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MARX EST-IL ANTISÉMITE?

ou comment Misrahi charbonne la dialectique

Abdelkébir Khatibi

Dans le contexte actuel, où la réflexion critique est plus que jamais nécessaire, la plateforme Terss republie cet extrait de Vomito Blanco, œuvre percutante d’Abdelkebir Khatibi publiée en 1974.
À travers une lecture ironique et incisive, Khatibi revient ici sur la question du prétendu antisémitisme de Marx, en réponse à l’interprétation sioniste proposée par Robert Misrahi. Une manière de réactiver aujourd’hui une pensée libre, lucide, et profondément anti-dogmatique.

***

Comment retourner un texte ? Par l’ironie. C’est l’arme critique la plus redoutable. Elle ne provient pas d’une décision ou d’une volonté quelconques : intérieure à la production du texte, elle met en jeu la morale et l’idéologie qui le traversent. Leur sérieux, leur lourdeur. L’ironie perpétuelle est une démesure inouïe de l’être, elle est cette légèreté cristalline de celui qui, se consumant, se retourne chaque fois contre l’illusion de sa vérité.

Il va de soi qu’une telle élasticité séparante peut se jouer aussi bien à l’intérieur que dans l’au-delà de la conscience malheureuse. Dans le premier cas (Kafka, par exemple), l’ironie est une séparation infinie en tant que désespoir radical — un désespoir sans merci. Dans l’autre cas (Joyce), la jouissance extrême qui brûle le texte, le tremblement du possible qui me fait vaciller, cette fête, ce carnaval de mots et de mythes, me révèlent à une liberté excessive. Je me lis dans Ulysse, atteint d’un rire ruisselant.

Par définition radicale, toute ironie s’oppose au dogme et au dogmatisme. Il arrive ainsi que, poussé jusqu’au délire, le texte dogmatique provoque, en dépit de ses intentions, un rire hilare irrésistible.

Nous pouvons même dire que le dogme, par retournement, se supprime dans le rire : il tombe dans le vide. Je m’implique dans le dogme dans la mesure où je peux en rire — ou que le vide m’envahit dans un relâchement dérisoire.

Le rire qui tombe sur la morale (et toute morale est dogmatique, n’est-ce pas ?) la met hors jeu, dans la transparence de sa nullité.

Quand on nous dit que le marxisme est né d’un Œdipe non liquidé, cette hypothèse — ne manquant pas d’une certaine séduction perverse — me fait rire librement. Et pourtant c’est ce que dit — d’une manière forte — Robert Misrahi dans son pamphlet Marx et la Question juive (coll. Idées, 1972).

Marx : un Œdipe non liquidé ; je voudrais bien savoir ce que Mao Tsé-toung penserait de cette hypothèse !

Selon Misrahi, Marx serait un antisémite radical qui aurait non seulement souhaité la disparition du judaïsme, mais plus encore, il aurait préparé à sa manière la destruction des Juifs.

Avant de revenir longuement sur cette hypothèse bizarre et risible, commençons par situer la question du texte. C’est une lecture sioniste radicale que nous propose Misrahi. Quelle en est l’articulation idéologique ? J’avais dit auparavant que le sionisme est un dogmatisme aveuglé par la conscience malheureuse. Misrahi, à propos de la Question juive de Marx, entend fonder ce dogmatisme d’une manière rigoureuse et scientifique, et il dit même « que la question juive est précisément l’un des critères du sérieux scientifique, dans l’établissement de la validité d’une doctrine politique et philosophique » (p. 72). Entendons-nous : il s’agit, dans l’esprit de Misrahi, d’interpréter d’une manière sioniste la Question juive. Toute démarche scientifique non sioniste serait par elle-même contradictoire et même impossible. Un objet d’analyse (la question juive, la question palestinienne…) ne constitue pas par nature ou par essence un fondement scientifique. Confondre l’objet avec l’interprétation qu’on peut lui faire jouer est un argument magique. Qui peut accepter sans aveuglement une telle substitution ? Passons.

Misrahi veut la science, et je me réfère d’abord à sa typologie bizarre. Vis-à-vis de la question juive, nous avons le choix entre quatre situations :

  • — être antisémite déclaré,
  • — être antisémite latent,
  • — être sioniste,
  • — être enfin juif sioniste.

Et moi, moi, qu’est-ce que je fous dans ça ? Où classer les progressistes anti-sionistes du monde entier ? Où classer les Arabes non racistes et pourtant anti-sionistes ? Misrahi nous dira : vous êtes tous antisémites ! Faudra-t-il réellement argumenter à ce niveau ? Par définition, la typologie est un modèle devant être capable de réinterpréter le réel, c’est-à-dire les différentes situations concrètes, et elle doit — pour cette raison — être systématique, dotée d’une vertu de dépassement et d’ouverture.

Or, la typologie de Misrahi se fonde sur une confusion voulue entre antisémitisme et antisioniste. C’est donc un dogme : son caractère est d’être proprement risible.

A quoi sert ce détour ? Je voulais suggérer que, bien que ce texte ne me soit pas adressé, je me sens concerné, fortement concerné par la manipulation fanatique de ce texte de Marx. Marx a tenté une sortie révolutionnaire hors de la conscience malheureuse : en faisant la critique de la religion, il a essayé de saper toute identité folle. Le sionisme le hait, pour cette raison. Marx a voulu se définir au-delà de sa communauté religieuse et ethnique, en fondant la théorie des classes comme sujet historique. Serait-ce donc ça la trahison de Marx à toute l’humanité ?

La typologie n’est qu’un élément de la raison d’un texte : celle de Misrahi expulse tous les adversaires du sionisme dans ce qu’il appelle, lui, l’antisémitisme, ou bien il les réduit d’avance et magiquement au silence le plus total. C’est une raison supplémentaire qui nous pousse à prendre la parole sur la question israélo-arabe et à l’interpréter d’une manière plus sioniste, non ethnocentriste. Et d’ailleurs — pour en finir avec ce point — toute typologie cache en dernière instance une idée métaphysique de la totalité, alors que, pour être quelque peu convaincant, un pamphlet doit décentrer toute notion de totalité, de centre et d’origine. Mais c’est là le paradoxe du pamphlet de se situer d’emblée dans la morale du bien et du droit. Notre tâche est de penser et d’écrire à partir du texte et au-delà de la morale coupable.

Typologie ici comme une technique — de l’araignée — mécanique : elle consiste à faire semblant de se poser une question (Marx est-il antésimite ?) et de tisser une toile ordonnée en tenant adroitement tous les fils de la question, alors même que, dès les premières pages, on sait déjà de quoi il retourne. Le texte se rétrécit mécaniquement (être systématiquement du côté du bien ne peut reproduire que la machinerie morale), il se rétrécit donc jusqu’au point empoisonné de sa dérision. Misrahi fait semblant de s’interroger : mais se poser la question ainsi (Marx est-il antisémite) est une lecture volontairement réductrice de la pensée de Marx. Comme tout texte, celui de Marx est pluriel, régi par une intertextualité dialectiquement ouverte. Je montrerai plus loin que le supposé antisémitisme de Marx est une lecture linéaire, illusoire et fantasmatique. Accusant Marx de nourrir une haine envers les Juifs et envers lui-même, Misrahi passe son temps à insulter : Marx un raciste, un magicien, un dogmatique, un essentialiste, un fétichiste à la mentalité archaïque, un criminel : « La Question juive ne serait-elle rien d’autre qu’un appel au meurtre, un appel au génocide ? » (p. 62, c’est Misrahi qui souligne). Et que dis-je encore : « L’œuvre de Marx est un méchant travail qui s’efforce de démontrer la vérité de ce qui est faux » (p. 63), « la vérité de sa haine » (p. 66). « La Question juive n’est pas une œuvre marxiste. Mieux, c’est une œuvre exactement réactionnaire » (p. 89). Karl Marx serait « né d’un père juif qui se fait protestant pour conserver son poste » (p. 227). « Toute la question juive, étude fausse, passionnelle, criminelle et non marxiste, est cet immense effort pour démontrer qu’il y a lieu de haïr le judaïsme et non de l’aimer » (p. 228), etc. Les insultes étant une lourde amertume, il n’y a pas lieu de s’y attarder. C’est là justement le poison un peu fade de l’araignée mécanique. Reprenons.

En critiquant avec rigueur la domination dans ses différentes instances, Marx a tenté une sortie hors de la conscience malheureuse : il a désigné clairement un autre idéal, une autre morale, la possibilité d’un homme nouveau. Il dépasse la dialectique hégélienne récupérable par l’État despotique ou bourgeois et il transforme son hyper-hégélianisme en une théorie révolutionnaire, dont il a marqué avec force l’hypothèse cruciale : les classes sociales sont le sujet de l’histoire ; ce sont elles qui animent l’Etat et la religion et non l’inverse. La Question juive (cf. éditions 10/18, 1968) passe par la même critique. On ne peut nier la fidélité de Marx dans ses approfondissements théoriques, malgré — sans doute — le déchirement intime qui le nouait à la conscience juive. Peut-on lui reprocher d’avoir radicalisé sa théorie contre toute conscience malheureuse — dont le judaïsme ?

Que Marx ait déclaré qu’il faut s’émanciper de la religion, donc aussi de la religion hébraïque, cela est évident, mais de là à accuser Marx d’avoir voulu, souhaité la destruction des Juifs (hypothèse de Misrahi), cela relève du délire. N’a-t-il pas déclaré « que l’émancipation politique du juif, du chrétien, de l’homme religieux en un mot, c’est l’émancipation de l’État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général » (p. 21). Mais il est vrai aussi que la judéité ou que le judaïsme ne se réduisent pas à une identité religieuse. Et de ce fait, Marx dissocie le judaïsme (ce qu’il appelle ainsi) en un double mouvement : dans une critique de la religion et dans l’intégration théorique de la minorité juive au séin de la lutte des classes. Cette dissociation fait partie de sa théorie générale : elle ne signifie nullement la destruction des juifs, comme le pense fantasmatiquement Misrahi.

Voulant émanciper l’humanité des superstructures religieuses, Marx n’accorde aucun privilège au judaïsme. Et en ce sens, il paraît traitre aux Juifs orthodoxes, puisqu’il enlève au peuple juif l’idée extraordinaire qu’il s’est accordée à lui-même. Or, l’homme, pour lui, est un être historique : « Le Juif déclare… que l’essence particulière qui le fait juif est sa véritable essence suprême, devant laquelle doit s’effacer l’essence de l’homme » (p. 35). En enlevant aux Juifs le privilège du peuple élu, il en accorde un autre, plus important peut-être : « Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus juifs » (p. 50). Si l’on retient l’hypothèse de Misrahi, il faudra alors tuer tous les chrétiens, mais cet aspect inverse de la question ne semble pas l’intéresser.

Misrahi a sans doute raison de montrer que la critique du capital élaborée par Marx demeure, dans ce texte, ambiguë : ce n’est pas la minorité juive ou la bourgeoisie juive qui ont fondé le capitalisme, une masse prolétaire juive existait non seulement en Europe, mais dans le monde entier. Cette masse subissait la domination et le mépris. Quel est alors son statut dans la théorie marxiste des classes sociales ? Ne faisant pas de différence entre les classes dominées, Marx pensait sans doute que la libération du prolétariat supposait la libération des minorités dominées. Cette hypothèse était trop abstraite : les événements l’ont démentie. Mais il est vrai aussi que Marx raisonnait par rapport à une situation révolutionnaire. En tout cas, Marx s’avère ici idéaliste et je suis complètement d’accord avec Misrahi. Marx a traité trop légèrement la question de l’identité et de la différence irréductibles. Il est resté aveugle à un tel désir. En ce sens, il a refoulé sa judéité. Il revenait à Freud de poser plus exactement cette question. Marx s’est voulu universel comme le Christ : en ce sens aussi le christianisme s’est réalisé dans le marxisme.

Mais revenons à Misrahi dont j’admire la ténacité et la rigueur folle. J’avoue que j’ai lu son texte avec un intérêt tout à fait pervers : le discours sioniste glisse en mon corps comme un désordre d’énergie. Et une certaine tristesse m’envahit quand je pense qu’une existence commune entre Juifs et Palestiniens demeure pour longtemps impossible. Et me projetant un instant dans cet univers utopique où je passerai mon temps à me moquer continuellement de l’univers, je me vois avec mes amis juifs — et Marx en tête — organiser ensemble l’Utopie du Plaisir. Hélas ! ce jour est encore loin ! Il faut penser à la Palestine orpheline, déchirée par une armée arrogante, folie suprême de la conscience malheureuse soldatesque. Hélas ! que ne puis-je embrasser Moshé Dayan sur le seul œil qui lui reste — et sans rire ? J’aurai à respirer de l’air, au-delà du sionisme, et à fouler une terre nomade pour la Palestine orpheline. J’aurai à me déchirer à l’intérieur d’une vérité dérobée, et il me semble que, porté par une interrogation surmorale, je brûle vers un désir inassouvi qui m’achèvera. Dans la déraison tragique des hommes.

Misrahi, le texte de Misrahi ne sont qu’un exercice pour donner une raison à cette déchirure infinie qui me fait revenir, par un tournant millénaire, au geste suspendu d’Abraham. Et au moment même où j’écris, le texte joue sa chance — pour le meilleur, pour le pire.

Et quoi qu’il en soit, Misrahi nous facilite le trajet : il nous pousse à être sensible au comique. Quoi de plus hilare ! Et que dit-il encore, ce philosophe — un peu sartrien — avec des nerfs à vif, saignés par son propre poison ? Que nous déclare-t-il à propos de cet homme qui s’appelle Marx et que nous avons failli presque oublier ? Qu’affirme-t-il de si méchant pour que nous nous donnions la peine de nous mesurer à des moulins à vent ? Et sans doute, puisque nous moulinons, nous pouvons dire qu’à l’instar de Cervantès qui a retourné l’épopée pour en faire un genre romanesque (ironie dérisoire de la bourgeoisie !), Misrahi a essayé de retourner la Question juive de Marx pour en faire une farce involontaire. Et par ceci et par cela, nous pouvons ainsi permuter le débat.

D’abord ceci : la tâche de Misrahi consiste « à déceler l’antisémitisme là où il n’est pas apparent, à le mettre en lumière là où il est celé, masqué, déformé, c’est-à-dire à prouver qu’il y a en telle pensée ou en telle pratique, antisémitisme » (p. 8). Nous voilà avertis : mais étant sémite et violemment antiraciste moi-même, je me sens notoirement concerné. Devinant la misère effroyable de l’esprit nazi, je me manifeste radicalement chaque fois qu’on exprime des sentiments bizarres vis-à-vis des Juifs. Dans ma société, je combats l’affirmation ethnique. Mais qu’ai-je à me justifier ? Ma chance est une morale ouverte, un jeu infini où l’identité irréductible n’a plus de sens. Qu’est-ce donc que la judéité ? Qu’est-ce donc mon arabité ? N’ai-je pas dit que le dépassement de soi-même ou de son identité folle exige d’autres valeurs, plus ensoleillées, plus gaies, plus légères, quelque univers insaisissable où la sensation du possible excède toute idéologie. Ne jamais avancer sans rire de soi, voilà pour le moment ma stratégie cavalière. Et j’aime la croupe brillante des juments entre ciel et terre. Reprenons.

Misrahi parle de deux types d’antisémitisme, celui de droite, facile à repérer, et un racisme de gauche qui, lui, est « force explosive » (p. 17), parce qu’il a « un caractère définitivement clandestin » (p. 17). A un ennemi clandestin, il faut appliquer des techniques non moins clandestines : ceci est si juste que l’ennemi risque de devenir insaisissable. A le prendre par surprise, on risque de le réanimer : il vaut mieux le mettre hors-jeu par petites doses de culpabilité. Seras-tu antiraciste et même juif antiraciste tout en étant antisioniste, tu seras sans issue, sans salut. Condamné d’avance, il te restera à te convertir en sioniste, à te dissoudre en tant qu’antiraciste dans le sionisme. Et moi, et moi, qu’est-ce que je fous dans ça ? Il faudrait accepter avec Misrahi que les peuples arabes sont fondamentalement antisémites. Et les Chinois aussi, beaucoup de peuples du tiers monde, et les pays socialistes, bref cela fait quand même la majorité des hommes. Cela fait trop d’ennemis à la fois, trop de peuples racistes et antisémites, il faut procéder méthodiquement, scientifiquement. De cette interrogation bizarre est né le livre de R. Misrahi, une réserve particulièrement paranoïaque. Pour saper « l’antisémitisme de gauche », il faut d’abord calciner la Question juive de Marx. « Ce qui nous importe, dit-il avec aisance, ce n’est pas de paraître de gauche et d’apparaître comme un homme de gauche, mais d’être réellement de gauche, c’est-à-dire de servir réellement l’existence et l’indépendance de la minorité juive dans le monde et d’Israël au Moyen-Orient » (p. 21). Et avec quelle logique politique doit-on définir la distinction entre gauche et droite selon le simple credo sioniste ? Surtout quand l’État d’Israël — État guerrier par excellence — domine et opprime un autre peuple. Le credo des Arabes, je le connais par cœur, ce n’est pas lui que j’utilise directement. Alors ? Il faut suivre la technique — de l’araignée — mécanique, qui va tourner de plus en plus vite, dans le sens giratoire de la paranoïa. Misrahi nous dit : Marx est un traître, un criminel, un idéologue de mauvaise foi, et qui fait « de(s) simple(s) jeu(x) de mot(s) pseudo-dialectique(s) dont il est coutumier et qui consiste(nt), pour faire hégélien, à renverser une phrase terme à terme… » (p. 39). Marx est un sophiste… « Marx, comme Bauer, et selon la dialectique antisémite traditionnelle, va s’appuyer sur le sophisme suivant : émanciper les Juifs, c’est s’émanciper des Juifs, libérer les Juifs, c’est supprimer les Juifs » (p. 43).

Il faut répondre clairement : depuis le génocide nazi, les Juifs sont obsédés par la peur de leur liquidation physique. Peut-on leur reprocher cette « crainte et ce tremblement » ? Assurément non, mais pour nous, il y a le peuple palestinien qui en subit les vibrations meurtrières. Ce peuple doit-il être sacrifié à un tel délire ? Beaucoup de Juifs et d’Israéliens vivent dans la paranoïa. Mais au lieu d’en sortir, l’État d’Israël l’institutionnalise. Le discours sioniste participe à cette paranoïa collective.

Fra Angelico. – « Il Giudizio universale » (Le jugement dernier), détail (les damnés poussés par les démons), 1431-1435
© SCALA, Florence – Courtesy of the Ministero dei Beni e delle Attività Culturali e del Turismo – RMN-Grand Palais

Si on critique le sionisme, on sera accusé de vouloir en définitive liquider physiquement les Juifs. Le sioniste n’accepte aucune réserve, aucune restriction vis-à-vis de son idéologie. Le critiquer, c’est — à ses yeux — vouloir tuer les Juifs : c’est affolant ! C’est là justement le postulat déclaré de Misrahi. Nous ne pouvons accepter un tel chantage : une minorité quelconque obéit à la lutte des classes. Toutes recherche de l’identité (judéite, arabité, négritude) doit passer aussi par la critique. Telle a été la démarche de Marx qui obéit à ces deux critères : l’être historique n’est pas réductible aux superstructures religieuses : il se joue aussi dans la lutte des classes. Ce qui veut dire que Marx renverse les illusions de la conscience malheureuse. Il critique violemment la religion — dont le judaïsme, sans pour autant souhaiter la mort du Juif, c’est-à-dire son propre suicide. Lui qui souffrait de l’antisémitisme de son époque, comment pouvait-il songer au génocide de ses correligionnaires ? La lecture sioniste de Marx est fondamentalement fantasmatique, elle projette sur la Question juive un discours délirant et réducteur. Quand Marx critique le capital et la bourgeoisie juive, Misrahi comprend ceci :

  1. Nous voulons qu’on tue les Juifs,
  2. Nous devons donc dire qu’ils sont le mal (p. 52).

En poussant d’un fil sa technique — de l’araignée — mécanique, Misrahi finit par dire que « l’antisémitisme de Marx se doit d’être vaste, doctrinal, historique et cosmique » (p. 54). La paranoïa voit partout des bourreaux et des ennemis, sa propagation affolée s’universalise. Et par un jeu d’inversion — habituel à la conscience malheureuse — Misrahi projette sur Marx l’image inverse de sa propre déchirure. Ce qui fait saillie sera un semblant d’analyse.

Il devient aisé alors à Misrahi d’accentuer la dérive délirante. Faute de mieux, la trame sophiste se rétrécit. A quoi cela mène Misrahi-critique de Marx ? A déplacer la morale de celui-ci : le manichéisme de Marx serait une vengeance personnelle, elle-même explicable par un Œdipe non liquidé. Misrahi projette sur Marx la morale manichéiste antisémite : « Le Juif est le coupable absolu, aux yeux de Marx, c’est-à-dire le mal radical et cosmique… » (p. 62). Et plus loin : « Pour lui (Marx) la culpabilité du Juif dépasse de loin l’oppression subie par lui, elle s’étend à toutes les oppressions » (p. 62). Et selon le même enthousiasme rythmé et sans démission, Misrahi se décide à cuisiner tout le marxisme. Et nous pouvons battre pavillon ensemble, Misrahi et moi, pour nous exclamer : « Si le marxisme était antisémite par essence et dans sa structure globale, ne faudrait-il pas le considérer comme une pure idéologie opportuniste destinée à nourrir la haine des Juifs et la chasse aux coupables » (p. 72). Il faudra filer la manœuvre de ce sophisme, car nous savons déjà où nous allons. Et comme dit si bien Misrahi, « lorsqu’il réfléchit sur la question juive, Marx n’est pas marxiste, et lorsqu’il est marxiste, il ne réfléchit pas sur la question juive » (p. 90, c’est lui qui souligne, et avec quelle ténacité !). Mais Misrahi sait que Marx est tout de même Marx ; il faut le récupérer d’une manière ou d’une autre. Vous imaginez le sort des antisionistes qui n’ont jamais cette chance. Je n’aurai jamais cette chance moi non plus : je serai toujours accusé d’antisémitisme, que je réfléchisse ou non sur la question juive. Misrahi prend Marx, il le coupe en deux, exactement comme une poire. Il se donne pour tâche théorique d’en jeter la partie gâteuse. On peut se moquer facilement de lui, en lui disant que lui aussi tombe dans la morale manichéiste. Mais en règle exceptionnelle, il y a sans doute plusieurs types de manichéisme. Le sionisme est une exception, son manichéisme est un privilège. Pourquoi le lui disputer et soignons plutôt l’effort de comprendre quelque peu. Après avoir divisé Marx si arbitrairement, Misrahi verse Marx dans sa judéité-indépassable : « C’est en tant qu’il est juif, fût-ce à son corps défendant, que Marx est révolutionnaire » (p. 86, c’est lui qui souligne). Car finalement Marx a bégayé avec un plaisir pervers : sa théorie des classes sociales est simplement une nouvelle expression de la dialectique Mal/Bien, appliquée d’abord aux Juifs, puis universalisée d’une manière libératrice sur la lutte entre bourgeois et prolétaires.

Il faudra mentalement fixer cette phrase de Misrahi : « N’est-on pas fondé dès lors à faire l’hypothèse selon laquelle c’est la haine des Juifs qui, chez Marx, commande l’analyse de classe, et selon laquelle l’analyse critique de la classe bourgeoise n’est chez Marx que le masque de la haine des Juifs » (p. 73). Cette déclaration, si peu sibylline, contient pourtant une idée intéressante : les théories ne sont en définitive qu’un fantasme travesti. Encore faut-il démontrer comment une théorie prend corps dans l’être historique et transforme des sociétés et des cultures différentes. Car enfin Mao, par exemple, est à la fois chinois, marxiste et antisioniste. Vue sous cet angle de l’identité et de la différence culturelles, la critique de Misrahi se meut dans l’aveuglement.

Misrahi règle au mieux la chose : après avoir accusé Marx d’antisémite et d’antisioniste (le sioniste n’existe-t-il pas déjà à l’époque de Marx ?), il se décide maintenant à expliquer le cas Marx, selon une psychanalyse existentielle et la triangulation œdipienne : on connaît la chanson. Voyons de près. Misrahi constate, dans la vie de Marx, une identification passionnée avec le père (le traître) par lequel il redouble sa traîtrise aux Juifs. Identification opposée à la haine qu’il nourrit vis-à-vis de sa mère, de sa famille et de l’univers juif. C’est donc un Œdipe dissocié, dont le mouvement fantasmatique va se fixer sur la haine de soi, l’expulsion de soi de l’image maternelle. Opération réactive à quoi ? Misrahi ne nous le dit pas, ou plutôt il fait intervenir un tiers, Moses Hess, un juif socialiste et sioniste avant la lettre. Mais il faut souligner que ce tiers n’est pas Engels. Celui-ci serait-il l’image inverse de Moses Hess ? Misrahi passe rapidement sur « l’homosexualité simplement latente » (p. 223, c’est moi qui souligne) dans la relation Marx-Engels. Je ne connais pas directement l’idéologie sexuelle de Misrahi, mais on lui dira tout de go : tout le monde (hommes et femmes) vit une homosexualité latente, simplement latente. Rien de plus universel, autant que la prohibition de l’inceste. Pour accabler Marx-Engels, Misrahi veut les « déviriliser », suggérer que leur relation est quelque peu maladive, bref que l’Œdipe de Marx est perverti, défiguré par un transfert rancunier.

Karl Marx « est né, nous dit-il, d’un père qui se fait protestant pour conserver son poste » (p. 227). Il intériorise donc la culpabilité de son père, en faisant une surenchère opportuniste pour se faire accepter. De cette « culpabilité objective » (p. 227), va naître le marxisme, en tant que rationalisation de la haine de soi, de l’instinct de mort dirigé contre soi. Marx aurait été « un masochiste suicidaire » qui aurait, à cause de cette haine, libéré l’humanité.

Montrant du bout du doigt le dernier nœud de la toile, nous répondrons — comme d’habitude — d’une manière intransitive — sans rire.

Or, l’inconscient est orphelin, nous dit l’Anti Œdipe, texte auquel nous adhérons, avec quelques réserves, relatives à cette manière de tout machiner et qui finit par s’instituer en système. Qu’importe pourtant ! Ce texte déculpabilise profondément. Et puis on y apprend à bien machiner la violence et l’ironie révolutionnaires. Et comme il y est dit, tout texte dépend… de son degré d’humour.

L’inconscient est orphelin, nomade et passeur. Il ne se réduit donc pas à l’histoire papa-maman-moi. Mais il peut sans doute se cristalliser dans l’Œdipe, en subir le pouvoir despotique, être minablement victime de sa petite morale casanière. En tant que pratique du désir, l’inconscient joue l’Œdipe et le « machine » dans sa propre transmigration. Pas de lieu fixe, ni d’identité éternelle, l’inconscient déchire continuellement l’institution œdipienne et ses substituts. En ce sens, Marx est un lutteur de classe exemplaire, un transmigrateur, un orphelin. Que lui importe l’Œdipe ! Qu’importe pour nous l’Œdipe ! Et que fait le lutteur de classe ?

Le lutteur ne tête pas le sein de sa mère
ni la verge de son père

il les avale

mange ceci, mange cela
c’est là le secret de toute gustation.

Le sionisme orthodoxe et dogmatique est aveugle à la lutte des classes : il veut l’identité, l’identité folle. Il veut une généalogie morale œdipienne, et pour cause : il lui faut un Père illusoire pour couvrir ses actes macabres. Aussi ne peut-il comprendre l’élan de Marx qui renverse la dialectique identité-différence dans un système général de la production liant l’homme à l’homme, l’homme à la nature. L’homme est un être historique, produit, livré à la lutte des classes. Lutte des classes comme économie de la vie et de la mort, comme affirmation d’une rupture dans la rupture, une différence de la différence. Le lutteur de classe est un orphelin, il doit briser la famille et toute institution œdipienne.

Le sionisme de Misrahi réduit le sujet Marx à une dualité fantasmatique. Parce qu’il est mouvement binaire de la conscience malheureuse, le sionisme sépare ses adversaires en Mal et en Bien, il enregistre le sujet Marx en cette table manichéiste, alors même qu’il existe pour nous une infinité de visages de Marx, une infinité de lectures de Marx. Comme tout texte, celui de Marx est pluriel. Il y a pourtant des stratégies de lectures plus ou moins pertinentes et plus ou moins exactes. Celle du sionisme est œdipienne, la psychanalyse a une expression pour désigner cette régression : retour du refoulé. Pas étonnant que le sionisme ne voie en Marx qu’un cauchemar et un rêve démoniaque !

La souveraineté orpheline de l’inconscient, sa souveraineté infinie, irréductible à toute spéculation idéaliste sur sa nature productrice, souveraineté promise dans la relation intime et violente entre l’homme et la nature, l’homme et l’impossible. Idée essentielle pour décentrer l’interprétation pieuse du jeu triangulaire. C’est par cette splendeur orpheline et pourtant affirmative que l’homme révolutionnaire est possible. Ce que Marx porte de plus dur en lui, c’est que ne craignant ni père vivant ni mort — renversement donc de sa conscience malheureuse  — il a dilapidé avec une désinvolture inouïe tout le système que l’humanité a risiblement cristallisé dans l’institution, la propriété, l’argent, la famille et l’État. Il a dépensé avec passion toute nostalgie religieuse, toute morale du péché et de la faute. Non point qu’il n’ait été agi par une telle morale, mais il a lié toute morale aux limites de la révolution : la morale est une mise en jeu, suspendue à l’élan déchirant de la rupture, du renversement. De ce point de vue, la révolution n’est pas une transcendance, une totalité close : son interrogation finale est de transformer les hommes en frères orphelins. Pourquoi interpréter Marx coûte que coûte selon ce mouvement ? Parce que je pense — et c’est là mon argument final — que la lutte des classes n’est pas simplement une dialectique entre dominateurs et dominés, mais bien cette question illimitée d’introduire un désordre permanent dans l’existence des hommes et de leur communication. A la lutte des classes ne peut se dérober aucune autonomie illusoire de l’individu : le révolutionnaire devient un être orphelin parce qu’il mise sur la révolution ; la brûlure ou l’échec qui peuvent l’atteindre sont autant d’élans vers une liberté sans cesse dérobée. Et plus exactement le révolutionnaire est un passeur : il brise les idoles mais n’est jamais sûr de ses projets, de son devenir.

Alors, les histoires de papa-maman décrites d’une manière si simpliste sont une besogne plutôt paranoïaque dans ce cas. Réduire le marxisme à une défiguration d’un Œdipe non liquidé est proprement risible. Marx s’est asservi à une vérité révolutionnaire, au-delà des institutions et du père mort ou vivant. Il s’est condamné à une recherche dans laquelle le sionisme trouve peu de place. Je renvoie donc au chapitre prochain — sans rire.

Abdelkébir Khatibi (1938-2009)

Penseur et homme de lettres marocain.

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