Paul Celan à Tours : l’empreinte d’un exil discret dans la genèse poétique

La Rédaction
On évoque rarement Tours lorsqu’il s’agit de retracer les itinéraires du poète Paul Celan. Pourtant, dans l’ombre des villes plus évidentes — Czernowitz, Paris, Vienne — la cité ligérienne occupe une place singulière, énigmatique, à la lisière de l’histoire et de la poésie. Elle fut pour Celan le théâtre d’un bref épisode de vie, mais également, pourrait-on dire, d’un des premiers exils inscrits dans le corps même de l’écriture.
En 1938, le jeune Paul Antschel fuit les quotas antisémites qui frappent les étudiants juifs en Roumanie. Il choisit la France — non pas Paris, mais Tours — pour entamer des études de médecine. Ce déplacement, dicté par la nécessité, précède de peu le grand effondrement européen. Tours apparaît alors comme une ville de l’entre-deux : entre l’Est et l’Ouest, entre les langues, entre les désirs d’intégration et les ruptures identitaires. Dans cet espace provisoire, Celan — encore inconnu du monde littéraire — observe, note, médite.
Cette halte n’a laissé que peu de traces tangibles. Mais elle affleure dans un poème daté du 6 juin 1939, Im Park (Dans le parc), rédigé très probablement à Tours. Le texte (Traduction de Catherine Réault-Crosnier) déploie une scène nocturne d’une grande épure, empreinte d’inquiétude sourde et de beauté suspendue :
Nuit. Et tout est là :
le lac, l’arbre, la barque ;
les ronds dans l’eau…Blanc
brille le long du saule pleureur :
une jeune fille
qui se hâte.Seul, le cygne approche.
Comment, si une étoile tremblotante
Se dépouillait de son enveloppe de feu
et tombait dans le lac ?
Dans le nénuphar ?Si le rouge-gorge mourait ?

Le poème est bref, mais chargé de figures discrètes : le cygne solitaire, la jeune fille pressée, l’étoile en chute, le rouge-gorge menacé. Il s’ouvre sur la stabilité apparente d’un paysage nocturne, puis glisse lentement vers une inquiétude cosmique. Le réel vacille. La nature devient le théâtre d’un pressentiment — celui de la perte, de la disparition. Le jardin évoqué dans le poème pourrait bien être le jardin des Prébendes d’Oé, au cœur de Tours, lieu de calme et de transition, de beauté muette.
Chez Celan, il n’y a jamais de paysage innocent : chaque élément est un signe, un fragment de sens. Le poème semble méditer sur le fragile équilibre du monde. Ce cygne seul, glissant dans le silence, n’est-il pas déjà la figure du poète en exil ? Quant à l’étoile qui tombe, elle annonce peut-être, à travers sa lumière éteinte, l’entrée dans un siècle d’effondrements. Le rouge-gorge mourant, ultime image du texte, est d’une brutalité tendre — comme si même les symboles familiers étaient désormais menacés.
Ce rapport à Tours, bien que marginal dans les biographies classiques de Celan, s’avère révélateur. La ville devient l’espace discret où se cristallise une tension fondamentale dans son œuvre : celle entre la langue d’accueil et la langue perdue, entre la mémoire et le silence, entre le lieu réel et le lieu poétique. Tours ne fut pas une ville-refuge — Celan la quitte dès l’été 1939 pour regagner Czernowitz, pris dans la tourmente de l’histoire. Mais elle fut peut-être, avant même le Paris des années 1950, un premier laboratoire du retrait et du mot rare.
On pense ici à Ghérasim Luca, lui aussi poète roumain d’origine juive, exilé en France. Dans un français convulsif, inventé, Luca explore jusqu’à l’épuisement les limites de la parole. Si Celan sculpte le silence dans l’allemand blessé de l’après-guerre, Luca fait éclater le français comme un matériau sonore et mental. Tous deux, chacun à sa manière, défient la langue comme on défie l’effacement — par une poésie de l’extrême justesse ou de l’extrême dislocation.
À travers cette brève parenthèse tourangelle, ce que révèle Im Park, c’est peut-être cela : la naissance d’un regard poétique où la lumière est déjà chargée d’ombre, où l’exil commence par le silence d’un parc au début d’un été européen.