Faire saboter Venise (3/3)

Bruno Lemoine
Dans son récit Le voyage du condottière (1932), André Suarès voyait en Venise la reine des sirènes : « J’arrivais, raconte-t-il. On rêve de Venise avant d’y être. Et sans le savoir, soudain, on y est en rêve. Ce fut ainsi, à la fin du jour, que j’entrai chez la reine des sirènes. » Contrairement à Debord et à Ralph Rumney, l’écrivain voyageur André Suarès ne cherchait pas à conquérir Venise, mais, comme un Ulysse téméraire n’ayant pas écouté les conseils de la magicienne Circé, il se laissait charmer par elle, offrant son corps en sacrifice au plus beau et au plus séduisant des monstres marins. Ce que Venise ou Vénus avait à offrir selon André Suarès, c’était déjà le simulacre (Baudrillard) ou le fantôme (Günther Anders) du monde – le fantôme donc de l’amour érotique et de son acmé : son corps, le corps de Suarès, dévoré par la Sérénissime.

Michèle Bernstein
Le condottière est, en italien, le chef d’une armée de mercenaires, et celui-ci entre à Venise non pour la dépouiller, mais pour, se laissant dépouiller par elle, finir au septième ciel. André Suarès, poursuivant son parcours en gondole, relate ainsi, dans Le voyage du condottière, sa fascination pour la ville-sirène : « Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude, enfin, d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment. Les plus pauvres d’amour comptent au moins sur le plaisir, à Venise. Les autres s’y offrent aux orages du feu. On espère la beauté dans l’incendie, et le bonheur dans la passion. Et tel est le génie de la Sirène : qu’on y attend l’amour comme sur un lit : on ne la cherche, on ne l’appelle pas. » Mais Suarès, ou le condottière, résiste au dernier moment et ne cède pas : « Cléopâtre, Cléopâtre, tu ne me retiendras pas ! s’exclame Suarès. Je ne suis pas venu de si loin, pour tomber sur un lit de délices, au fond d’une chambre courtisane. »[1] Le condottière reprend ses esprits au dernier moment et continue sa route.
Vingt-cinq ans après Suarès, lorsque Ralph Rumney marche à Venise en homme libre, il ne tourne pas autour d’elle en bateau comme Debord dans son dernier film In girum… ; et imaginer, comme André Suarès, qu’une gondole puisse être le navire d’Ulysse l’aurait fait rire. Non, rien de tout cela pour le peintre anglais, sa dérive est libre et sans entrave, aucune sirène à l’horizon. Ainsi, lorsqu’il relate, dans The leaning tower of Venice, son trajet, avec le poète américain Alan Ansen, jusqu’à l’arsenal, cette pièce maîtresse du Jeu de la guerre de Guy Debord, lorsqu’il se retrouve face au centre névralgique de ce qui a fait de Venise celle qu’elle a été, il trouve le quartier du cannareggio, où elle se situe, sinistre et il s’ennuie tout de go : l’arsenal n’est alors plus qu’un monument, elle nous parle du passé et non de l’avenir. Il n’y a alors plus que de rares navires militaires à quitter ses quais. Non, aucun jeu ne peut surgir spontanément à l’esprit d’un homme dans les rues qui bordent l’arsenal à Venise. Alan Ansen longe alors les fondamente Nuove face à l’île cimetière San Michele d’un pas pressé, sans doute pour chasser une ombre de son esprit…
Si vous voulez la puissance d’un arsenal comme celui qui fit de Venise au XVIIème siècle, la riche cité des doges, au moment où, en 1957, Rumney est encore situationniste et chercheur en psychogéographie, il faudra vous déplacer, sur la carte du monde, jusqu’au port de San Francisco en Californie. C’est en prenant conscience de la misère du prolétariat noir, ayant, à San Francisco, construit les navires de guerre et les sous-marins américains ayant sillonné les mers lors de la seconde guerre mondiale, que les jeunes étudiants noirs Bobby Seale et Huey Newton décidèrent, dix ans plus tard en 1966, de fonder le parti des Black Panthers. Mais, pour le moment, nous n’en sommes pas là, Venise n’est pas encore San Francisco, et, au Chili, le sénateur Salvador Allende se présente pour la deuxième fois aux élections présidentielles, et il échoue lamentablement. Nous n’en sommes pas là, mais il faut que vous ayez en tête que, bientôt, Venise va devenir San Francisco. Que San Francisco, dans les années 60, est peut-être déjà Venise et l’a toujours été.
La dérive se poursuit donc, non dans le roman-photo The Leaning tower of Venice à San Francesco de la Vigna, après les fondamente nuovo, mais dans la vie même de Ralph Rumney, alors que, comme on l’a vu, il se fait exclure du situationnisme, pour avoir cherché à ce que son fils ne soit pas apatride : sur le passeport tamponné par le consulat britannique en Suisse, il était écrit : « Sandro Rumney, fils de Ralph Rumney. Né de mère inconnue. », ce qui signifie que l’administration anglaise, cette fois, ne voulait – ou ne pouvait pas reconnaître l’américaine Pegeen Guggenheim comme étant la mère de Sandro Rumney.

Ralph et Pegeen Guggenheim
Quelque temps plus tard, Ralph et Pegeen Guggenheim se marient à Londres, et le tout jeune Sandro Rumney obtient finalement son passeport. La fortune de Rumney semble alors assurée, il gagne, par la suite, Duchamp aux échecs, et crée, comme lui, une martingale qui fonctionne. « Après mon exclusion de l’Internationale Situationniste, écrit-il, ma vie était devenue quotidienne, normale, je devrais dire, explique-t-il à Gérard Berréby dans Le Consul. J’étais trop occupé à trouver de l’argent pour faire vivre ma famille. Je faisais des tableaux, j’avais des périodes creuses et des périodes d’opulence. Nous faisions des allers-retours entre Paris et Venise. »[2]
Sandro grandit ; Pegeen Guggenheim, qui est une peintre de grand talent, continue son œuvre, elle s’occupe de son fils Sandro, ainsi que de Nicolas, le premier enfant qu’elle a eu et que son premier mari, le peintre Jean Hélion, avait adopté ; sa carrière de peintre est aussi sur le point de décoller. Et pourtant, Peggy Guggenheim, sa mère et matrone, cherche par tous les moyens à lui faire quitter Ralph. En outre, Pegeen est dépressive, alcoolique (comme Ralph, son mari, et sa mère Peggy), mais elle est aussi sujette à de fréquentes tentatives de suicide…
Si je donne ici le sentiment au lecteur de me répéter, si je suis aussi précis dans le détail de la vie de Ralph Rumney avec Pegeen, c’est qu’elle recèle, selon moi, une vérité d’ordre ontologique, comme j’espère le montrer. Ralph est exclu du situationnisme par Debord et sa femme Michèle Berstein pour ne pas avoir correspondu à l’idée qu’ils se faisaient de lui : Ralph ne représente donc plus le mouvement situationniste, il n’est plus reconnu ni identifié, ou tracé, par lui. En revanche, Rumney fait en sorte que son fils Sandro soit connu, reconnu et identifié par les administrations, en somme qu’il ait accès à la citoyenneté. Tout est donc une affaire de représentations, de fantômes. Ici, nous sommes bien dans le monde du philosophe irlandais du dix-huitième siècle George Berkeley : « Esse est percipi. », être, c’est être perçu. Il faut donc être reconnu pour vivre : l’existence seule ne suffit pas, l’existence nue, hors statut civil, est même la misère et la mort assurée. Nous sommes donc loin, hélas, des principes de l’humanisme.
Mais, pour le moment, dans les années 60, la fortune sourit à l’audacieux Ralph Rumney ; tout le monde le reconnaît à Venise et on l’écoute. Il n’est plus pour Guy Debord ni, aussi peut-être, pour Michèle Bernstein, sa femme, mais la Reine des sirènes chante encore sa chanson, puisqu’il est le mari de la fille Guggenheim : Ralph Rumney a une audience sur la Sérénissime, il est même sur le point d’obtenir d’elle une île sur la lagune afin de fonder son projet, l’Institut International des Arts et des Techniques, qui accueillerait des travaux conçus par des artistes et des scientifiques ; l’idée de Rumney, là, étant que l’art et la science marchent à nouveau de concert, comme c’était encore le cas en Europe au seizième siècle : Rumney pourrait bientôt réaliser sa fondation[3].
Puis, soudain, le château de cartes s’écroule. En 1967, la fille du peintre Modigliani, Jeanne Modigliani, l’appelle à Venise ; elle s’inquiète qu’un ami commun, qu’elle héberge alors, n’ait plus donné de signe de vie depuis plusieurs jours ; Rumney accepte alors d’aller à la police pour voir ce qu’il en est : « Le commissaire avait un tableau de moi accroché au mur derrière son bureau – tableau que je lui avais offert pour le remercier de nous avoir sauvés, Restany et moi, d’une arnaque sordide dans un bar à putes, explique-t-il à Gerard Berréby dans Le Consul. A ma grande surprise, il me demande de décliner mon identité. Je m’exécute et j’expose l’objet de ma visite. Il me demande à nouveau de décliner mon identité et continue ainsi toutes les deux minutes pendant un bon quart d’heures. Il arrive rapidement à ses fins. Je m’énerve et en riant je lui demande s’il n’est pas devenu fou. Il prend à témoin les autres flics, m’accuse d’outrage à agent et me déclare en état d’arrestation. »[4]
Le lendemain, après un procès expéditif, Ralph Rumney est expulsé d’Italie. Lorsqu’il revient dans son appartement parisien, Pegeen est catastrophée par la situation et elle pense à une machination de sa mère. Epuisé, Ralph se couche assez tôt, Pegeen lui dit qu’elle va dormir dans la chambre de la bonne et d’accompagner les enfants à l’école le lendemain. De retour de l’école, il découvre que sa femme Pegeen s’est suicidée. Sa mère, Peggy Guggenheim, l’accuse alors « d’homicide et de non-assistance à personne en danger », elle met un micro dans son téléphone et le fait suivre, jours et nuits, par des détectives. Pour échapper au calvaire, il accepte alors de se faire interner à la clinique de La Borde, alors dirigée par le philosophe Félix Guattari qui l’accueille, jusqu’à ce qu’il obtienne un non-lieu du procès que Peggy avait intenté contre lui. Rumney se retrouve alors seul sans sa femme ni son fils Sandro que la mécène a préféré garder auprès d’elle, déboutant, à coup de staff d’avocats, le peintre de son rôle de père.
Après cela, la dérive de Ralph Rumney se poursuit, vaille que vaille, entre Londres, Paris et l’Italie, vivant d’expédients, de boulots appointés, de la vente de ses tableaux ou au crochet. Vingt ans après The leaning tower of Venice, il se retrouve à la rue et sans un sou, après avoir préféré quitter une mégère qui l’hébergeait, en lui laissant son barda et sa voiture. Il décide alors de retourner à Saint Germain des Près et rencontre, en chemin, Michèle Bernstein, l’ex-femme de Debord, dans un vernissage : « Et on s’est tombés dans les bras comme ça, on était contents de se revoir, explique-t-il à Berréby. On a commencé à rigoler ensemble. On n’arrêtait pas de se faire rire l’un l’autre. J’ai fini rue du Temple, chez elle en fait. Je me suis installé petit à petit chez Michèle. Tu vois, le monde est petit. »[5] Rumney a alors quarante ans, et il n’a pas un sou vaillant en banque. Plus de vingt ans que Ralph et Michèle ne s’étaient vus.
Résumons. En 1967, Ralph Rumney est exclu du groupe de Debord (et donc, a priori, exclu par Michèle Bernstein qui était la femme de ce dernier), parce qu’il ne correspond pas au fantôme du situationnisme que l’auteur de La société du spectacle était en train de mettre au point. Il fait alors en sorte que son propre fils, Sandro Rumney, soit lui-même reconnu en tant que citoyen : en somme que Sandro, fils de Ralph Rumney, ait ce type de fantôme qui lui donne droit de cité, qu’il ne soit donc pas lui-même nu et indigne, mais qu’un statut civil l’habille aux yeux d’un pays, comme Ralph Rumney lui-même l’a été, en Angleterre, quand son propre père l’a reconnu à sa naissance, comme tout un chacun nous semble encore l’être, et ce depuis la nuit des temps, paraît-il. Dix ans plus tard, le fantôme de Ralph Rumney plaît de plus en plus à Venise, et la reine des sirènes, qui siège, depuis des lustres, au conseil des doges, va jusqu’à lui faire entendre qu’elle va lui offrir une île sur la lagune, afin qu’il puisse créer sa fondation Art & Science, jusqu’à ce qu’un commissaire de la police vénitienne l’exorcise du fantôme ou de l’esprit « Ralph Rumney » qu’il était devenu, en l’ignorant superbement, et qu’il ne doive déguerpir d’Italie pour « outrage à agent ».
Tout, selon moi, dans la vie de Ralph Rumney, est affaire d’identité, donc de fantômes : cela se résume à un jeu de miroirs : qui perçoit ? qui est perçu ? qui reconnaît quoi ? Il y a une phase d’adorcisme, où le fantôme de Ralph Rumney est au plus près de la reine des sirènes, puis l’exorcisme commis par ce commissaire vénitien après 1967, et la chute brutale, lorsque sa femme Pegeen Guggenheim se donne la mort à Paris. Ralph Rumney recommence alors sa vie au début ; comme au Monopoly : ne passez pas par la case Départ, ne recevez pas 20 mille francs.
Michèle Bernstein, quant à elle, divorce de Debord en 1972, tout en restant son amie. Cinq ans plus tard, elle emménage avec Ralph Rumney qu’elle n’avait pas vu depuis vingt ans, et sur un coup de tête. On est là en pleine stratégie oblique, dans le hasard pur et l’indétermination. Par la suite, Michèle Bernstein demande à Ralph Rumney de se marier avec elle pour avoir la nationalité britannique. Lorsque Gérard Berréby demande à Rumney pourquoi Michèle Bernstein souhaitait se marier avec lui, il avoue alors son ignorance : « je pense qu’elle voulait qu’on se marie pour avoir la citoyenneté anglaise. C’est une chose que je n’ai jamais comprise, mais en fin de compte chacun ses lubies. », lui répond-il.
Selon moi, Michèle Bernstein, en demandant le mariage à Ralph Rumney, donnait leçon à son ex-mari Guy Debord : « En 1957, tu as exclu du situationnisme Ralph Rumney, parce qu’il s’est battu pour que son fils Sandro ait au moins la nationalité anglaise, et, moi, après avoir été ta femme, je deviens la femme de Ralph pour avoir la même nationalité que son fils. Je prends donc un fantôme à l’origine de la civilisation, je me sers des mêmes vêtements que mon second homme, afin de pouvoir, comme son fils Sandro, avancer vers d’autres horizons. »
Cela s’appelle un camouflet, une vexation humiliante, mais ni Guy Debord ni Ralph Rumney n’ont eu alors l’air de comprendre. L’élégante Michèle Bernstein réglait, selon moi, ses comptes avec Guy Debord.
Portrait de Casanova par Raphaël Mengs, vers 1760

Pour Walter Benjamin, à chaque instant de l’histoire, l’ange à la porte de la Jérusalem céleste peut entrevoir du nouveau. Il suffit à l’historien de cerner ce moment où celui-ci est arrêté dans son vol, lorsque la machine, ou la « mégamachine » (Lewis Mumford), se brise à cause d’un sabot coincé dans son moteur, ou lorsque les portes de Jérusalem, de Venise ou de San Francisco s’ouvrent subrepticement au passage des hommes. Pourtant, dans sa quête, l’historien peut écarquiller les yeux davantage encore que l’Angelus novus de Paul Klee, puisque les héros qu’il rencontre dans ses recherches ne correspondent pas nécessairement aux modèles révolutionnaires ni aux attentes qu’il avait à l’esprit, ainsi de Jacques Casanova… l’historien hésite ici, il fronce les sourcils. Casanova, un Casanova révolutionnaire ? Bien malgré lui, oui. On peut douter vraiment que Casanova ait eu, de son vivant, des motivations altruistes et politiques en faveur de l’espèce humaine. Son seul fait mémorable fut d’avoir été le premier à son époque à s’être évadé des prisons vénitiennes. Faire de Casanova un idéal révolutionnaire au même titre que Spartakus, Thomas Münzer, Lénine, le Che, Emma Goldman ou Angela Davis est plutôt curieux. Qui fut Casanova ? Un libertin, un écrivain et un escroc. Mais, d’abord, et avant tout, un libertin, au sens que ce mot avait au XVIIIème siècle. Le Playing ou démon, qui poussa Casanova à l’action, au point de défier la république vénitienne et de passer le pont des soupirs pour être écroué, c’est l’aventure charnelle, à une époque où celle-ci était interdite hors des liens du mariage, surtout lorsqu’on avait, comme lui, reçu la tonsure : Casanova était un abbé, c’était un escroc aussi. Le jeune homme se fit passer pour un mage versé en sciences occultes, afin d’obtenir les faveurs de riches protecteurs. Ce fut même, pour lui, le début de la consécration, puisque, grâce à ses nouveaux soutiens financiers, il eut tout le temps de se consacrer à sa vocation de dépravé.
Il faudrait maintenant montrer en quoi, à notre époque, la dépravation, lorsqu’elle ne se cache pas, lorsqu’elle défie les princes, demeure révolutionnaire ; ce qui semble compliqué. Le lecteur contemporain a, sans doute, bien du mal à considérer ce que fut, au XVIIIème siècle, un libertin, puisque, aujourd’hui, les femmes, dans nos sociétés, sont le plus souvent libres et autonomes financièrement, que les moyens de contraception sont en vente libre dans les commerces depuis la fin des années 60 et que, fort heureusement, le droit à l’IVG est inscrit dans la constitution française depuis quelques mois. Quand on est une femme ou un homme, on se sent moins coupables d’avoir péché et l’on risque moins d’être touchés par une maladie vénérienne ou de tâter le bâton de frères menaçants, ou même que l’Eglise nous jette à l’opprobre publique. Par chance, les femmes peuvent a priori avoir, envers les hommes, des comportements de Casanova, sans que cela ne leur porte à conséquence, ce qui rend l’aventure amoureuse plus complexe, mais aussi le jeu plus intéressant. Puisque, à sex-ratio équivalent, l’un et l’autre genres ont théoriquement autant de chance de gagner que de perdre en amour (même si, comme l’a démontré l’anthropologue féministe Kristen Ghodsee, le capitalisme est toujours aussi néfaste à l’épanouissement sexuel des femmes, mais aussi, a fortiori, à celui des hommes). Non, si l’on ne remet pas le libertinage dans son contexte historique, Casanova perd en valeur, et sur toute la ligne : Casanova n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut. Et c’est un peu ce qu’en fit le grand Fellini dans le film qu’il lui a dédié : un Casanova devenu grotesque, la caricature d’un vieux beau, un vieillard libidineux, en-deçà des histoires que la rumeur colportait à son sujet : voilà tout le libertinage réduit en cendres par le génie de Fellini.
Selon moi, le cinéaste Fellini a eu tort : Casanova sentait le soufre, il aurait aussi bien pu brûler en place publique, comme le philosophe Giordano Bruno un siècle plus tôt, pour s’être adonné à la magie. Faire de Casanova une caricature, c’est un peu hypostasier ce que fut alors un libertin et faire oublier que la liberté, alors, pouvait se payer très cher, surtout lorsqu’on était, comme Casanova, de basse extraction. La valeur d’un homme se mesure ici au prix qu’il lui en a coûté de braver les interdits, lorsque le prix de la chair semblait encore peser très lourd sur la balance d’Anubis, lorsque l’enfer était craint. Comparer enfin Casanova à un mythe tel que celui de Dom Juan, c’est encore hypostasier. Casanova n’est pas un mythe, c’était un homme de chair et de sang. Casanova a réellement existé et il a réussi à défier la Sérénissime en s’évadant des Plombs. Casanova comme, deux siècles après lui, son arrière-petit-fils, l’agitateur de San Francisco Emmett Grogan ont, tous les deux, montré qu’on pouvait se libérer des Plombs de nos villes, comme j’espère un peu le prouver ici[6].
À quel événement singulier l’historien pourrait maintenant comparer le sabot dans la mégamachine que fut Casanova, lors de la révolution sexuelle des années 1960 ? Une telle recherche peut tenir lieu de gageure pour un historien, tant Casanova nous semble incomparable, tant il a si bien fait de lui le fantôme et modèle du libertin dans ses mémoires. Mais une telle comparaison est tentante, lorsqu’on sait le courant puritain toujours à nos portes. Témoin : l’interdiction de l’avortement, actuellement, dans nombre d’Etats américains et qui est l’une des conséquences de la présidence de Trump, qui a pu loger, à la Cour suprême américaine, des juges ayant les mêmes opinions fondamentalistes et fascistes que lui. Témoin aussi, le livre Révolte consommée sous-titré Le mythe de la contre-culture des philosophes canadiens Joseph Heat et Andrew Potter, réédité en 2020 aux éditions L’échappée. Les premières pages de Révolte consommée sont justement contre la vague hédoniste qui secoua l’occident dans les années 60, 70. Pour ces deux philosophes canadiens, une telle libération sexuelle fut le début d’une dystopie, la dictature de la jouissance dans laquelle on se trouve encore, selon eux : « La révolution sexuelle, déclarent-ils, eut donc pour effet de détruire toutes les normes sociales traditionnelles, qui avaient jusqu’alors structuré les relations entre les sexes, sans toutefois les remplacer par de nouvelles. Ce qu’elle laissait, en somme, c’était le vide total. Par conséquent, les gens de ma génération, qui atteignirent la puberté à la fin des années 1970, furent obligés de résoudre par eux-mêmes les délicats problèmes de l’adolescence. Au lieu de se sentir libérés, ils vécurent un véritable enfer. L’absence de règles établies voulait dire que personne ne savait à quoi s’attendre de la part des autres. Pour des adolescents, une telle situation était profondément anxiogène. »[7](p. 84)
Contre l’angoisse existentielle qu’entraîne le fait d’être libre, nos deux philosophes canadiens et néo-puritains préfèrent les règles et les interdits, en somme un retour aux sources : Oui-Oui à l’école et la Bibliothèque rose.
A quoi comparer le sabot que fut Casanova sur la Sérénissime lors de révolution sexuelle de la fin des années 60 ? L’historien se frappe alors le front, mais bien sûr ! le happening The invisible circus organisé à San Francisco par le groupe anarchiste des Diggers dans l’église de Glide, le 24 septembre 1967[8]! Voilà ce qu’il faut raconter ! Cela pourrait être une nouvelle page des Lois de l’hospitalité du grand Klossowski. Sauf que ce n’est pas un récit, que cela a vraiment eu lieu. Non, bien sûr, on est loin, et même très loin, du modèle révolutionnaire féministe revendiqué par Alexandra Kollontaï après 1917 en Union soviétique…The invisible circus, ce n’est pas vraiment George Sand, le modèle, fantôme et matrice de la femme émancipée que prônait la première femme politique et féministe russe Alexandra Kollontaï, loin de là. Ainsi, de San Francisco à l’époque, pour Guy Hocquenghem dans Le gay voyage, ou de Jean Genet avec les Black Panthers dans Un captif amoureux.
Affiche de Dave Hodges pour Le Cirque Invisible
(14-1/2″ x 19-3/4″)

Avant de faire le récit du Cirque invisible – qui fut un événement glimpsé (the glimpse en anglais), un événement aperçu, vu comme par-dessus l’épaule ou en Retro-Eyed-Movement – quelque chose ayant eu lieu que les médias franciscanais préférèrent ne pas couvrir, puisque, en le couvrant, la nudité du vieux Noé aurait, une nouvelle fois, été rendue visible… Réellement, cette fois, le cirque fut invisible. – avant d’expliquer comment il a été possible de convier, dans une église, plusieurs milliers de personnes à une orgie – il faut que je parle un peu de l’origine du nom des Diggers franciscanais.
Il semble que ce soit Billy Murcott, un ami de jeunesse de l’anarchiste Emmett Grogan qui, en 1966, invoqua le premier le spectre de l’écrivain et militant Gerrard Wistanley. L’histoire de Gerrard Wistanley et des tout premiers Diggers a eu lieu en Angleterre au XVIIème siècle, lors de la première révolution anglaise, sous Cromwell. En 1649, alors que le roi Charles IX est décapité et que la famine sévit dans les campagnes anglaises, Gerrard Wistanley proclame que la terre est à tous les hommes et que la propriété foncière est une aberration. En avril 1649, Wistanley part avec d’anciens soldats et des chômeurs anglais dans le Surrey, et ils commencent à prendre les terres en friches aux Lords pour les cultiver librement. La communauté, que Wistanley avait réunie autour de lui, s’appelait les Diggers, ou bêcheux en anglais, tout simplement à cause de la bêche qu’ils employaient. Pour les Diggers, il fallait libérer l’homme de la propriété privée : toutes les terres devaient être à chacun et de façon égale. De nombreuses communautés diggers se sont alors formées, hélas toutes réprimées violemment, au bout de quelques mois, par Cromwell qui entendait en demeurer, comme les Girondins lors de la Révolution française, à une révolution bourgeoise. L’histoire ne dit pas si des Diggers sont partis pour l’Amérique après le départ du Mayflower, l’histoire s’occupe rarement des perdants. Mais les Diggers ont peut-être inspiré les communautés évangéliques qui se sont implantées en Amérique du Nord, du dix-septième au début du vingtième siècle, et certaines d’entre elles sont sans doute devenues des pirates, par la suite, et elles ont infesté les mers du globe, comme nombre de mouvements radicaux anglais de l’époque, tels que les Quakers, les Levellers, les Ranters ou d’anciens soldats de la New Model Army de Cromwell.
Il s’agissait donc, à San Francisco en 1966, pour Billy Murcott, l’acteur de cinéma Peter Coyote, Emmett Grogan et Peter Berg, de reprendre l’esprit du groupe des Diggers au dix-septième siècle, non plus, cette fois, pour récupérer les terres non cultivées des propriétaires fonciers britanniques, mais afin de reprendre les villes, de les affranchir de l’argent et du capitalisme. On est là en pleine hantologie, au sens que, dans Spectres de Marx, le philosophe Jacques Derrida a donné à ce mot de son invention : selon Derrida, l’hantologie est la discipline analysant ce qui hante les hommes et les sociétés ; elle est l’étude des sociétés, des hommes et des traces historiques que les cultures cherchent à rétablir ou à conjurer, soit la bonne ou la mauvaise conscience d’un individu ou de celle d’un peuple. Le spectre d’un groupe anglais, ayant voulu annexer, au dix-septième siècle, des terres pour se nourrir, est donc convoqué à nouveaux frais, aux Etats-Unis à San Francisco, au mitan des années 1960 :
– reprendre le nom d’un groupe, comme les Diggers de Gerrard Wistanley, c’est accueillir son esprit, lui faire présent de son temps, afin qu’il revive, qu’il ait un second souffle. Puisque les Diggers anglais ne reconnaissaient pas la propriété privée, pas plus que, avant eux, les Indiens du Nouveau Monde, il n’y a pas d’exclusivité sur leur nom et leur histoire. Vous pouvez donc reprendre l’histoire des Diggers ici même, aujourd’hui. Qu’est-ce qui pourrait vous en empêcher ? On retrouve le même principe de reprise de l’esprit d’un groupe révolutionnaire avec les Enragés de la Sorbonne en 68, dont Guy Debord et Raoul Vaneigem ont fait partie. Lors de la Révolution française, les Enragés furent une section située à gauche des Montagnards, ceux-ci remirent en cause, comme les Diggers anglais, le dogme de la propriété privée. Ils furent donc, pour les mêmes raisons, réprimés, mais leurs idées ont eu, grâce au situationnisme, la postérité que l’on connaît[9].

Album de Bob Dylan (1964), dédié au Digger Emmett Grogan
Lorsque son ami Billy Murcott a prononcé le mot « digger », Emmett Grogan a compris que la plus grande partie de chasse à l’homme qu’il ait jamais jouée commençait pour lui[10]. À San Francisco, tous ses compagnons de la Mime Troupe, la compagnie de théâtre de Ron G. Davis, savaient déjà qu’il improvisait sa vie au jour le jour, que son nom d’Emmett Grogan n’était pas son nom, qu’il était un affabulateur, et pourtant ils seront nombreux à le suivre dans l’aventure Digger. Emmett Grogan est le premier Life actor ou Acteur de vie, celui qui ne joue plus de rôle imposé par la société, qui n’a donc plus de masque ou les a tous. Vous pouvez, vous aussi, être Emmett Grogan. Vous pouvez, vous aussi, créer un fantôme collectif[11].
Reprenons : en 1966, à San Francisco en Californie, un homme ne donne pas son vrai nom, ne dévoile pas son identité, ment comme un arracheur de dents sur ce qu’il est et sur ce qu’il a vécu, et pourtant les amis, qu’il s’est fait, le suivent volontiers dans l’aventure qu’il leur propose. Romantisme ? Péché de jeunesse ? Pas seulement. L’horizon s’ouvrait alors, le ciel semblait à portée de mains. C’est ce que le philosophe Mark Fisher, qui a popularisé en Angleterre le terme derridien d’hantologie, expliquait dans le dernier texte inachevé qu’il ait écrit avant de se donner la mort, Acidcommunisme : le monde aurait pu être libre, le monde des années 60 semblait libre, à nouveau sans entraves, comme au premier jour. Il y a alors eu, dans ce groupe d’amis, venant de La Mime Troupe, la compagnie théâtrale de Ron G. Davis, une forme d’hospitalité absolue envers cette étrange chose qu’Emmett Grogan faisait de sa vie – puisqu’il rendait superflue la première question posée à l’arrivant : « Voilà, écrit Jacques Derrida dans De l’hospitalité, suivant l’une de ses portées, la question de l’étranger comme question de la question. L’hospitalité consiste-t-elle à interroger l’arrivant ? Commence-t-elle à interroger qui vient (ce qui paraît très humain et parfois aimant, à supposer qu’il faille lier l’hospitalité à l’amour – énigme que nous laisserons pour l’instant en réserve) : comment t’appelles-tu ? dis-moi ton nom, comment dois-je t’appeler, moi qui t’appelle, moi qui désire t’appeler par ton nom ? comment vais-je t’appeler ? C’est aussi ce qu’on demande parfois aux enfants ou aux bien-aimés. »[12]
Pourtant, quelquefois, rarement, l’étranger à notre porte n’a pas de nom propre ou nous ne lui demandons pas de le décliner et nous le laissons entrer. Ou bien l’étranger ment sur son nom pour différentes raisons, comme Emmett Grogan, et cependant une communauté d’esprit se fait jour autour de lui ; elle émerge par le fait même que l’étranger a menti dès le début et dès la première question qui lui a été posée. L’hospitalité devient absolue, inconditionnelle, selon Derrida, lorsque nous laissons entrer Quodlibet. L’étranger est accueilli en tant que Quodlibet, c’est-à-dire quiquonque, ce que l’étranger veut, en somme, ce qu’il lui plaît. Dès lors, l’énonciation, qui permet à la parole de s’inscrire dans un monde stable poursuit une logique floue. Le système déictique devient lui-même flou, lorsque chaque homme, entendant qu’il puisse devenir Quodlibet à son tour, cherche à réaliser une communauté avec d’autres Quodlibet… C’est ce Quodlibet-ci que Maurice Blanchot, Dionys Mascolo et Marguerite Duras rechercheront en mai 68 en devenant eux-mêmes des écrivains anonymes et en œuvrant dans le Comité d’action étudiants-écrivains[13].
Après avoir prêté serment au spectre des Diggers anglais de Gerrard Wistanley, Emmett Grogan et ses compagnons mirent en place, jour après jour et deux ans durant, dans un parc, au nord du quartier de Haight-Ashbury, les Free Foods, des repas gratuits, à partir des produits glanés, chapardés ou offerts sur les marchés Rungis de Frisco. Deux ans durant, les Diggers de San Francisco donnèrent à manger, afin que l’esprit des jeunes, arrivant de plus en plus nombreux sur San Francisco, devenue entretemps la Mecque du mouvement hippie, puisse être libre :
“Repas gratuit
Bon ragoût chaudTomates mûres
Fruits fraisApportez bol
et cuillèreAu Panhandle surHaight Street16h 16h 16h 16hRepas gratuit TOUSLES JOURS RepasgratuitC’est gratuit parce quec’est à vous !Les Diggers”
Puis les Diggers créèrent des Free Shop, des magasins gratuits où l’argent et les produits étaient gratuits, puis il y a eu des cliniques gratuites, des hébergements gratuits pour les ados et des conseils judiciaires gratuits. La ville autonome digger se construisait. Le premier journal du parti des Blacks Panthers fut aussi réalisé sur la presse gratuite employée par les Diggers. Les petits déjeuners gratuits, que les Black Panthers organisèrent pour les enfants noirs, furent aussi inspirés par les Diggers. L’argent, un instant, semblait pouvoir devenir gratuit. San Francisco, cette ville qui, jadis, avait été fondée par la ruée vers l’or, était sur le point de s’émanciper de ce qui lui avait donné lieu d’être.
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Avant de faire le récit du festival Le Cirque Invisible, il faut ici expliquer qu’il a été une réponse des Diggers contre le Summer of love qui représentait, selon eux, les nouveaux habits de la Société du spectacle. C’est ce qu’explique Alice Gaillard dans son ouvrage sur les Diggers de San Francisco : « Or à présent que toute une génération est touchée [par la vague hippie], que le monde entier écoute, que fait-on ? se demande-t-elle à ce sujet dans Les Diggers. Au-delà de l’expérience psychédélique qui doit mener à un état de connaissance supérieure – ce qui n’est pas rien mais encore faut-il y parvenir – que propose-t-on ? Après avoir été stoned, après avoir tourné le dos au merdier de la société en allant se promener dans les bois, il faut bien retourner dans le monde et ses jeux compétitifs, regagner « les trottoirs anxieux pleins d’une foule silencieuse, avec nos poches pleines d’absurdité et de compromis entre couardise et illusion. ». »[14]
Le Summer of love, en tant que premier festival rock hippie : un mirage de la liberté. Le tout premier public du festival rock ressemblait déjà, avant même Woodstock, au public de cinéma dont Debord fera la critique, dix ans plus tard, dans son film In girum imus nocte et consumimur igni : il est un spectateur passif, incapable de remettre en cause le principe théâtral du quatrième mur qui le sépare des musiciens et des icônes de la contre-culture qui gravitent devant lui sur la scène. Le hippie, comme spectateur passif, est un bobo avant l’heure, il est même le premier bobo et, en ce sens, un intellectuel surnuméraire à la solde de l’appareil idéologique. Ce public occidental si particulier, intégralement produit par le capitalisme tardif des années 60-70, est « désormais presque entièrement recruté dans une seule couche sociale, du reste devenue large, celle des petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces services dont le système productif actuel a si impérieusement besoin : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement et pseudo-critique. » ; en outre, expliquait Debord dans son dernier film, la vie de ce nouveau type de citoyen salarié, comme le cinéma réalisé pour lui et souvent par lui, sont devenus des denrées fongibles, donc interchangeables : « Mais cette vie et ce cinéma sont également peu de choses, et c’est par là qu’ils sont effectivement échangeables avec indifférence. » (Debord, In Girum…) La publicité a, dès lors, produit des effets sociologiques et politiques sur les masses aliénées, au point que son spectateur préfère volontiers l’image qu’elle émet à sa propre vie. Comme l’écrivait déjà le philosophe Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme, douze ans avant La Société du spectacle de Guy Debord, le monde des mass-médias est une « matrice » cherchant à conditionner l’esprit et le corps des spectateurs : « Il n’est qu’un stimulus, expliquait Anders, à l’aide duquel nous devons nous entraîner aux « behaviour patterns » – aux modèles de comportement – et spécialiser nos réflexes jusqu’à devenir, ainsi spécialisés, incapables de nous comporter dans le monde réel autrement que devant ce stimulus, jusqu’à ce que le monde lui-même ne puisse plus désormais susciter chez nous d’autre réaction que celle qu’appelle ce stimulus. »[15] D’où, aussi, l’émergence actuelle d’un nouveau genre de film d’horreur, analysé par l’historien de l’art Jean-Baptiste Carobolante dans un livre récent L’image spectrale, où des victimes, médusées par un spectre regardé sur leurs écrans, se retrouvent littéralement aspirés par les circuits électroniques de leur télévision ou de leur ordinateur pour vivre en enfer. Une telle image spectrale, contrairement à ce qu’écrit Jean-Baptiste Carobolante dans son ouvrage sur le cinéma, n’est pas, selon moi, une allégorie de ce qu’il appelle le cinéma de spectre, mais bien plutôt une allégorie de la société du spectacle tout entière. Dans cette société, le public de festival, celui de la télévision, radio, Internet ou cinéma ne peuvent pas faire autrement que de répondre positivement aux invites de commande que les médias de masse émettent. Il n’y a donc pas d’hospitalité à attendre de ladite image spectrale, puisqu’elle cherche à faire de nous ce qu’elle est. Comme Dracula, elle attend que vous passiez le seuil de son château afin de vous chasser : l’hôte est le bourreau, l’invité un otage à vie[16].
A l’opposé de l’image spectrale, le Cirque invisible cherchait à faire que le public devienne acteur du cirque qu’il allait effectivement réaliser : la créature humaine se révoltait donc contre ses machines, elle les sabotait librement et joyeusement. Si le cirque était invisible, c’est parce que le public n’était plus spectateur de la piste devant lui, mais lui-même sur la piste et acteur du cirque qu’il improvisait avec les autres. « C’est dans cet esprit que les Diggers décident d’organiser un événement, leur version du rassemblement humain, écrit à ce sujet Alice Gaillard dans Les Diggers : une scène ouverte où le public puisse se libérer en libérant les autres. » (P. 86). Ce happening, qui eut lieu le 24 février 1967, se présentait comme un « happening environnemental communautaire de 72 heures ». Il se déroula aussi dans une église consacrée de San Francisco. L’hospitalité ici est absolue, auraient pu dire, à son propos, les philosophes Derrida et René Schérer. Le récit, qu’en a fait Emmett Grogan dans Ringolevio, me fait aussi penser au premier tableau du roman de Klossowski Les Lois de l’hospitalité, dans lequel sa personnage principale, Roberte, se retrouve à minuit dans une église.

Les Lois de l’hospitalité
Dans ce livre remarquable de Klossowski (le frère du peintre Balthus), Roberte est une femme bourgeoise qui se prête à la curieuse monomanie d’Octave son mari : Octave voudrait faire l’amour à Roberte sa femme, la posséder, et, dans le même temps, la découvrir au lit avec un autre homme, et ainsi éprouver le sentiment d’être son mari et l’hôte de passage dans le lit avec sa femme. En somme, une seconde, prendre par effraction, être à la fois le mari comblé, mais aussi cocu, ainsi que l’amant épris d’elle. Naturellement, un tel événement est impossible, mais le simulacre n’a pas à durer plus d’un instant pour combler le désir d’un monomane. Il trouve aussi chez lui son intérêt dans la monotonie de la répétition des tableaux pornographiques.
L’église méthodiste de Glide, dans laquelle a eu lieu Le Cirque invisible, se trouvait à San Francisco dans le quartier mal famé de Tenderloin où se côtoyaient quotidiennement des prostituées et des homosexuels. La jeune étudiante Natural Suzanne (alias Siena Carlton-Firestone), qui était à l’époque la compagne d’Emmett Grogan, se souvient de l’une des rencontres que les Diggers ont eue avec l’un des pasteurs de Glide afin de planifier le festival : « Je me souviens qu’au stade de la planification [du festival], déclare-t-elle dans une interview sur le mouvement des Diggers. Nous sommes allés à l’église de Glide et nous avons rencontré son second responsable… Nous étions dans son bureau et il nous a montré sa collection de godes… Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé. Je n’avais jamais entendu parler d’un gode auparavant, je ne savais pas ce que c’était… Le seul dont je me souvienne, quand on le regardait, ça ressemblait, d’un côté, à une nonne, et si on le tournait, on avait un pénis. [Rires] C’était assez choquant. J’étais alors une personne très naïve. Nous sommes ensuite allés à un dîner gratuit organisé par l’église de Glide. Après avoir fait la queue pour notre nourriture, je me souviens avoir dit à Emmett : Je n’ai jamais vu de femmes aussi grosses auparavant. Et il a dit : Ce sont des hommes ! J’ai dit quoi ? ils portent des talons hauts ! C’était vraiment bizarre. Les gens qui dirigeaient cette église étaient définitivement à la marge. »[17]
Naturellement, les Diggers n’avaient alors pas raconté aux révérends de Glide les nombreuses attractions gratuites qui allaient se dérouler dans leur église. La performance interactionniste et multimédia du Cirque invisible composait une harmonie fouriériste, un phalanstère en somme digne du Nouveau Monde Amoureux de Charles Fourier, soit une orgie qui rassembla 5000 personnes environ. On entrait dans l’église de Glide en empruntant un ascenseur, au niveau du portail, qui amenait au sous-sol dans un couloir obscur ; le public l’empruntant devait traverser une marée composée de six centimètres de débris en plastique, comme dans un château hanté de fête foraine, jusqu’à la cafétéria de l’église où une énorme vasque de punch au lsd l’attendait. Des groupes de rock, une conférence très sérieuse de sexologues qui fut dérangée par une litière à baldaquin portée par des esclaves égyptiens, et sur laquelle un jeune couple faisait l’amour jusqu’à l’arrivée intempestive d’effeuilleuses, ou bien la poète Lénore Kandle lisant son Love Book alors censuré en Amérique. Enfin, il y avait le tout jeune poète Richard Brautigan se démenant avec des amis journalistes, et passant d’un groupe à l’autre de hippies, d’étudiants, de prostitués des deux sexes ou de membres très sérieux de la New Left, ou de la municipalité de San Francisco, pour rédiger des articles sur des journaux gratuits couvrant les événements, de ces faits et gestes composés par le public et diffusés, au moyen d’une Gestetner (l’ancêtre de nos rotatives actuelles) dans l’église de Glide et ses proches environs, heure après heure. Désormais, le public était l’événement proprement dit du cirque qu’il réalisait, le spectateur était devenu acteur.
Ici, je reproduis une partie de la description du happening The Invisible Circus par Emmett Grogan dans son autobiographie Ringolevio. Je n’ai, pour ma part, jamais lu plus belle ekphrasis, proche, en un sens, de certains passages sur l’ « harmonie universelle» de La théorie des quatre mouvements de Charles Fourier ou de certains textes de Baudelaire ou de Rabelais :
« L’ensemble, raconte Emmett Grogan, évoquait furieusement le plateau de quelque irréel et improbable rêve mouillé de Fellini, et se poursuivit ainsi, dans un inextricable entrelacs de visions et de sons tissant une surréaliste et mélodieuse harmonie, et tout le monde s’activait, regardait, s’imprégnait de tous les détails du spectacle, sans que personne n’ait peur, bien au contraire, tout le monde riait joyeusement ; de temps en temps, un cri retentissait, on imposait immédiatement le silence, tout se figeait l’espace d’un instant, le temps que le blagueur ou la blagueuse qui avait crié se trahisse d’un éclat de rire, et tout reprenait son cours normal, dans les lamentations d’une musique aussi sourde que des sanglots qui paraissaient gémir pour quelque âme perdue, et les visages dodelinants montaient et redescendaient dans la sensuelle parade amoureuse d’une liberté retrouvée, transformant toute l’affaire en un rabelaisien, pantagruélique, foutral, jouissif et hilarant moment d’éternité. »[18]
Le révérend Cecil Williams appela, naturellement, la police au bout de huit heures, sa patience était à bout…
Que devient alors l’émancipation des corps revendiquée par mai 68 dans la société du spectacle actuelle ? Dans un article « La performance critique et la pornification de la vie. Post-scriptum au demi centenaire de mai 68 », paru en 2018 lors du cinquantenaire de mai 68 dans la revue Lignes, le philosophe bulgare Boyan Manchev a montré que notre frustration à ne pas avoir eu accès à la révolution sexuelle est indissociable de la vague néo-puritaniste que l’on subit actuellement. Boyan Manchev affirme à ce sujet : « Au bout du compte la nature disciplinaire du discours critique et la nature de contrôle des réseaux onto-médiatiques (une société de contrôle auto-régulatrice ?) ne fait que révéler la pauvreté du désir, réduit de plus en plus à un capital social, au détriment des nouvelles techniques existentielles, élargissant l’horizon des formes de vie. Dans tous les cas, le nouveau puritanisme est indissociable de la frustration généralisée et répressive du désir : l’ontomédiatisation néolibérale signale l’épuisement de la puissance matérielle du désir et donc de la vie. »[18]
Désormais la frustration de ne pas être Casanova ni de participer au Cirque invisible épuise la masse des spectatrices et des spectateurs, vouée aujourd’hui à leur image spectrale sur les écrans et aux sites pornographiques sur Internet, au point que certains se détournent, blasés, dégoûtés, en pleine abréaction. Nombre d’entre eux deviennent hostiles, demandant, à coup de bashing, un retour à un « ancien régime », à Vichy, ou à une nouvelle chasse aux sorciers et sorcières. La société civile néo-puritaine remplace l’appareil répressif de l’Etat qui la laisse faire, heureux qu’elle se charge de ses sales besognes. Voilà où nous en sommes encore réduits : à ce que le poète Bernard Noël appelait, dès 1975, la Sensure, soit la censure des textes et des esprits par le bruit entropique. Et ce bruit, qui a plus de cinquante ans maintenant, est de plus en plus incessant…
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Bruno LEMOINE
Écrivain
Récits : Matachine et L’après-journal Nijinski aux éditions al dante.
Anthologie de poésie contemporaine : « L’homme approximatif », (Livre + Film DVD avec l’écrivain François Dominique) aux éditions Al dante.
Poésie contemporaine : revues Action poétique, Nioques, Le Bout des bordes, journal Res Poetica, Do©ks… Réalisation de la revue poésie et art The Black List.
Essais, articles divers : revues Inter art actuel, La Revue des Ressources, Politique de l’auteur
“Pour une hantologie du cinéma“, éditions La Nerthe, décembre 2023