Jeanne ? Ça fait 30 minutes que tu fixes le paysage sans bouger d’un cil ! T’as eu ta dose ? Moi j’ai fini de croquer les environs et des photos plein l’appareil, j’ai ce qu’il me faut. On descend ? » Je lui réponds, béate : « Restons un peu, je n’avais jamais vu tant d’étoiles flamber, périr, c’est incroyable, profitons. Lâche ton appareil, regarde ces étincelles ! » S’inquiétant : « Tout va bien Jeanne ? De quoi tu parles ? » J’insiste : « Regardes je te dis ! Ça ne va pas durer c’est sûr ! » « Mais de quoi tu parles bordel ? Tu débloques, y’a pas d’étincelles ou je ne sais quoi, et puis il fait encore jour, y’a pas d’étoiles !»
Ces mots firent disparaître les astéroïdes,
je ne vois plus que l’azur, je me ravise en lui disant :
« J’ai dû être éblouie par le soleil et ça m’est monté au crâne, j’ai cru voir des étoiles filantes dans tous les sens. Mais maintenant plus rien. Et puis, je viens de vivre un moment assez chelou. J’ai eu l’impression d’être morte. Et de revenir dans mon corps comme si c’était pas mon heure.» Roman : « Ouais bah figure-toi que t’étais tellement proche du précipice que j’ai cru que t’allais tomber, c’est pour ça que je suis venu te chercher. » Agacée par son indifférence, je lui réponds : « T’as entendu ce que je viens de te dire ? »
Il conclut la discussion : « Parfaitement, mais tu sais ce que je pense de ce genre de choses ? C’est des conneries. Quand on meurt, on meurt, y’a pas d’entre deux. ». Il n’a pas l’air enclin d’écouter la suite de ma théorie sur le syndrome de Stendhal, je me tais, nous partons. Les visions d’astres déchues m’apparaissent par intermittence sur le retour, après une nuit de sommeil, ça s’arrangerait me dis-je.
Jeanne Réha, palermitaine de dix-neuf ans est en avance sur son âge, à l’aise qu’avec des gens plus vieux ; elle s’emmerde beaucoup avec ses anciens camarades de classe, sauf avec Roman, lui aussi dût avoir du poil aux pubis avant les autres.
Jeanne Réha fait de petits boulots pour vivre indépendante, écrit un peu de poésie. Mais surtout, fait naître des mères de vinaigres et des kombuchas, par passion du vivant micro-faunique. Elle entretient le rêve de devenir artiste en performant avec ces tissus bactériens ; questionnant la place de la faune sur cette petite planète en dialoguant avec ces bactéries. La communication se fait à travers des liquides partagés et grâce à la relation a-phonique entre le tissu vivant qui dépend de l’autre, un peu plus grand et beaucoup plus ancien : Jeanne elle-même. Tous deux sont façonnés par le temps et par un démiurge qui rassembla dans une matrice les ingrédients nécessaires à la vie. Le dialogue s’établit sans paroles, sans symboles. Jeanne est un dieu en somme, car par nature, ni elle ni ses créatures ne peuvent échanger comme deux personnes discuteraient. Il en va de même pour les hommes vers leurs divinités.
Les fermentations grouillent dans son studio comme l’humain pullule sur la terre. L’odeur que dégagent ces tissus bactériens empeste jusqu’au palier. Les murs et les fenêtres suintent de condensation. Aimant ses créations, Jeanne tient à les garder jusqu’à s’en rendre malade. Jusqu’au jour où elle se dit que vivre pour donner la vie et l’entretenir, ce n’était pas de son âge, qu’elle avait largement le temps de devenir mère un de ses quatre.
Le 31 mars 2024, Jeanne Réha abandonne tout et part avec son sac à dos pour vivre son épopée. Elle laisse ses zooglées à sa mère qui devrait en prendre soin. Par peur de retarder son départ, elle ne dit à personne que des filaments et des tâches d’éblouissements lui polluent la vue par intermittence depuis sa dissociation ; celle-ci explique sûrement cette gêne, ça passera pour sûr.
Finis les petites bricoles, elle part pour son Odyssée. Passage obligé avant son départ : dire au-revoir au Monte Pellegrino au sommet duquel elle dissocia. La dernière ascension du mont sent la fin. Plus elle progresse, plus sa vision est entachée par les bluettes, elles sont davantage larges, grande et persistantes. Derrière ces apparitions, les cactus semblent la saluer. Elle se fixe l’objectif d’escalader le mont puis de prendre une décision sur quoi faire : rentrer ou continuer si ses yeux vont mieux. Le cœur plein de nostalgie, elle va en scrutant difficilement chaque parcelle comme si c’était la dernière fois qu’elle y montait.
La montagne règne en colosse sur Palerme, Jeanne escalade le géant jusqu’à l’épaule et s’y attarde, admirant péniblement sa cité en plongée. Elle retourne ensuite à la nature méditerranéenne, sèche mais luxuriante. La rocaille à vif tranche avec les verts malachite, anglais et pomme des végétaux. La roche confère à Jeanne une force supplémentaire, chacun de ses pas s’ancre avec fermeté. Ses cuisses, galvanisées par les environs impulsent une cadence régulière et conquérante. Gainée, les bras relâchés, elle progresse jusqu’à atteindre le sommet avec panorama à 180°.
Là haut,
les nuances de gris des cumulus voilent le ciel bleu ; occultent les cimes de la mer sur la ligne d’horizon tracée derrière la brume.
Hypnose élémentaire de beauté.
Aspirée par le tableau, Jeanne subit la même crise de taches d’éblouissements qu’avec Roman et décide raisonnablement de rentrer chez elle pour alerter son entourage sur ses visions.
Palerme, Monte Pellegrino
Rive, Robert (1817-1868).

Elle entame la descente et aperçoit une cavité qu’elle n’avait jamais remarquée. Piquée par la curiosité, elle se promet un détour rapide, sort du sentier, se dirige vers le trou dans la roche ; allume son flash et pénètre dans la grotte. Les allures creusées du tunnel l’interrogent. Faisant fi de ses questions, elle avance dans le noir souterrain ; pendant 15 minutes la jeune femme tourne une fois à gauche, une à droite puis à gauche. À chaque fois, deux chemins lui font face. Sûre d’elle, sans aucun risque de se tromper, elle s’arrête quand même là, anticipant l’arrivée de la peur de se perdre. Par un cynique hasard son téléphone s’éteint par manque de batterie. Noyée par le noir – ne voyant plus que des taches produites par sa rétine – elle se précipite vers l’entrée. Tournant pareil : gauche, droite, gauche puis tout droit, mais le retour n’en finit plus. L’endroit du bout de la grotte supposé par Jeanne s’avère être une fausse piste. Bras à l’horizontale, ses mains touchent le bout d’un cul-de-sac.
Le chemin qu’elle emprunta ne mène pas à l’entrée.
Estomaquée avec l’envie de me réveiller d’un mauvais rêve ; un frisson me parcourut la colonne quand mes phalanges touchèrent la pierre – matérialisation que je me suis plantée – et je me rue sur la paroi en espérant que ce soit faux, que je ne sois pas au bout. Pas de chute de bloc pendant mon incursion, c’est bien le bout du tunnel, sans lumière. Glacée par la peur quand je compris qu’il aurait fallu que je fasse droite, gauche, droite pour sortir. J’ai fait pareil à l’aller et au retour ; quelle idiote.
Me remobilisant je décide de partir en faisant droite, gauche, droite, gauche, droite gauche. Après plusieurs minutes à avancer ça me paraît beaucoup trop long. Je fais demi-tour en me récitant ces mantras : droite – droite – gauche – gauche – gauche – droite – droite – gauche… Je suis perdu, dans le noir total, sans boussole et sans pile.
Bouffé par l’obscurité, je deviens folle dans ce labyrinthe. Mes hallucinations m’assaillent et je ne sais même pas depuis combien de temps je suis dans ce trou ; ne visualisant aucune hypothèse valable quant à la route à suivre pour me tirer d’ici, je marche avec l’espoir de tomber au pif sur l’entrée.
J’aperçois vaguement une lueur fugace danser au bout d’un boyau. Cela n’étant pas la lumière du jour, je me méfie et tente de minimiser mes bruits de pas. Plus j’approche, plus j’entends des crépitements de bois, des craquellements de bûchers. La lumière est chaude comme le feu duquel elle semble jaillir. Je ne fais quasiment aucun bruit, m’approchant silencieusement ; le brasier est dans un creux de la paroi.
Je suis au bord du renfoncement incandescent. Aucun bruit à part le bois qui pète. Je ne penche qu’un œil vers le fond du trou. Et misère ! Une vieille femme semble agoniser au bord des flammes. Prise de panique je fais demi-tour. Me taillant discrètement avec la rate au court-bouillon. Mes visions s’amplifient, sûrement à cause de la peur.
Face à un nouveau gauche-droite, je me dis que j’allais pas laisser cette femme toute seule. Elle avait pas réagi à mon arrivée, sûrement qu’elle est mal en point, et si elle me voulait du mal, sûrement que je serai déjà pourchassé. Elle a tout d’une sorcière mais je ne suis pas dans un conte de fées, je repars donc vers le trou.
Assise en tailleur, la vieille femme n’agonise pas, ne bouge pas, ayant les yeux dans le vide – ceux là paraissent même invalide -, les mains sur les genoux, elle se dorlote devant les frénésies de la fournaise.
Une large et profonde cheminée troue la cavité au-dessus des flammes. M’en approchant, je guette si l’orifice est ajouré. Bingo ! Les nuages planent au bout du tuyau creusé. Dessiné sur le gris des nimbus, une silhouette de tête ; celle-ci apparaît puis se retire en même temps que la mienne. Je fis trois incursions pour vérifier cette sérendipité, à chaque fois la tronche se pointe. Je suis trop loin et mes taches me polluent trop la vue, impossible de discerner ce visage. Mirage, miroir ou voyeur ? Peu importe, je me tourne vers la vieille.
« Madame, tout va bien ? Vous avez besoin d’aide ? Je ne sais pas où je suis mais je pense pouvoir vous aider. » Elle me répond sans osciller d’un cil, presque sans bouger ses fines lèvres sèches laissant juste passer : « Une bête égarée n’est jamais perdue pour elle-même. Le berger peut se catastropher, c’est là son problème. C’est lui qui fait des étoiles son compas. N’accours pas vers ses lueurs, elles t’éloigneront de l’instinct, de la sainte providence » Expirant cet adage sans s’étonner de ma présence, sans attendre quelques rebonds de ma part ; elle reprend ensuite sa méditation, avec ses vêtements trop court, son jean feu de plancher, sa doudoune avec capuche en fourrure laissant ses poignées à découvert, ses running roses et grises, le tout très fatigué, sale, abîmé. La vieille s’habille comme une gamine, pire, elle est vêtue comme une gamine qui n’a jamais retrouvé le chemin de sa maison. Je me vois tragiquement en elle.
« Il faut sortir de là, à deux ce sera plus simple, venez avec moi. ». Ces mots précèdent un silence inquiétant. Nous sommes proches, d’où je suis je constate que ses yeux sont bien foutus, voilés de blanc. Elle finit par expirer encore des paroles : « Tu es seul. Donne-moi un charbon, grâce à lui je pourrai, t’indiquer le sentier qui va à la maison. ». « Je veux juste retrouver l’entrée. ». Elle me coupe la parole nette cette fois : « Je connais la sortie, l’entrée impossible. Mais écoute ce psaume de la Sainte Bible : « L’Éternel ouvre les yeux des aveugles ; l’Éternel redresse ceux qui sont courbés ; l’Éternel aime les justes. » Donne-moi le charbon maintenant. » J’obéis sans broncher, lui file le bout de bois brûlé.
Toujours en tailleur, elle se met à tracer des traits derrière elle sur la paroi, tournant le buste. Se dessine sur la pierre une suite de traits horizontaux avec une barre à l’extrémité gauche ou à celle de droite. Je lis gauche, gauche, gauche, droite, droite, droite, gauche, droite, gauche, droite, gauche, gauche, gauche. Retirant le galon de mon sweat, j’y fais un nœud simple pour la gauche, un nœud de huit pour la droite, je noue mon plan d’évacuation.
Une fois ma carte ligaturée, je quitte la vieille avec hâte. L’abandonnant à son spectacle de flammèche sans scrupules, ses paroles firent écho en moi. Je ne veux pas de cela, je ne veux pas de ce reflet.
Je fais glisser un nœud entre mes doigts à chaque intersection. Treize virages plus tard, j’arrive dans la dernière ligne droite. Ce boyau n’est pas droit, serpente dans la roche, il est de plus en plus exigu. Ça tourne à la spéléologie cette histoire ! Je suis à quatre pattes me cognant la tête sur des grosses stalactites, les petites cassent et les stalagmites m’éraflent les rotules. Impression d’être un ortolan écrasé par les chicots d’un épicurien, la montagne me mastique. J’avance dans le boyau étriqué, les créneaux pointus m’abîment la peau et les sapes. Mon sac s’accroche dans les crocs, les concrétions me croquent.
Après un long moment à me contorsionner contre les accrétions j’aperçois enfin le bout. C’est sûrement pas le chemin que j’ai pris à l’aller mais je veux sortir des boyaux, peu m’importe la manière. La lueur du jour m’arrive par touche de lumière – se confond avec mes apparitions abstraites – , je suppose qu’elle troue une touffe de feuilles, ou de ronces, qu’il me faudra franchir pour m’extraire du tunnel. Fin de ma digestion par le mont. Jamais j’ai vu de neige à Palerme mais là, le fond du tableau en est couvert, le blanc jure avec mes étoiles d’éblouissements qui m’inondent plus que jamais la vision. Je ne distingue aucun relief ni aucune aspérité sur ce paysage. Je sors du trou pour entamer la descente de la pente.
Zigzagant, Jeanne est emportée par son poids et dégringole. Des épines de buissons ardents la tailladent. Elle ne peut atténuer la mise en charpie de sa peau par les pointes ; finissant déchirée au pied de l’adret. Gisante, brûlante, le corps échaudé d’autant de sérieuses écorchures, elle reste allongée au bas du flanc. Les flocons fondent sur ses éraflures, soulagent quelque peu la souffrance infligée par les barbelés. Elle agonise, n’aperçoit qu’un camaïeu blanchâtre, nuances de teintes papiers, gris clair et lys ; fin des vision de flammèches hallucinées.
Un labyrinthe en suit un autre.
Benjamin Obligis (France, 1997)
Né le 26 juillet au cœur des volcans d’Auvergne, Benjamin Obligis est un écrivain et judoka, installé à Tours. Il rédige Feu Mon Mirage à l’âge de 26 ans, entre les rives ligériennes et les rues de Palerme. Jocondien d’adoption, il puise dans le déplacement, l’effort et le silence une matière littéraire qu’il façonne au fil de ses voyages et de ses combats.